Rassembler une cinquantaine de personnes pour qu'elles travaillent ensemble à la conception d'un projet, de la réflexion de base au Powerpoint pour le présenter, le tout gratuitement, voilà un rêve qui ferait salir les draps de bon nombre de stakhanovistes libéraux. La Cantine l'a fait, pour finir en beauté et en communauté le cycle Print is not dead consacré aux nouvelles interactions entre le papier et le numérique.
Le 25/02/2013 à 08:03 par Antoine Oury
Publié le :
25/02/2013 à 08:03
À l'arrivée, la Cantine de Paris, Passage des Panoramas (cossu 2e arrondissement), ne bouillonne pas jusqu'à l'une de ces travées que chérissait Walter Benjamin : les terrasses où se réchauffent les badauds font mieux niveau sonore - la détente ferait-elle plus de boucan qu'un rassemblement créatif ? Le lieu est ouvert depuis 2008, et bénéficie de l'attention des entrepreneurs Web, pour la plupart membres de l'association loi 1901 derrière le projet.
La collaboration avec le Labo de l'Édition, incubateur posté rue Saint-Médard, tombait sous le sens : même ambiance studieuse à la cool (le coin bar est fameux), mêmes murs immaculés se couvrant peu à peu d'affiches, même chaises design et écrans plats. « La Cantine est destinée aux étudiants, aux indépendants, aux salariés de domaines très différents » explique Claudio Vandi de Silicon Xperience, la société chargée du fonctionnement de La Cantine. On y consomme de tout : design, programmation, marketing...
Avec une envie certaine de faire avancer les choses, en confrontant les idées, les avis : rendez-vous le 22 mars, au Salon du Livre, ou sur l'un des créneaux distingués par l'imposante programmation.
On a franchi un palier, et l'atmosphère de La Cantine en ce dimanche soir rend déjà compte de la communication nouvelle qui s'est instaurée entre le print et le digital. L'heure de la présentation des projets de chaque team approche. « Il nous reste 20 minutes, ça devrait aller » lance Yassine, étudiant en édition de Villetanneuse, entre deux postes de travail : « Certains ont dormi ici cette nuit, même si tout s'arrêtait officiellement à minuit. » Il parle de son groupe, 6 personnes, en « compétition » avec 9 autres équipes sensiblement similaires.
À l'intérieur, ça s'agite ainsi :
Dès la première soirée de vendredi, occupée à présenter l'événement et à constituer les équipes, le temps était compté : 48 heures, samedi et dimanche, le laps laissé aux tout jeunes labs pour s'entendre autour d'un projet unissant papier et numérique, le mener à bien et le présenter, à bout de nerfs et fatigués, devant une assemblée avide d'innovations. Et oui, ils étaient tous bénévoles. « Je suis venue exprès d'Italie, je suis éditrice freelance car je ne connaissais pas bien le livre numérique et ses possibilités » raconte Cristina Mariotti dans un français qu'elle maîtrise.
Les plans de travail sont complets
Pas vraiment de temps pour bavarder : l'affairement nuit à l'art de l'interview, chaque table plie sous le poids des tâches qu'il reste à accomplir. La plupart des groupes commencent juste à préparer la présentation de leur projet, d'autres mettent le point final à ces derniers, l'observateur est décontenancé : au rez-de-chaussée, on découpe de l'aluminium, « Pour faire des connecteurs ! » tandis qu'au 2e étage, sous les combles, un lecteur chapeauté récite à voix haute l'attaque d'un sous-marin par une pieuvre géante, et que d'autres réclament un spectateur pour leur répétition finale.
Si la réalisation est ardue, le principe simple selon le programme : Chaque équipe disposera de 48h pour réaliser un prototype papier et/ou numérique autour de l'une des 4 thématiques suivantes :
Les projets diffèrent, un souci commun demeure : « Ce qu'on veut, c'est inviter l'utilisateur à faire le lien avec le monde physique » déclare Fiodor, lancé avec son équipe dans une version toujours ludique, mais « IRL » du jeu agriculturel Farmville. Elle se joue sur tablette tactile, l'utilisation de petits outils en papier magnétisé (d'où l'aluminium) remplaçant judicieusement le système un peu pénible du « pointe et clique » d'un jeu qui rassemble quand même 100 millions de joueurs sur Facebook. « Ensuite, l'idée, c'est de proposer le jeu en open source, avec de nouveaux patrons d'outils téléchargeables au fur et à mesure de l'avancement dans le jeu : les joueurs avec de meilleurs outils pourront aider les autres en leur prêtant ceux-ci » termine l'interaction designer que l'on n'arrête plus.
{CARROUSEL}
Un poète a certainement dit que l'élan créatif avait quelque chose du regard sans cesse renouvelé de l'enfant, et il y a un peu de cet aspect ludique qui flotte entre les étages de La Cantine. De nombreux projets donnent ainsi à réfléchir quant aux nouvelles aires de jeux qui s'ouvrent à l'édition jeunesse : une équipe invite par exemple à embarquer sur le Bonobo pour une chasse au trésor dans laquelle une carte papier et un bateau interactif (aluminium, encore) permettent de poursuivre l'histoire et le voyage. L'interaction transcende le pop up dépassé : le gamin pourra souffler, jouer de la musique, utiliser un briquet (personne n'a sniffé la colle UHU, on nous l'a certifié) pour approcher la lecture, voire même en découvrir une nouvelle.
La Cantine a fourni les pizzas, mais pas que : Feroz, fondateur et gérant d'o-labs, spécialiste en objets connectés, éclaire les différents outils confiés aux participants. « Arduino est une carte électronique qui permet de connecter des capteurs à n'importe quel objet, pour qu'il réagisse d'une certaine manière à certains messages », explique-t-il.Des outils simples, accessibles à tous comme le « Makey Makey » (prononcez maki maki) qui résonne dans les couloirs comme s'il s'agissait du nom d'une bête féroce : l'objet permet de rendre interactif à peu près n'importe quoi, de la feuille de papier à la banane. L'appli Moodstocks, elle, facilite la reconnaissance des images, imprimées grâce à l'imposante Epson qui occupe toute une table. « Pour autant, il y a aussi du système D : un bouton devient vite 2 morceaux d'aluminium sur lesquels on appuie pour faire un connecteur » termine Feroz.
Autant d'outils pour mieux hacker le livre, sans se passer d'autres, plus traditionnels : règles, cutters ciseaux et les feuilles de papier - différents grammages disponibles - qui en sont les victimes. Sans oublier l'audace : la première création du groupe La Fontaine fait du conte La chatte métamorphosée en femme un « théâtre d'ombres animé sur iPad », résumé l'éditrice et auteure jeunesse de l'équipe : les feuilles de calque se superposent à la tablette, pour faire apparaître de nouvelles scènes et flouter le texte déjà lu... Les mêmes ont fait rentrer d'autres contes de l'auteur dans une cocotte en papier, dont les dessins sont reconnus par la caméra de l'iPad : selon les associations, un nouveau texte apparaît, et ses illustrations.
Encadrés par des « mentors » qui leur présentent les différentes possibilités de création, les participants se sont pris au jeu. Manon, étudiante en école de journalisme, lance ce qui devrait figurer sur leur fronton : « Et si c'était le Web qui sauvait la presse papier ? Plutôt qu'opposer les deux et de faire du premier une menace, on peut développer des idées par rapport à la presse actuelle et à la crise qu'elle rencontre. » Dans quelques minutes, elle présentera avec son équipe une appli qui fait du journal une base de lancement vers un autre, plus riches de ressources externes au papier (vidéos, infographies...) grâce à la reconnaissance des caractères.
La créativité et la spontanéité
« Quand on fait du hardware[des objets physiques, à la différence du software, les logiciels et consorts, NdR], un développeur est indispensable, mais la conception est beaucoup plus simple grâce à Arduino ou Makey Makey » explique Feroz, mentor comme Jean-François Chianetta. Président de la société Augment, ce spécialiste de la réalité augmentée nous redonne foi en cette technologie avec sa seule carte de visite, classieuse. « J'ai aidé à la conception de 3 applis aujourd'hui : nous avons travaillé avec des frameworks [codes de base, NdR] existants, ce qui nous a permis de passer 30 minutes sur chaque prototype. Pour un produit fini, il faudrait encore compter plusieurs mois de travail. »
Probable que les groupes n'auraient pas refusé, vu l'application et l'originalité dont ils font preuve au moment des présentations (oui, les 20 minutes sont passées, finalement) : le groupe Alice a réinventé le classique de Lewis Carroll, à destination des enfants. « Nous avons voulu faire apparaître une image au fur et à mesure de l'avancée de l'enfant dans le texte, qui représente la scène décrite. C'est une manière d'encourager la lecture » explique le groupe d'une seule voix. Encourager, mais pas contraindre : si le lecteur suit sa propre voie, l'image deviendra moins structurée, sujette aux dérapages absurdes comme le texte de base. L'impression est suspendue à un simple bouton, pour conserver les traces de ces rêves de papier.
Ce n'est pas - plus - du jeu vidéo, c'est une nouvelle manière de considérer le papier et le livre, mais aussi l'oeuvre qui utilise ces dispositifs. Les équipes ne se sont pas contentées de créer un concept ou un prototype, mais ont avancé en 48 heures une proposition créative (ou informative, pour les projets plus journalistiques). Capable d'ébranler les conceptions les plus solides sur la lecture, en tentant des expériences que les professionnels ont mis de côté pour diverses raisons (temps, argent, tradition) : ainsi du projet « Lis-moi, lis-moi », qui fait du livre (Le Petit Prince, en l'occurrence) un objet capable de tweeter son lecteur pour qu'il le lise.
« Le seul moyen d'éviter qu'il vous spamme, c'est le terminer ou bien l'abandonner à quelqu'un d'autre » avance l'équipe en guise de pitch. Hilarité générale, et, malgré la fatigue, ce n'est pas nerveux. L'opiniâtreté soudaine du Petit Prince fait songer que nous ne sommes pas prêts d'arriver à bout du livre.
Et pour retrouver la liste complète des équipes du Hackathon et de leurs projets, c'est par ici
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