1.
Martin fixait d'un regard soucieux les quatre caisses de vinyles dans l'angle du salon. Deux enceintes, une platine et un ampli étaient posés par terre à côté, leurs câbles drapés de moutons ; il avait vendu le meuble hifi trois semaines plus tôt. Les disques pesaient beaucoup trop lourd pour qu'il les prenne sur le vol pour l'Iran et il ne leur donnait guère de chances s'il les expédiait par voie de surface. Il avait bien envisagé de les entreposer, comme pendant son séjour au Pakistan, mais après un mois passé à vendre son mobilier et à jeter son fourbi, il voulait terminer le processus : atteindre le point où il pourrait décoller de Sydney sans emporter de clé, ni rien laisser derrière lui.
Il s'accroupit près des caisses pour effectuer un comptage rapide. Deux cent quarante albums. Leur substituer des téléchargements coûterait plus de deux mille dollars. Ça lui paraissait exorbitant pour en rester au statu quo, à quelques rayures et crissements près. Il pouvait se contenter de remplacer ses préférés, mais il trimballait ces caisses depuis des décennies sans rien y retrancher. Elles relevaient de son histoire personnelle – un journal rédigé en listes de titres et en notes de pochette, qui comprenait bon nombre de choix gênants mais qu'il ne voulait ni oublier ni renier. Réduire sa collection se serait apparenté à du révisionnisme ; il savait qu'il ne dépenserait plus jamais un rond sur Devo, les Residents ou les Virgin Prunes, mais il refusait d'arracher des pages à son journal pour prétendre qu'il n'avait, durant sa jeunesse, fréquenté que des cadors comme Elvis Costello et les Smiths. Plus obscur, douteux, voire honteux serait l'album, et plus Martin y perdrait en l'excisant de son passé.
Sachant ce qu'il avait à faire, il se maudit de ne pas s'être lancé plus tôt. Normalement, il aurait retourné le web afin de déterminer les pours et les contres des diverses méthodes, puis passé une semaine sur les choix disponibles, mais là, il manquait de temps. Ces quatre caisses contenaient près de sept jours de musique en continu et il décollait dans une quinzaine. Ça n'avait rien d'impossible, mais ce serait juste.
Il sortit de l'appartement et alla frapper deux portes plus loin dans le couloir.
« J'arrive ! » lança Alice d'une voix ronchonne. Trente secondes plus tard, elle lui ouvrait, coiffée d'un chapeau à large bord, comme si elle se disposait à braver le soleil de l'après-midi.
« Salut, je ne te dérange pas ?
— Non, non. Entre. »
Elle le précéda au salon et lui désigna un siège. « Café ? »
Il secoua la tête. « Je ne te retiendrai pas longtemps. Il me faut juste un conseil. Je vais sauter le pas et transférer mes vinyles sur l'ordi… »
Elle marmonna une réponse dans laquelle Martin comprit « audace ».
« Pardon ? demanda-t-il.
— Télécharge Audacity, c'est le meilleur logiciel. Branche le préampli de ta platine sur ta carte son, enregistre ce que tu veux, sauvegarde-le en fichiers WAV. Pour diviser tes faces d'album en pistes séparées, il faut procéder manuellement, mais c'est facile. » Elle prit un bloc sur la table basse pour gribouiller quelques lignes sur un feuillet qu'elle arracha et lui tendit. « Utilise ces options-là, tu te simplifieras la vie si tu décides de tout graver sur CD par la suite.
Extraits
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