#Roman francophone

Avant que naisse la forêt

Jérôme Chantreau

Marié à une jolie rousse, père d'une petite fille, Albert vit paisiblement au bout du RER parisien. Un jour qu'il traîne au lit avec sa femme, il laisse le téléphone sonner. Le répondeur se déclenche : sa mère est morte. Albert décide de faire le point et s'enferme seul avec l'urne maternelle dans la propriété familiale de Mayenne, une grande maison cerclée de plusieurs hectares de bois. Une idée l'obsède : trouver une chanson pour la cérémonie funèbre – une chanson qui dira à tous, et mieux que n'importe quel discours, qui était cette femme sensible et indépendante. Mais une nuit, il est réveillé par des bruits étranges. Dans l'aile ancienne du bâtiment, les murs chantent…  Les échos font revenir le passé. Et puis, il y a cette légende familiale qui dit qu'un ermite erre dans la forêt. Commence alors la lente remontée des souvenirs, et avec elle, celle des secrets d'une mère que seul un fils pouvait entendre.

Par Jérôme Chantreau
Chez Editions Les Escales

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Genre

Littérature française

À Jacqueline, ce bouquet de frêne
À Charlotte, Louise, Perceval et Christelle


« Une minute d’attention aux choses, elles deviennent fantastiques et incompréhensibles ; dangereuses, menaçantes, irréelles. »
Alexandre Vialatte


1

 

C’est arrivé un 15 août. Chez nous, le jour de la Vierge est la plus importante des fêtes du calendrier. La figure de Marie est partout. Mon grand-père, qui avait toutes les raisons de ne plus être chrétien après avoir été brûlé vif dans les tranchées de la Somme, ne croyait qu’en elle. Son côté homme à femmes. Il y a une statue de la Vierge dans une niche, au milieu des rosiers du jardin, une autre à l’angle sud de la maison, sous la vigne vierge, et des médailles miraculeuses de Lourdes sous les premières pierres des fondations. Nous vouons également un culte à sainte Blandine dont on a dû me raconter vingt fois le supplice. Enfant, je pensais que Dieu était une femme, que les cieux étaient peuplés de saintes suppliciées, et j’imaginais leurs poitrines dressées contre les fauves, dans la lumière poussiéreuse des arènes de Lyon. Tout était femme : déesses, sorcières ou divinités. Et j’étais convaincu qu’elles rôdaient autour de la maison pour nous protéger.
Ma mère était une Parisienne dont les racines avaient poussé là, en Mayenne, dans le bocage normand, le nord du pays chouan, une terre d’élevage parsemée de bois, jalonnée de châteaux habités par d’antiques tribus peu inquiètes du progrès et du temps qui passe. Toutes ces familles, dont la mienne, avaient appliqué le même schéma : le travail en ville et les racines à la campagne, une part sociale, une part sauvage. Et un sens inné du naufrage.
Nous étions, pour notre part, la branche cadette d’une branche benjamine d’une famille d’assez haute noblesse. Notre lignée, ne produisant que des femmes, avait lentement délavé, par le mariage, le bleu de notre sang. Après la mort de mon grand-père, il ne restait qu’une poignée de femmes assignées à résidence au cœur d’une forêt de chênes, de hêtres, de châtaigniers, d’alisiers (mes préférés), de frênes, de trembles, de robiniers faux-acacias, d’érables champêtres, de poiriers et de pommiers sauvages, de merisiers et d’aubépines et d’une dizaine d’autres essences. Une lignée de femmes dont je suis le seul garçon. Ce qui offre bien des avantages. Tant qu’on accepte de servir la forêt.

 

 

2

 


Je suis arrivé dans la soirée. Tout le monde était plus ou moins couché. Personne n’avait envie de s’étendre sur ses sentiments. J’ai fumé une cigarette avec ma tante, dans le salon qui semblait pour le coup encore plus grand et encore plus vide. Étrangement, on n’avait rien à se dire, alors je suis allé retrouver ma chambre d’enfant, mon lit en osier, les fissures au plafond.
Première nuit. Impossible de dormir. Je n’ai qu’une chose en tête : ma mère est morte. Je ne dis pas « maman » et je ne dis pas « partie ». Maman n’est pas partie. Où aurait-elle pu aller ? Quand ma mère partait, elle revenait toujours. Elle est morte, c’est tout.
La longue maladie, lente et humiliante pour tous, a duré une année. J’avais fait quelques allers-retours à Paris, trop peu d’après ma tante qui la veillait jour et nuit. Je prétextais une famille, un travail. Mais au fond d’une forêt mayennaise, ma mère était en train de se décomposer. La vérité n’est pas plus compliquée. J’étais terrorisé à l’idée de voir la mort, sous forme de bubons, ramper sur son corps. Ma sœur et ma tante étaient de bien meilleures personnes que moi, beaucoup plus à même de faire ça. Ça quoi ? S’occuper de ma mère, l’accompagner jusqu’au dernier souffle. Ma tante a tenu le coup avec un goût du sacrifice qui est l’un des traits de caractère familiaux. Au commencement, on se sacrifie par amour. À la fin, toutes les deux, elles se détestaient.

La nuit poursuit sa lente procession. C’est à moi qu’il revient de monter la garde, maintenant. Le premier lot de l’héritage, c’est l’insomnie familiale. Je ne dormirai plus, en tout cas pas ici, pas dans cette maison. Par la baie vitrée, je vois la voûte céleste blanche d’étoiles, plus lactée que n’importe quel autre ciel. J’ai toujours pensé que c’était grâce à cet air si particulier que l’on respire en forêt, cet air qui purifie l’atmosphère et enivre les poumons jusqu’à provoquer des pensées délirantes.
Je me promène nu, d’une pièce à l’autre. Je fais semblant de vérifier que les portes et les fenêtres sont bien fermées, mais en réalité je rôde, narines ouvertes ; je retrouve l’instinct des forêts.

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25/08/2016 218 pages 17,90 €
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