La pénurie d'offre numérique en France n'est pas le fait d'un manque de volonté des éditeurs. Et s'ils n'ont pas participé à l'élaboration des offres (très inadaptées) qui ont été testées, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas été invités à la fête.
Le 02/09/2011 à 12:01 par Clément Solym
Publié le :
02/09/2011 à 12:01
Les éditeurs français de manga (au contraire de bon nombre d'éditeurs de littérature) semblent même pour la plupart afficher une grande volonté de se lancer dans la bataille. Peut-être parce qu'ils en ressentent plus l'urgence, du fait des dérives du scantrad.
Simultanéité et problème de droit
Lors d'une conférence sur le scantrad au Salon du Livre de Paris (mars 2011), Raphaël Pennes (directeur général Kazé Manga/Asuka) et Pierre Vals (directeur éditorial de Pika) ont évoqué certaines de leurs pistes de réflexion. Les deux éditeurs ont indiqué que l'accès aux titres en quasi simultannée avec le Japon était un élément clé. Raphaël Pennes envisageait une plateforme réunissant du contenu numérique avec de la prépublication. Quant à Pierre Vals, sa solution idéale serait un accord global avec les éditeurs japonais et une formule d'abonnement.
Pierre Vals au centre avec l'écharpe, Raphaël Pennes tout à droite. |
Seulement, les éditeurs français ne pourront mettre en place de telles solutions que s'ils obtiennent les droits numériques du Japon. Pierre Vals indiquait que, depuis 4 ans, Pika était en négociation sans être parvenu jusqu'à présent à un accord. Par ailleurs, les éditeurs japonais doivent aussi trouver des accords dans ce domaine avec leurs auteurs.
C'est que les Japonais cèdent au compte-goutte les droits numériques aux éditeurs français. En effet, le premier manga numérique proposé par un éditeur français a vu le jour lors de la Japan Expo 2011 (du 30 juin au 03 juillet 2011). Il s'agissait de Mirai Nikki chez Casterman sur le portail Iznéo.
Plateformes et prix
Une autre question s'est posée aux éditeurs. Proposer une offre numérique, oui mais sur quelle plateforme ? Faut-il tabler sur des dispositifs portables (smartphones, lecteurs d'ebook, tablettes) ou sur les PC ? Une conférence (toujours au Salon du Livre 2011) a fait le tour de la question de la portabilité des offres numériques japonaises en France. On pourra retrouver l'enregistrement audio de cette conférence sur le site de la cité internationale de la bande dessinée et de l'image. Les intervenants ont tout d'abord évoqué les différences de marché et d'habitudes. En effet, en France l'internet mobile s'est développé bien moins vite qu'au Japon et le parc d'appareils est moins important. Les smartphones ont vite été écartés leurs écrans trop petits nécessitant un travail d'adaptation des planches et rendant la lecture moins fluide.
Reste les lecteurs ebook et les tablettes. Ici, on se heurte à un problème de taille, le coût des engins. Pas forcement à la portée de la bourse des amateurs de manga. On prendrait donc le risque de perdre pas mal de lecteurs en cours de route. Selon Raphaël Pennes, il faudrait se pencher sérieusement sur l'internet domestique et donc sur une offre pour PC.
Dernier point important en matière d'offre, le prix. Selon une enquête Ipsos conduite en mars 2010, les Français seraient prêts à payer 3,30 € pour la version numérique d'un manga qui coûterait 6,00 € en version imprimée. Il faudrait donc appliquer une réduction de 45 % sur le prix de la version numérique par rapport à celui de la version papier.
Dans une interview accordée à ActuaLitté, Raphaël Pennes envisageait une offre en deux temps : « Ce que je vois personnellement, ce sont deux marchés différents. D'abord, l'accès immédiat, par la prépublication, rendant accessible à un temps 'T' les titres gratuitement pour une durée limitée [...] Ensuite, viendra une offre pour le fonds de catalogue, payante, pour un tarif moindre. Par exemple, un manga en streaming, je penses que s'il est vendu à 1,99 €, cela n'a aucun intérêt. En revanche, un téléchargement pour 2,99 €, c'est plus pertinent ».
Des offres numériques en gestation
Les éditeurs français semblent avoir déjà bien observé le marché et nombre d'entre eux réfléchissent sérieusement à des solutions numériques. Selon Pierre Vals, Pika serait en train de travailler sur une offre en attendant d'obtenir les droits numériques. Glénat aussi serait en train de développer son offre. Pour l'heure, l'éditeur envisagerait une solution dans l'esprit de celle proposée par Iznéo. On notera au passage que Glénat (au même titre que Kana, Casterman, Delcourt, Soleil et Bamboo Editions qui possède la maison d'édition manga Doki-Doki) fait partie des éditeurs qui se sont associés pour lancer Iznéo.
Casterman et Iznéo, une offre très décevante
Casterman (et par extension Sakka, sa maison d'édition manga) a décidé, assez logiquement, de se lancer dans le numérique par le biais d'Iznéo. L'éditeur propose déjà 4 titres : l'intégrale Mirai Nikki (11 tomes et 2 one shot), Garoden, Un zoo en hivers et Sky Hawk (ces trois derniers titres sont signés Jiro Taniguchi). Iznéo offre deux solutions, soit la location pour 10 jours, soit l'achat mais attention achat ne signifie pas téléchargement. En effet, les titres achetés seront stockés dans une bibliothèque virtuelle sur le site Iznéo. Premier point négatif, l'acheteur ne possède donc pas vraiment le titre et ne peut pas le lire hors-ligne.
Le prix sera le second point négatif. Chaque tome numérique de Mirai Nikki (y compris les one shot) est vendu au prix de 4,99 €. Le manga dans sa version papier étant vendu 6,95 € , la version numérique (homothétique précisons-le) est donc vendue environ 30 % moins cher. On est loin des 45 % de réduction envisagés dans l'étude Ipsos.
Payer 5 euros pour une version numérique d'un tome de manga que l'on ne possède finalement pas, reste un peu excessif. Passons sur le prix de la location, 1,99 €, assez effrayant. Il est aussi possible d'acheter pour 64,87 € ou de louer pour 25,87 € l'intégrale numérique de Mirai Nikki.
Après un petit calcul, on remarquera qu'aucune remise n'est en fait consentie par rapport à l'achat ou à la location tome par tome. Cette solution n'a donc strictement aucun intérêt, elle est même assez désavantageuse dans le cas de la location puisque la durée de celle-ci reste de 10 jours.
En ce qui concerne les titres de Taniguchi, l'offre est pire. Garoden et Sky Hawk sont vendus dans leur versions papier à 12,50 € (chacun). Les versions numériques proposées par Iznéo sont, elles, vendues à 9,99 €. Soit une réduction de 20 % par rapport à la version imprimée. La location (10 jours) est proposée au prix relativement élevé de 3,99 €. Enfin, un Zoo en hivers vendu 15 € dans sa version papier est proposé sur Iznéo à 11,99 € à l'achat et à 3,99 € à la location. Là encore, la réduction est de 20 %.
Kana, Iznéo et les global manga
Toujours chez Iznéo, on notera que Kana a mis en place une offre sur quelques-uns de ses global manga (NdR : ne pas confondre manga et global manga, deux marchés bien différents. Pour rappel, les global manga sont des BD d'inspiration et au format manga mais éditées dans d'autres pays que le Japon) : Miyo, Première Neige, Io Memories, It's your world, Tokyo Home, Une vie chinoise (T1 et 2). Tous les tomes des titres Kana sont proposés, sans exception, à 4,99 € à l'achat et à 1,99 € à la location, peu importe le prix de leurs versions imprimées.
Le catalogue manga et global manga d'Iznéo |
Finalement, cette offre est assez inégale. Elle n'est pas très intéressante pour Miyo vendu à 7,90 € en version imprimé avec seulement 37 % de réduction en version numérique.
Par contre, elle est plutôt intéressante pour It's your world (vendu à 10 € en version papier) avec une version numérique 50 % moins chère que la version papier. Elle est assez attractive pour Première Neige, Io Memories et Tokyo Home (chaque titre étant vendu 15 € dans sa version papier) avec une version numérique 67 % moins chère que la version papier. Et vraiment très attractive pour les tomes 1 et 2 de Une vie chinoise (vendus chacun à 19,95 € en version papier) avec une version numérique 75 % moins chère que la version papier.
Kazé Manga, la simultanéité et Apple
Kazé Manga de son côté, propose une offre manga numérique relativement intéressante en terme de prix. L'éditeur propose la version numérique de Gate 7 de Clamp à 3,99 € le tome soit 42,59 % de réduction par rapport à la version imprimée (qui coûte 6,95 € le tome). Et le gros point fort de cette offre c'est que non seulement les tomes en version numérique sortiront en même temps que les tomes en version papier, à l'exception du premier tome (sortie papier le 07/07/2011, sortie numérique le 02/09/2011 ) mais en plus, ils sortiront en quasi simultannée avec le Japon.
Le gros point négatif vient de la plateforme sur laquelle on retrouvera cette offre : l'iBookstore d'Apple. Encore une fois, l'acheteur ne possède pas vraiment le fichier. N'oublions pas non plus qu'Apple pourrait très bien censurer le titre s'il en vient à présenter des images « trop »sexy. Enfin, pour avoir accès à cette offre, il faut être équipé d'un des appareils (iPod Touch, iPhone, iPad) très coûteux de la firme à la pomme. Elle ne touchera donc qu'un public restreint.
Des offres à perfectionner
Les premières offres françaises de manga numériques arrivent donc timidement sur le marché. On sait que les éditeurs ont bien observé le marché et qu'en théorie ils ont de bonnes idées. Reste à voir dans quelle mesure les éditeurs japonais les laisseront les exploiter. Il faut aussi espérer que les éditeurs qui sont impliqués dans Iznéo ne se bornent pas tous à appliquer le même type d'offre. Le modèle mis en place par Casterman est loin d'être satisfaisant.
Le modèle qui se dessine chez Kana ne l'est pas non plus. N'oublions pas que les manga sont vendus pour la plus grande partie à des prix autour de 6/8 €, les titres qui atteignent les 10/15 € sont plus rares. Ainsi, un prix fixe à 4,99 € pour les manga numériques ne serait pas intéressant pour la plus grande partie de la production. La généralisation de telles offres seraient une catastrophe.
Enfin, il faut espérer aussi que les bonnes initiatives alliant un prix abordable et la simultanéité avec le Japon soient proposées sur plusieurs plateformes dont certaines ne nécessitant rien d'autre qu'un PC. Tout miser sur la plateforme d'Apple (en tablant sur sa popularité) serait aussi catastrophique en terme d'accessibilité et de risque de censure. Quoi qu'il en soit, il est plutôt bon signe de voir apparaître des offres numériques développées par les éditeurs français.
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