Mulitples stratégies de déploiement à l'oeuvre
88,9% du CA généré par 10 éditeurs… Quelles conséquences pour la bibliodiversité ? Le phénomène de concentration s’accentue dans le secteur de l’édition française. Les conséquences peuvent en être angoissantes ; surproduction éditoriale, production uniformisée… Quels risquent sous-tendent ces rapprochements et conglomérats éditoriaux ?
Ce n’est plus à démontrer, l’édition en France subit une concentration de plus en plus forte, comme le confirme le classement 2018 de Livres Hebdo/Gfk des 200 premiers éditeurs. L’an dernier, 104 groupes et maisons indépendantes étaient présents dans le palmarès alors que nous n’en comptions pas moins de 111 en 2017. Si cet écart peut sembler anecdotique, il n’en reste pas moins que 88,9 % du chiffre d’affaire de l’édition est généré par les 10 premiers éditeurs de ce classement, dont les trois leaders, Hachette Livre, Éditis et Média Participations, détiennent à eux seuls 62 % du CA.
Il est intéressant de noter que les deux premiers sont adossés à des groupes industriels plus importants et diversifiés dans le domaine de la communication – le groupe espagnol Planeta alors pour Éditis, maintenant racheté par Vivendi, et Lagardère pour Hachette – quant au dernier il est lui-même un groupe axé sur la communication et le divertissement transmédia.
Ces coalitions sont fructueuses puisque, en plus de rapporter de nouvelles sources de revenus à ces grands groupes industriels, elles permettent de faire la promotion des autres filiales grâce aux différents supports d’informations détenus. Hachette Livre peut ainsi profiter des services de Lagardère Active, entreprise de presse qui détient 200 titres dans le monde, en terme de retombées médiatiques et de publicité pour les grands enjeux du groupe éditorial.
Avec Media Partitcipations, le PDG Vincent Montagne a, lui, suivi une autre stratégie : privilégier les licences, qu’il est possible d’exploiter sur plusieurs supports. Média Participations déclare avoir vendu 32 millions de livres l’année écoulée, dont près de 20 millions d’albums de bandes dessinées ; 2,3 millions de DVD pour enfants et 2 500 heures de programmes d’animation télévisés. Le groupe aurait aussi diffusé 28 millions d’exemplaires de magazines sur cette seule année.
Ce regroupement n’est pas seulement le fait des grands groupes éditoriaux, les petites et moyennes maisons d’édition indépendantes sont de plus en plus nombreuses à se rassembler et à mutualiser leurs moyens, sur l’exemple du collectif Anne Carrière fondé voilà quelques années. Cette union devient une force à la fois financière et du point de vue de la pure visibilité. Les Indés de l’Imaginaire ont ainsi été créés en 2013 « afin de mutualiser une partie de leurs moyens, notamment au niveau de la promotion et de la communication » affirme la maison Les Moutons Électriques dans le communiqué de presse diffusé à l’époque.
Cette stratégie est toujours de vigueur puisque, plus récemment, l’Association des maisons d’édition de Bretagne compte « fonctionner de manière collégiale et chacun aura sa campagne à mener. On va travailler sur la communication et essayer de se faire connaître aux niveaux national et international » confiait Jean-Marie Goater, patron des éditions Goater et nouvellement membre du bureau de l’Ameb. (via Le Télégramme)
Ces associations florissantes partout donnent une image du marché de l’information et de la communication actuel. Avec plus de 81.000 titres publiés en 2017 et une production croissante d’année en année selon l’Observatoire de l’économie du livre, les entreprises dont la visibilité est défaillante sont noyées par les productions de leurs concurrents. Ces collectifs semblent donc une action défensive contre les grands groupes industriels qui dominent l’économie du livre.
Si la nécessité de rentabilité est la même pour toutes les entreprises, l’image du livre en elle-même peut être très contrastée. Les grands groupes industriels ne le voient pas seulement comme un produit culturel mais comme un investissement à fructifier. Il faut donc faire beaucoup de livres, et qui se vendent bien. « Le livre n’est pas un produit comme les autres » disait Valéry Giscard d’Estaing en 1976. Quelques années avant que le président français n’affiche son amour pour la littérature, Thierry de Clermont Tonnerre, qui venait de prendre le contrôle des Presses de la Cité, certifiait qu’un « éditeur [doit] se dire qu’un livre qui n’a pas 2 500 lecteurs éventuels est un livre impubliable ». (Olivier Bessard-Banquy, La Fabrique du livre, PUB, 2016).
Avec cette image paradoxale du livre, la surproduction éditoriale et la concentration actuelle des acteurs du marché, il n’est pas étonnant que les professionnels s’inquiètent pour la bibliodiversité et donc, l’accès à l’information. On voit déjà un recul de la littérature complexe comme le révèle sur France Culture Mathilde Serrell dans son billet culturel.
Et la surproduction ne semble finalement pas en être la seule cause : « Certains éditeurs ont déjà freiné leur publication, mais demeure ce constat qualitatif : une réduction de l’appétit pour la littérature complexe. Or celle-ci est inquiétante car c’est cette littérature complexe qui fait l’histoire littéraire plus qu’elle ne raconte des histoires » résume Vincent Monadé.
Loi Lang, subventions pour la création, promotion à l’international… La France a la chance que le gouvernement soutienne encore législativement l’industrie du livre. Alors que le Centre national du livre, principale aide pour les acteurs du secteur, vivait sur la seule taxe de reprographie – dont les gains étaient en baisse depuis déjà quelques années, le gouvernement le reprend sous son aile et déterminera maintenant ses budgets, comme décidé dans le Projet de loi Finances 2019.
Pour cette année, le montant alloué s’élève à 24 millions d’euros, alors qu’en 2018 le CNL disposait de 23 ,6 millions et était déjà en hausse de 5 % sur l’année précédente. Mais pour mieux comprendre l’étendue de « l’exception culturelle » à la française, rien de mieux que d’observer l’état du marché du livre de nos voisins.
L’exemple du Royaume-Uni est parlant pour illustrer l’influence du gouvernement : pionnier dans le domaine avec le Net Book Agreement qui fixait le prix du livre neuf dès 1900, le marché britannique a bien changé depuis cette époque. Les décennies pendant lesquels il fut en vigueur marquèrent « l’âge d’or » de la librairie indépendante. Mais le pays s’est rapidement converti au marché libre et le prix est devenu un argument de taille, amenant au rejet du NBA au nom de la libre concurrence en 1997.
La conséquence se vit rapidement : les librairies indépendantes ont fermé les unes après les autres, les supermarchés proposant des prix défiant toute concurrence et achetant en ferme, annihilant ainsi le système des retours. Entre 1997 et 2010, pas moins de 500 librairies ont fermé selon Sam Jordison, journaliste pour The Guardian. Les plus gros vendeurs, les supermarchés et la chaîne Waterstones, contrôleraient le marché ; ils ne décident pas seulement de la visibilité d’un titre, mais aussi de son concept éditorial et de son tirage.
Cependant, nous voyons depuis 2017 le nombre de librairies indépendantes augmenter progressivement selon The Booksellers Association. L’équilibre entre fermetures et ouvertures est revenu : alors qu’en 2016 on comptait 867 librairies indépendantes, en 2017 ce nombre a progressé pour atteindre 868 librairies. La victoire est petite, mais on peut espérer que cette augmentation tende à se concrétiser puisqu’en 2018, 15 librairies ont ouvert leurs portes.
Le retour vers un commerce local, pari gagnant ?
Ce retour des librairies indépendantes au Royaume-Uni est surtout dû à une prise de conscience : la vente de livres est vue comme une fonction essentielle de la communauté. Les habitants des quartiers où ces magasins se sont implantés accueillent aujourd’hui chaleureusement ces nouvelles entreprises, arguant qu’une librairie est exactement ce qu’il manquait à proximité.
Après 20 longues années, l’industrie du livre au Royaume-Uni semble entrer dans une période d’éclaircie. La hausse du nombre de librairies indépendantes révèle un regain d’intérêt du public pour ces entreprises « de proximité ». Cependant, ces nouveaux acteurs rentrent dans un paysage connu pour sa concurrence difficile, en partie à cause du manque de soutien de l’État sur le commerce du livre. Ils devront innover et se démarquer pour rester rentables dans un tel contexte économique.
Concentration, exigence de rentabilité et développement d’une production répondant aux attentes des lecteurs sont étroitement liés.
L’édition française reste pourtant un oligopole à franges ; si la majorité du marché est certes dominée par les grands groupes éditoriaux, dont les résultats financiers doivent se conformer aux attentes des groupes auxquels ils sont affiliés, la diversité éditoriale est garantie grâce à la myriade de maisons indépendantes qui recouvrent le territoire français. Quant à eux, les grands groupes industriels misent plutôt sur le transmédia pour exploiter au maximum les licences dont ils détiennent les droits.
La menace d’une uniformisation de l’offre est pourtant bien présente, non pas tellement par rapport à la production qui reste encore très éclectique mais plutôt en ce qui concerne le lectorat, recherchant de moins en moins des lectures complexes.
Article réalisé et publié dans le cadre des travaux menés avec les élèves du Master 1 Apprentissage de l’université de Villetaneuse — Paris 13, spécialité Commercialisation du livre. Les étudiants sont invités à écrire sur un sujet lié au monde de l'édition, suivant des consignes de rédaction journalistique.
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