Editeur
Genre
Littérature française
J’aurais pu, tant mon esprit fatigué se réfugiait dans le mensonge, finir par affirmer que rien n’avait eu lieu : il n’est pas plus absurde de nier le passé que d’engager l’avenir.
Marguerite Yourcenar,
Alexis ou Le Traité du vain combat
Nul, depuis vous, n’a osé cultiver cette terre désolée, ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages ; vos vergers sont détruits ; vos oiseaux sont enfuis et on n’entend plus que les cris des éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin de rochers.
Bernardin de Saint-Pierre,
Paul et Virginie
UNE HISTOIRE
La maison, ou ce qu’il en reste, surplombe la vallée ; ses fenêtres, quatre grands yeux vides, veillent, à l’est du massif des Trois-Gueules.
Les Fontaines, ce village minuscule, tachent le paysage, morceau de craie dérivant au cœur d’une mer végétale et calcaire. La forêt crache les hommes comme des pépins, les bois bruissent, des traînées de brume couronnent leurs faîtes au lever du soleil, la lumière les habille. À l’automne, des vents furieux secouent les arbres. Les racines émergent alors du sol, les cimes retournent à la poussière, le sable, les branches et la boue séchée s’enlacent en tourbillons au-dessus des toits. Les fourmis s’abritent dans le ventre des collines, les renards trouent le sol, les cerfs s’enfuient ; les corbeaux, eux, résistent toujours à la violence des éléments.
Les hommes, pourtant, estiment pouvoir dominer la nature, discipliner ses turbulences, ils pensent la connaître. Ils s’y engouffrent pour la combler de leur présence, en oubliant, dans un terrible excès d’orgueil, qu’elle était là avant eux, qu’elle ne leur appartient pas, mais qu’ils lui appartiennent. Elle peut les broyer à la seule force de sa respiration, elle n’a qu’à frémir pour qu’ils disparaissent.
Les Fontaines.
Je vous parle d’un endroit qui est mort mille fois avant mon arrivée, qui mourra mille fois encore après mon départ, d’un lieu humide et brumeux, couvert de terre, de pierre, d’eau et d’herbe. Je vous parle d’un endroit qui a vu des hommes suffoquer, des enfants naître, d’un lieu qui leur survivra, jusqu’à la fin, s’il y en a une.
Je suis né dans une église. Une église de grande ville. Je mourrai dans une église. Une église de village. Celle des Fontaines. Plantée au milieu. Je m’appelle Clément, je suis vieux, comme tous les hommes d’Église. Et comme tous les hommes d’Église, je n’ai pas d’histoire ; j’ai abandonné la mienne pour entendre quotidiennement celles des autres. Mais la plus étrange, la plus terrifiante, l’histoire qui m’a empêché de dormir la nuit, qui m’a meurtri, moi, l’homme sans passé, celui qui marche sans bruit, rassure sans toucher, écoute sans souffler, l’histoire qui a effacé toutes les autres, c’est celle d’une famille. Elle n’était ni la plus riche, ni la plus puissante, ni la plus aimée du village, mais comme la plupart des familles, elle s’était construite sur les faiblesses des uns et les silences des autres, sur les malheurs qu’on veut oublier et les craintes de l’avenir. Elle portait les reliques du passé de ses membres, jusqu’au jour où ces traces ont explosé, inondé les rumeurs et les chuchotements, au plus profond de la vallée.
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