#Roman étranger

La pièce obscure

Isaac Rosa

Directement inspiré par les événements de l'Espagne contemporaine, le roman La Pièce obscure raconte l'histoire d'un groupe d'amis, bien installés dans la démocratie naissante après la mort de Franco et la société de consommation qui la caractérise, qui louent un local dont ils transforment le sous-sol en pièce noire dans laquelle ils se livrent à de nouvelles formes de relations, notamment sexuelles et hédonistes, protégés par l'anonymat que leur offre l'obscurité absolue. Rapidement, la pièce obscure se transforme en refuge, en rempart dressé contre les répercussions de l'évolution de la société et la crise que ces jeunes gens n'attendaient pas. C'est la perte des illusions que raconte ce roman, à travers le bilan de quinze années qui aboliront toutes certitudes et obligeront les membres du groupe à une douloureuse réflexion sur eux-mêmes.

Par Isaac Rosa
Chez Christian Bourgois Editeur

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Genre

Littérature étrangère

À María, pour toute la lumière.

Et à Elena Ramírez, qui lorsqu’elle lit éclaire.

 

UN

Ne reste pas là. Allez, entre, nous sommes tous en bas. Derrière le rideau, la porte : elle est ouverte, tu n’as qu’à la pousser, sentir sur ton dos le poids du tissu qui se referme et laisse derrière lui la faible lumière du couloir. La porte cède sans effort, tu avances de deux pas, tu as l’impression que l’obscurité, âpre, s’est solidifiée sur ton visage, mais non : c’est le second rideau, qui pend à une tringle en demi-cercle pour ne pas gêner la course de la porte. Cela semble exagéré, deux rideaux, toutefois c’est la seule façon pour nous d’être sûrs que ne filtre pas le moindre trait de clarté lorsque quelqu’un entre dans la pièce obscure, ou en sort. C’est une étoffe d’un seul pan, cesse de la manipuler pour te frayer un passage : tu ne peux la franchir que par les côtés, comme on accède à un temple. Une fois entré, tu cherches des repères sur le mur le plus proche : tu poses la main sur la surface moelleuse. De là, tu peux continuer en suivant le périmètre, sans lâcher la cloison ; ou bien faire quelques pas vers le centre de la pièce, mains en avant. Aucun risque de te cogner contre un meuble, tu le sais, tout le mobilier se limite à trois matelas alignés contre le mur du fond, deux divans sur les côtés. C’est à cause des occupants de la pièce obscure qu’il est prudent de marcher mains en avant, pour ne pas les heurter. Bien que nous ne sachions jamais combien d’entre nous sont déjà à l’intérieur, s’il y a quelqu’un dans un coin ou si on est le premier à entrer, aujourd’hui nous sommes presque tous là. Cherche ta place, trouve un morceau de mur où personne ne soit déjà appuyé, palpe au passage les corps assis par terre comme des rochers regroupés, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tête après la dernière que tu auras touchée, laisse-toi tomber sur place, referme le cercle. Ne parle pas, ne pose pas de questions, nous savons qu’aujourd’hui est un jour spécial, différent, mais personne n’a voulu rompre le silence, qui dès le premier jour a été inséparable de l’obscurité. Nous sommes tous entrés comme si c’était un jour comme un autre : séparément, nous avons laissé nos chaussures dans le couloir, nous avons à peine agité l’air de l’intérieur en ouvrant le rideau, nous avons cligné des yeux dans le vide, reçu sur la peau cette chaleur dense qui nous a toujours électrisés. Certains d’entre nous ne sont pas venus depuis longtemps, en arrivant ils ont le réflexe, un réflexe de débutant, de tourner la tête dans toutes les directions pour chercher ce trait de lumière minimal dont les pupilles ont besoin pour reconstruire le monde, pour donner une limite à l’espace, seulement il n’y a rien. L’obscurité n’est pas absolue, nous savons que cela n’existe pas, c’est notre œil qui ne parvient pas à voir cette lumière minimale qui demeure même au fond de l’abîme le plus profond comme un éclat résiduel et indestructible. C’est ce qui ressemble le plus à l’absolu, nous avons beau avoir essayé, nous n’avons jamais vu une telle obscurité nulle part : chez nous, où même si nous fermons les persiennes, tirons portes et rideaux il y a toujours un rai de lumière qui filtre, qui excite les pupilles, qui s’élargissent, finissent par distinguer quelque chose, un volume, une ombre plus épaisse que les autres. Ici, non. Le silence n’existe pas, lui non plus, en termes absolus, nous le savons, malgré tout ce que nous avons pu faire pour insonoriser la pièce obscure. Quand tu te seras bien installé par terre, quand cessera le frôlement de vêtements, le craquement d’articulations avec lesquels tu nous as assourdis depuis que tu es arrivé, tu comprendras pourquoi nous ne parlons pas aujourd’hui non plus, pourquoi, malgré tout ce que nous avons à nous dire, nous avons préféré préserver ce silence qui n’est jamais complet : même quand nous étions seuls ici dedans, quand il n’y avait ni respiration proche, ni frôlement, ni claquement de langue ni déformation de matelas, c’était notre propre corps qui faisait vibrer le fond de notre oreille : respiration, pouls, gargouillis d’intestins, bourdonnement de l’organisme amplifié quand l’oreille ne trouve pas de son extérieur auquel se prêter, et se tourne alors vers l’intérieur et cherche. Aujourd’hui, nous voulons épuiser ce silence jusqu’au dernier instant, car l’heure est aux adieux, tu le sais : tout s’achève, c’est la fin de la pièce obscure, alors, pour la dernière fois, profite de l’absence de lumière, de son, aspire avec force avant de perdre cette odeur que la mémoire retiendra un certain temps quand nous sortirons : un amalgame des nombreuses odeurs qui épaississent l’atmosphère renfermée, cet air piquant qui se glisse dans le nez quand on franchit le second rideau, accumulé depuis des années comme une énorme boule de vieux chiffons que nous reconnaîtrions un à un si nous parvenions à les séparer, à les isoler. Aspire avec force car nous ne la sentirons plus jamais, c’est la fin : aujourd’hui le temps se replie sur lui-même, c’est une feuille pliée en deux moitiés pour que début et fin se superposent, pour que ce dernier jour coïncide avec le premier après-midi où nous étions comme aujourd’hui tous réunis : assis en cercle, muets, donnant cette fois-là la bienvenue à la pièce obscure avec la même ferveur que pour lui dire adieu aujourd’hui. Temps replié, ou plutôt temps circulaire, comme si nous étions revenus à la case départ, comme si un clin d’œil avait duré quinze ans, qu’en fait nous n’avions jamais bougé d’ici. Le souvenir éclate au centre de la pièce, il nous traverse comme une crampe partagée. Bien que nous ne le disions pas, il nous semble que cela ne fait que deux secondes que nous avons éteint la lumière pour la première fois, comme si c’était cet après-midi même et non l’après-midi lointain où nous avons sorti dans le couloir les vieilles chaises, les rossignols poussiéreux que les précédents locataires y avaient laissés, où nous avons aveuglé avec une planche la petite fenêtre d’aération, collé des rubans isolants sur les fentes, percé le mur pour fixer les tringles à rideaux, obturé l’interstice sous la porte avec une baguette, ôté les têtes des clous, raboté le plancher, agrafé des plaques de mousse sur les murs, coupé des segments sur mesure pour en couvrir les derniers recoins. Nous nous étions arrêtés devant les glaces, deux grands panneaux qui occupaient la moitié d’un des murs depuis l’époque où ce sous-sol accueillait un cours de danse du quartier : nous nous étions demandé qu’en faire, les enlever ou les laisser ; il y avait eu des arguments superstitieux pour les décrocher ou les recouvrir de plaques, mais nous avions finalement décidé de les laisser parce que nous trouvions excitant d’entrer dans une pièce obscure, de nous savoir reflétés, bien que durant toutes ces années, sauf quand une main en effleurait la surface froide, nous ne nous soyons jamais souvenus qu’il y avait là un miroir mort, que nos mouvements se dupliquaient en noir. Mais aujourd’hui, oui : aujourd’hui nous pensons à ces glaces comme si elles n’étaient pas restées estompées pendant quinze ans, comme si cela ne faisait qu’une seconde que nous avons cessé de les voir, juste avant d’éteindre la lumière, après avoir renforcé les agrafes des murs, consolidé les scellés des fentes, étendu les tapis, installé les divans et les matelas, allumé une torche qui avait agrandi nos ombres sur les murs et nous avait permis d’enlever le tube fluorescent du plafond, pour tout réexaminer aussitôt : nous avions passé la paume de la main sur le sol, les panneaux d’isolation pour déceler les aspérités où nous pourrions nous écorcher ; nous avions étendu les tapis avec soin et les avions cloués au parquet pour éviter des plis qui nous feraient trébucher ; une fois tout vérifié, nous avions fermé la porte, tiré le rideau intérieur. Nous nous étions regardés les uns les autres, répartis dans la pièce comme nous le sommes maintenant, peut-être qu’en y entrant aujourd’hui nous nous sommes inconsciemment assis à l’endroit même que nous occupions le jour de l’inauguration, quand la torche nous a éblouis en nous identifiant dans son parcours circulaire, comme si elle nous disait adieu un par un. La glace nous avait renvoyé un éclat, son dernier mot. Alors nous avions éteint la lumière, une lumière qui n’a pas été rallumée depuis lors, que nous attendons maintenant comme si d’un moment à l’autre elle allait nous éclairer pour refermer le cercle, plier la page, replier le temps, compléter la symétrie qui devrait nous conduire, comme dans une moviola inversée, à nous mettre debout, à tirer le rideau et ouvrir la porte, à réinstaller le tube fluorescent au plafond, déclouer les tapis, sortir les divans et les matelas, arracher les plaques de mousse qui isolent les murs, décoller les rubans des fentes, libérer la petite fenêtre, dévisser la tringle du rideau, tout retirer et remettre dans la pièce les vieilles chaises, les rossignols poussiéreux qu’elle a jadis emmagasinés, avant de sortir dans le couloir, de refermer derrière nous la porte que nous avions ouverte ce jour-là.

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trad. Jean-Marie Saint-Lu
08/09/2016 288 pages 19,00 €
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