Apprenant le décès de Marcel Détienne, auteur originaire de Liège, né le 11 octobre 1935, nos collègues du Carnet et les Instants ont exhumé un portrait diffusé en mai 2013, réalisé par Michel Grodent.
Le 25/03/2019 à 09:30 par Le carnet et les instants
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25/03/2019 à 09:30
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Comment faire sans les Grecs? La question ne se posait pas dès lors que le siècle des Lumières avait élevé la Grèce au rang d’origine absolue de l’Europe. Les Grecs anciens étaient nos ancêtres, point final. Depuis le milieu du XXe siècle, on est moins catégorique. Comment faire avec les Grecs? Telle est de nos jours la question des anthropologues. Et parmi eux, en bonne place, Marcel Detienne, infatigable «détricoteur» de mythes, qu’ils mettent en scène Dionysos ou les imbéciles heureux qui se croient nés de la terre même.
Est-ce que je me trompe si je soutiens que Marcel Detienne n’est pas homme à se laisser portraiturer trop facilement et préfère la discussion scientifique à tout interrogatoire indiscret qui viserait à faire apparaitre les racines de son moi? À ma connaissance (je n’ai pas lu toutes ses interviews), il ne s’est livré à aucune forme systématique d’ego-histoire, ce genre qui consiste pour l’historien à «éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre» et auquel se sont essayés, sous la houlette de Pierre Nora, des pointures comme Pierre Chaunu, Georges Duby ou Jacques Le Goff. L’idée doit quelque peu faire sourire un franc-tireur de son espèce, un Ancien Belge de sa trempe qui ne me semble pas le moins du monde avoir acquis la nationalité française pour le seul et unique plaisir d’entonner la Marseillaise et de se mettre au garde-à-vous devant un défilé du 14 juillet.
Un pieux disciple de Bourdieu émettrait sans doute l’hypothèse qu’un certain habitus contracté en Belgique, une belgitude ironique, prédispose au choix de la marginalité, à tout le moins à la remise en question des essences éternelles (voyez le surréalisme de Magritte) et je fais observer que Detienne s’est beaucoup intéressé à des figures problématiques du panthéon grec, comme Dionysos ou comme Orphée. Au premier qu’il qualifie d’«étrange Etranger» ou d’«étranger de l’intérieur» répond en écho le second : «Étrangeté d’Orphée, avec ses transgressions, les excès expérimentés entre la descente aux Enfers, la mort tragique quand une meute furieuse de femmes le déchire, ses écritures théogoniques délirantes, enfin ses interdits alimentaires et ses fantasmes sexuels.»
L’hypothèse de la belgitude vaut ce qu’elle vaut et l’on ne saurait y chercher une explication définitive. Dans le cas de Detienne, né dans nos provinces en 1935, a compté aussi le fonctionnement du champ universitaire liégeois où il a fait ses premières armes. Titulaire de la chaire Francqui en 2002-2003, alors qu’il était revenu dans son Alma Mater auréolé d’un prestige international, il confiait avoir voulu «échapper à l’oracle de tel professeur de l’époque selon lequel nous étions nés trop tard et qu’il n’y avait plus rien à découvrir, les Allemands ayant déjà prétendument tout fait…»
Chacun reconnaitra les siens et j’ai ma petite idée sur ce professeur, mais peu importe. Toujours est-il que Detienne allait bientôt se retrouver à Rome, puis à Paris, à l’École pratique des hautes études, où il fit «deux rencontres (…) décisives», celle de Louis Gernet, l’auteur de l’Anthropologie de la Grèce antique, et celle de Jean-Pierre Vernant qui, disparu en 2007, nous a laissé une œuvre immense, nourrie de l’enseignement d’Ignace Meyerson, grand défenseur de la psychologie historique.
On ne dira jamais assez ce que les hellénistes doivent à ce dernier qui a critiqué «la croyance dans le caractère immuable des fonctions et des catégories de l’esprit.» À chaque période, à chaque société, sa manière de penser au sens technique du terme. Selon les temps et les lieux, la comparaison fait apparaitre des variations auxquelles une vision dogmatique de la pensée ne saurait rendre justice. Detienne, à travers Vernant, se mettra à l’école de ce relativisme et de ce comparatisme psychologique et cela nous vaudra, en 1965, son premier grand livre, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque. Ce qui semble à peu près évident de nos jours ne l’était pas nécessairement dans les années soixante ou commençait à peine de l’être.
On n’avait pas encore pris le pli de tout mettre en perspective. Pour reprendre une formule d’Althusser, popularisée à l’époque, Detienne enregistre une «coupure épistémologique», une rupture logique, le passage d’une pensée fondée sur une parole efficace, quoique très ambiguë, magico-religieuse ou «poétique» au sens étymologique, puisqu’elle a la prétention, en tant que «réalité naturelle», de créer (poïein) les choses, à une autre forme de parole, laïque, délibérante, «parole-dialogue» qui s’adresse à une société guerrière formée d’égaux. C’est ainsi qu’un processus de laïcisation va de pair avec un processus de démocratisation.
Des Maîtres de vérité aux ouvrages qui soulèvent la question de l’identité nationale, le parcours de Detienne qui finira par enseigner aux États-Unis, à l’université Johns Hopkins, est tissé de grands moments d’analyses structurelles (Les jardins d’Adonis ou Apollon, le couteau à la main, pour ne citer que deux livres phares) dont on ne peut qu’admirer la virtuosité, fondée sur une maîtrise parfaite des dossiers.
Detienne nous a appris à lire les mythes grecs sans les rapporter mécaniquement à un symbolisme soi-disant universel qui n’est jamais que la projection de nos idéologies composites sur les sociétés anciennes, il nous a appris à traiter les dieux non pas comme des «essences éternelles», mais comme des fonctions dans un système. Citons le commentaire de Jean-Pierre Vernant, son vieux complice, auteur avec lui d’un autre classique de la philologie, Les ruses de l’intelligence, centré sur la mètis des Grecs : «Chaque dieu se définit par le réseau de relations qui l’unit ou l’oppose aux autres divinités au sein d’un panthéon particulier; un élément d’un récit mythique n’a de sens que par la place qu’il occupe dans un système ordonné dont fait partie le mythe auquel il appartient.»
À force de l’inventorier, Detienne a compris toute l’étendue de ce que Marc Augé, l’africaniste, a si justement nommé «le génie du paganisme». Toute l’étendue et tous les avantages, si l’on en juge, dans Les dieux d’Orphée, par cette attaque en règle — plutôt rare chez un savant qui préfère généralement la piqure ironique — contre «la mauvaise nouvelle» : « Je veux parler de la verrue monothéiste, souvent cancérigène et qui continue de produire sous nos yeux les guerres et les massacres entre les “croyants d’un seul vrai dieu” s’affrontant au nom du Bien contre le Mal.» Hélas, trois fois hélas, il semble aussi difficile de se débarrasser de cette verrue que de cette autre excroissance non moins nocive : le nationalisme exclusiviste et son grand culte des morts, objet de toutes les interrogations et de toutes les inquiétudes du plus récent Detienne.
J’avoue que la lecture des pages où le mythologue tente de démêler les secrets de l’identité nationale me pousse parfois à conclure que, décidément, il n’y a pas de progrès. Et je note en parallèle que, depuis quelques années, on est moins catégorique chez les spécialistes sur ce passage du magique au rationnel, ce changement de mentalité ou de paradigme — comme disent les historiens des sciences —, censé caractériser notre «brave new world». Plutôt que de parler d’opposition tranchée entre magie et rationalité, ne serait-il pas dès lors préférable de penser en termes de constants va-et-vient?, se demandait en substance Richard Buxton en 2001. Marcel Detienne pourrait-il s’inscrire en faux contre cette idée d’une contamination réciproque du mythe et de la raison? La religion ne persiste-t-elle pas à parler en nous à travers la Nation, cette entité, ou plutôt cette personne, célébrée en période de crise aux quatre coins du continent européen?
Autrement dit, le nationalisme serait-il le dernier refuge des magiciens? Franchissant allègrement quarante années d’enquête philologique, j’aurais donc tendance à relier le premier Detienne au dernier. Derrière la Nation se dissimulent de très vieilles habitudes dont le lien avec l’animisme ne fait guère de doute, mais qui ont fini, des Anciens à nos jours, par se banaliser et s’appauvrir dans la rhétorique pratiquée par toutes sortes de poètes, hommes de théâtre et hommes politiques. On connaît chez Platon la prosopopée des Lois et chez Aristophane le Démos, le Peuple incarné. Dans La Nature des dieux (2, 61), Cicéron pointe la coutume latine de conférer un statut divin à des notions dont la valeur est si grande, dit-il, qu’elle ne peut pas ne pas être «contrôlée par un dieu».
La divinisation des abstractions ne préjuge pas de la mentalité de celui qui se sert de cette technique : dans quelle mesure, en effet, croit-il réellement au pouvoir de la divinité dont il invoque la présence? Il y a là, reconnaissons-le, de quoi s’étonner grandement. Surtout si la croyance semble émaner de savants qui ont la carrure de Fernand Braudel. Que veut dire ce dernier lorsqu’il affirme au seuil de L’Identité de la France que «l’historien n’est de plain-pied qu’avec l’histoire de son propre pays (dont) il (…) comprend presque d’instinct les détours, les méandres, les originalités, les faiblesses»? Detienne cite la phrase dans les deux ouvrages — dont l’un est le remaniement de l’autre — qu’il a consacrés ces dernières années au national, ce mystère qui contient, renchérit-il, «un je ne sais quoi d’inexplicable pour la raison humaine, celle de l’historien qui est aussi la nôtre.»
L’historien anthropologue n’aura pas trop de son savoir démystificateur pour démonter l’illusion que d’aucuns nourrissent d’être incomparables, «autochtones», c’est-à-dire (restons à Athènes), «sortis d’une terre dont les habitants sont restés identiques, les “mêmes”, depuis les origines.» En cette belle illusion volontiers entretenue par des politiciens qui en ont sacrément besoin pour exister, le comparatisme a pour rôle de faire saillir la parfaite étrangeté. «Mettre ces représentations en perspective dans le temps et dans l’espace, énonce Detienne, conduit à comprendre combien la plupart de nos évidences en matière d’identité sont étranges et improbables pour qui se décide à les considérer d’ailleurs, et souvent du plus loin.»
Bref, les déplacements auxquels nous convient les savants réunis pour confronter leurs observations nous plongent tôt ou tard dans la perplexité. «Les sociétés à masque où l’identité est sans cesse en devenir, constate le professeur de dépaysement, ignorent le soi, le sujet ou l’ipséité du moi qui, pour nous, signifie le maintien de soi à travers les changements d’intention et revendique, avec la promesse ou le serment, une haute valeur éthique.» Dès que l’on s’est résolu à faire de l’histoire autre chose qu’un instrument pour annexer le passé et flatter les passions nationales, il faut se faire une raison de la diversité de la raison identitaire. À cet exercice mental qui n’ira jamais sans blessures narcissiques, il incomberait que chaque peuple s’adonne. Et, soyons lucides, ce n’est pas gagné d’avance.
Avec Le Carnet et les instants
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Reste in pisse
09/11/2019 à 02:07
:coolsmile: