Editeur
Genre
Littérature française
Pour Léopold, le magnifique.
PREMIÈRE PARTIE
Il ne faut pas s’offusquer que les autres nous cachent la vérité,
puisque nous la cachons si souvent à nous-mêmes.
François de La Rochefoucauld
1
NEW YORK, JANVIER 2009
Quelques heures avant d’enterrer sa mère, Leonard crut entendre le râle d’un animal à l’agonie. Il se redressa dans son lit, à l’affût, mais comprit assez vite que le vent de Manhattan lui jouait un mauvais tour. Nulle plainte, il ne s’agissait que de rafales. Incapable de se rendormir, il se leva lentement pour ne pas déranger Alice.
Il enfila un caleçon et descendit l’escalier. Au salon, il tourna un peu en rond, puis se posta à la vitre glacée du bow-window. La neige s’abattait sur Bedford Street comme si elle n’allait jamais s’arrêter. À l’horizon, il n’y avait plus ni bitume, ni voitures, ni arbres, ni bornes à incendie, juste un dénuement insondable qui donnait une impression de lévitation. Généralement, les New-Yorkais aiment voir leur ville tapissée de flocons. Ils la jugent alors propre, lisse, comme délivrée des figures angulaires, droites et rigides, qui forment son architecture. Face à tout ce blanc, Leonard avait plutôt en tête l’image d’un drap mortuaire.
« Maman est morte. » Il ne savait pas encore de quelle manière cette disparition l’affecterait. Il étouffait – cette souffrancel’empoignait, le désintégrait –, mais l’instant d’après il se persuadait que son décès était dans l’ordre des choses. De façon générale, il ne s’attardait jamais sur les moments d’angoisse. Il menait une vie sous contrôle. Il fallait « enterrer les morts et réparer les vivants ».
Alice et lui avaient eu la chance d’acquérir une maison en plein cœur de Greenwich Village quand le marché était bas. La chambre se situait au premier, dans la pièce contiguë au bureau. Le second étage demeurait le domaine des garçons. Mais maintenant qu’ils étudiaient loin de New York, l’un à Berkeley, l’autre à Boston, ils vidaient les lieux lentement, vêtement après vêtement ; et Leonard mesurait chaque jour le vide qui s’installait dans son foyer. Il n’était absolument pas préparé à ce silence. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir Luke et Tom bébés, puis gamins, puis ados. Il n’avait pas cessé d’être occupé ces vingt dernières années, jamais vraiment disponible entre le travail à l’hôpital et les colloques qui le menaient aux quatre coins du pays. Les week-ends, les vacances et les années s’étaient enchaînés. La maison semblait tellement plus grande depuis que ses fils s’inventaient d’autres territoires. Le temps avait filé si vite. Comme il aimerait entrer dans leur chambre, là, maintenant, se pencher sur leur oreiller, vérifier s’ils respiraient bien. Il n’avait pas bavardé baseball avec eux depuis des siècles. Qui des Yankees ou des Mets referait surface cette année ?
Il inspira profondément et peigna de la main sa chevelure emmêlée. Dehors, une voiture passa paisiblement au ralenti. Il eut le temps d’observer la silhouette féminine au volant. Une idée chassa l’autre… Comme le sillage de cette Volvo coiffée de poudreuse, sa mère ne laisserait pas de trace. Des amis seraient touchés par sa disparition, des voisins éprouveraient de la tristesse, ses enfants et sa femme auraient de la peine pendant quelques mois, cependant, à la longue, il serait seul à vraiment la regretter. Dora n’avait pas d’autre famille, de mari ou d’amant. Elle était une retraitée aimée, respectée, mais les gens accepteraient sans difficulté son départ. Elle deviendrait un souvenir vague, puis un néant. Dans son existence, quelle place allait occuper celle qui l’avait mis au monde ? Il se disait qu’une vie toute neuve commençait. Sans aucun lien avec le passé. Il n’était plus un fils, juste un père, un mari, un ami. Et puis, dans l’ordre des choses, le prochain sur la liste, c’était lui. Combien de temps lui restait-il ?
Extraits
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