Dans son excellent blog S.I.Lex, Calimaq discute la nouvelle loi, relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, du point de vue des bibliothèques. Il montre que, à l'évidence, les prétendues mesures en faveur des bibliothèques sont vides de tout contenu réel.
Le 23/02/2012 à 15:26 par Clément Solym
Publié le :
23/02/2012 à 15:26
Pour ajouter à ses arguments, s'il en fallait encore, il faut noter que ces mesures ne concernent que les fonds propres des bibliothèques (fonds culturels s'entend, même si la loi et le ministère de la Culture s'intéressent plus aux aspects pécuniaires). Or les éditeurs ont aussi prévu de limiter ces fonds en ne commercialisant que l'accès aux œuvres, et non une copie des œuvres, afin d'éviter à l'avenir toute croissance de ces fonds. C'est explicitement prévu dans la section A de l'accord-cadre, dont le contenu était resté secret.
Apparemment découragé par la domination croissante d'une vision purement mercantile de la culture, Calimaq en vient à douter du droit d'auteur, comme le feront nombre de citoyens devant les abus répétés des intermédiaires des filières culturelles. « Je comprends cette réaction, mais je ne la partage pas ».
Ainsi, Calimaq conclut la première partie de son texte par : « La vérité, c'est que nous sommes arrivés à un stade où toute forme d'accès gratuit à la culture dérange, fût-ce au nom de l'intérêt général, et que l'exploitation commerciale est conçue comme l'alpha et l'oméga en matière de droit d'auteur. Le droit à la culture, à la connaissance et à l'information sont systématiquement balayés face à la toute-puissance de la propriété intellectuelle, conçue comme un dogme que rien ne doit entamer. »
Je suis d'accord avec la première phrase, mais pas avec la seconde.
Cette idéologie d'une culture exclusivement mercantile n'a que fort peu à voir avec le droit d'auteur ou la propriété intellectuelle. Elle a surtout à voir avec une méconnaissance profonde du droit d'auteur, et tout particulièrement de sa spécificité par rapport au copyright. Le droit d'auteur donne autorité à l'auteur sur tout ce qui concerne sa création, mais n'implique nullement de choix particuliers quant à l'exercice de cette autorité. L'auteur est libre. S'il a longtemps choisi de céder ses droits à des commerçants, les "stationers" ou imprimeurs, puis les éditeurs, c'est tout simplement parce que la diffusion de son œuvre vers le public, ce qui est généralement l'objectif de la création, le lui imposait.
Diffuser une œuvre imprimée a un coût et relève donc du commerce. Que l'auteur choisisse d'être également rémunéré ne change pas fondamentalement ce coût ni le modèle économique et donc ne gêne pas particulièrement la diffusion ou les usages de l'œuvre. La rémunération des œuvres a donc longtemps été considérée comme incontournable car elle était la condition de leur diffusion. La protection des droits était une garantie minimum de retour sur investissement pour celui qui prenait le risque d'investir pour diffuser.
Il n'en va plus de même dans le monde de l'Internet, car la diffusion peut être assurée gratuitement. Dès lors, l'auteur peut donc choisir de se faire rémunérer très légitimement pour son travail ou bien de ne pas être rémunéré et de permettre la libre diffusion de son oeuvre pour maximiser son public, ce que souhaitent souvent bien des universitaires. On peut même penser que ce dernier choix serait le choix naturel de l'auteur injoignable d'une œuvre orpheline, puisqu'il est de toutes façons impossible de lui verser une rémunération et que le succès d'audience est le seul intérêt qu'il puisse avoir.
La toute puissance du droit d'auteur n'implique donc nullement le mercantilisme culturel totalitaire que prônent Hervé Gaymard, rapporteur de la loi à l'Assemblée Nationale, ou le ministre de la Culture.
Mais le problème vient peut-être de leur ignorance manifeste du droit d'auteur. C'est typiquement le cas lorsqu'ils font inscrire dans la loi l'obligation pour l'auteur d'apporter « la preuve qu'il est le seul titulaire des droits » (art. L.134-6), alors que l'un des fondements du droit d'auteur est que l'auteur est présumé être titulaire exclusif des droits sur son œuvre : c'est aux autres parties qu'il incombe de faire la preuve qu'il leur a éventuellement cédé certains droits.
De fait Hervé Gaymard a particulièrement bien enfoncé le clou de son ignorance lors de la discussion en Commission des Affaires Culturelles de l'Assemblée Nationale. Discutant deux amendements, 1-AC (L. Tardy) et 24-AC (M. Boulestin), qui voulaient étendre la loi aux œuvres non-commerciales (notamment universitaires), voici la retranscription de la réponse orale de Hervé Gaymard qui montre sans ambiguïté aucune qu'il ne comprend pas, ou a oublié, le rôle premier de cette loi, et donc celui de la société de gestion collective qui va la concrétiser, pour ne s'intéresser qu'à des questions pécuniaires bien éloignées des prétentions culturelles de son action :
« Je ne suis pas favorable, Madame la présidente, à ces deux amendements, pour plusieurs raisons. La première raison : comme je l'ai déjà dit, cette société n'est pas chargée de numériser mais de gérer des droits. Donc si elle gère des droits il faut que les ouvrages dont elle s'occupe soient des droits. Et toute cette littérature grise dont on parle n'est pas concernée par des droits. Il n'y a pas eu de contrat d'édition, il n'y a pas eu de diffusion, il n'y a pas eu de commercialisation, il n'y a pas eu de dépôt. Alors cela ne veut pas dire que cette littérature grise ne soit pas intéressante, ce n'est pas ça du tout mais elle sera numérisée ou pas, sur fonds public ou pas, par les institutions concernées.
Alors vous avez dit, cité, Madame Boulestin, certains exemples. Certains que vous avez cités rentrent dans le cadre du champ de la loi. Par exemple les rapports de la Cour des Comptes : ils ont un code ISBN, ils sont vendus par la Documentation Française, ils rentrent dans le cadre de la loi. Mais le rapport que j'ai fait en 93, 94 plutôt, jeune parlementaire en mission sur les droits des pluri-actifs et des saisonniers, il ne rentre pas là-dedans parce qu'il n'a pas été publié par la Documentation Française. C'est dommage, mais c'était en la forme un livre, je n'ai touché évidemment aucun droit d'auteur, il n'a jamais été vendu. Il n'a jamais été vendu et on a tous fait des rapports, parlementaires que nous sommes, à un titre ou à un autre, évidemment ça ne rentre pas là-dedans. Alors vous soulevez ... [interruption] oui ... oui, ou un autre éditeur, voilà, à partir du moment où le livre est mis sur le marché, il sera ... il sera ... il sera concerné, voilà.
Donc, je rappelle que la société que nous créons n'a pas vocation à numériser. Elle n'a pas vocation à numériser : ce sont d'autres acteurs qui numérisent. Elle est uniquement chargée de gérer les droits quand il est reconnu qu'il y ait droits. Voilà. Pour ces deux raisons je suis défavorable. »
Or le rôle premier de la loi est de gérer des droits d'auteur au sens de droits juridiques (un pléonasme pour tout étudiant en droit), et non au sens de rémunération (comme M. Gaymard semble le penser), afin de délivrer des autorisations d'exploitation, et en particulier des autorisations de reproduction numérique, même si cette reproduction est réalisée par d'autres acteurs. La gestion éventuelle des rémunérations, si rémunération il y a, n'est que la conséquence de cela. Il n'est d'ailleurs pas indispensable que, comme le prévoit la loi, ce soit la même structure qui délivre les autorisations et qui gère les rémunérations : la société de gestion collective des droits (juridiques) peut parfaitement ne pas être une SPRD, Société de Gestion et de Répartition des Droits. Le rôle d'une SPRD est de gérer les rémunérations, et certaines ne font rien d'autre.
Affirmer que la littérature prétendue grise « n'est pas concernée par des droits » est donc simplement faux. Juridiquement, elle est soumise aux mêmes règles que la littérature commerciale. Elle ne peut être numérisée par quelque institution que ce soit sans autorisation des auteurs, exactement comme c'est le cas pour la littérature commerciale, même si ce peut (ou non) être à titre gratuit. À défaut de pouvoir demander l'autorisation de l'auteur, il faut donc également une structure, ou tout autre mécanisme juridique, qui puisse autoriser cette exploitation.
Il est inquiétant de constater un tel aveuglement, si ce n'est une profonde ignorance des fondements du droit d'auteur, chez l'un des auteurs de la loi (à ce qu'il en est dit), prétendument spécialiste reconnu de ces questions, « auquel rien du monde des livres n'est étranger ». On peut raisonnablement se poser une question ... d'auteur. Qui donc rédige les rapports très élaborés qui paraissent sous sa signature ?
Bernard Lang,
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