#Roman francophone

Demande à la nuit

Anne Laure Jaeglé

Les chaînes se brisent, mon corps fond. Chacune des marches métalliques me rend plus légère. Là-haut, un millier d'inconnus s'agitent sous la lumière stroboscopique de ce gigantesque théâtre. Ici au moins, personne ne me demande ce que je deviens.

Par Anne Laure Jaeglé
Chez Editions la ville brûle

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Genre

Littérature française

« And when our worlds they fall apart

When the walls come tumbling in

Though we may deserve it

It will be worth it. »

 

Depeche Mode

 

 

7 janvier 2013

It’s in Rain, Redshape

« Elle est vivante au moins ? Elle respire encore ? » Légère excitation dans la voix de Maud, qui se nourrit de la détresse des autres. Un réflexe, tout comme il m’arrive, en club, de me réjouir à la vue d’une overdose, rassurée qu’il y ait pire que moi.

Je m’extirpe doucement du lit, de ce demi-sommeil vertigineux et nauséeux. J’ai fondu sous ma couette, vidée de toute énergie, la pression de mon crâne m’empêchant même de mater un film, hantée par les images d’une dune qui avance, le sable ondulant tel un serpent pour m’ensevelir – comme lorsque j’avais de la fièvre, gamine.

Choc à la vue de mon téléphone : cinq jours sont passés. Onze appels de Dani, inquiet pour les 4 000 boules que je lui dois. Encore chancelante, j’enfile ma doudoune par-dessus mon sweat trempé de sueur, je rentre le bas de mon pyjama dans mes Docs et je sors. Dani m’attend à sa porte, le visage dépourvu de son habituelle et scrupuleuse décontraction. « Qu’est-ce qui t’est arrivé à Nouvel An ? Je t’ai jamais vue comme ça ! » Je lui explique. Les grandes lignes.

« Jamais de méthox ! s’exclame-t-il. Tu prends tout à l’intérieur. Autant laisser tout le monde te chier sur la tête. »

19 janvier 2013

Je suis incapable de me concentrer sur quoi que ce soit. Impossible de connecter mes pensées entre elles. Impossible d’écrire un mail. Tout sonne faux. Je remanie sans cesse des mots dépourvus de sens. Quelque chose a rompu en moi. Pensées suicidaires qui ne me ressemblent pas. Au moins je n’ai rien tapé depuis trois semaines.

Je fixe la déco de ma chambre, la tranche des livres. De moi, ne reste qu’un concept. Une complète inconnue. À genoux sur le parquet, je dresse une liste. Trois colonnes. Ce que je sais faire/ ce que j’aime faire/ qui j’aimerais être.

Maud est au téléphone dans le couloir. « Les lignes sont comment ? Trop grosses ou trop petites ? » Sa manière de demander si, au Pano, la musique est si bonne qu’on se défonce par simple gourmandise, ou si au contraire on se fait iéch et qu’on trouve qu’il n’y en a jamais assez.

Elle raccroche et entre dans ma chambre, vêtue du duffle-coat bleu marine qu’elle portait à l’âge de quatorze ans, heureuse de sa silhouette affinée chaque semaine davantage par la teuf, une écharpe de laine rabattue sur son carré court et impeccablement lissé de petite fille modèle.

« Il y a de nouvelles toilettes au Berghain, il faut que j’aille vérifier ça ! », m’annonce-t-elle avec autant d’enthousiasme que si les travaux avaient été effectués dans son propre appartement.

Maud ne comprend pas que sa manière de se montrer forte et insatiable la rend impardonnable aux yeux des autres, qu’ils attendent d’elle bien plus de force que ce dont elle est réellement capable. Elle se débarrasse de ce besoin lancinant d’amour en parlant de sexe crûment, baisant avec des hommes dont elle se fout comme de l’an quarante, mais à qui elle offre tout d’emblée, une routine maniérée de film porno, un programme qu’elle uploade lorsque les vêtements tombent et qui lui a offert la réputation d’être un des meilleurs coups de Berlin tout en lui permettant de maintenir l’autre à distance, dépitée par la suite d’être cette fille qu’on sexte, celle à qui les mecs whatsappent des photos de leurs érections, photos qu’elle sauvegarde et nous montre avec une fierté embarrassée. Un rôle qu’elle s’est elle-même attribué faute de vouloir jouer le jeu habituel, ces relations en forme de parties de poker où l’on se demande en permanence qui a la main. Ce qui attend aujourd’hui toute fille en mal de sincérité : la photo d’une bite dressée luisant sur l’écran d’un smartphone.

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01/04/2016 223 pages 14,00 €
Scannez le code barre 9782360120772
9782360120772
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