Samuel Beckett, monstre sacré de la littérature du XXe siècle qui reçut le Prix Nobel en 1969 pour l’ensemble de son œuvre, « une catastrophe » disait-il, qui préféra choisir le Français pour écrire, délaissant partiellement sa langue maternelle, mais c’est aussi une mode à l’époque, on songe tout particulièrement à Cioran qui deviendra son ami et qu’il rencontrera régulièrement à Paris au cours d’intenses discussions, est souvent considéré comme l’un des pionniers du théâtre de l’absurde aux côtés d’autres auteurs célèbres, Eugène Ionesco, Jean Genet ou bien encore Arthur Adamov.
Une formulation aujourd’hui consacrée et utilisée dès les années cinquante par le critique Jacques Lemarchand puis reprise par la suite par Martin Eslin dans un essai paru en 1961, pour définir un style singulier nourrit par un imaginaire incisif et décalé comme à l’épreuve d’une langue nouvelle, se faufilant dans les méandres d’une pensée plus profonde, et jouant avec les mots d’un langage compulsif et saturé.
Il est à craindre cependant qu’une telle appellation ne soit trop réductrice, si l’on en juge par la portée d’une œuvre qui continue encore de nous interpeller et de nous fasciner au-delà des clivages et des choix littéraires de l’époque, avec une force de proposition, qui se veut à la fois conjuguer, rupture et dépassement ; et ne serait-ce que pour entrer de plain-pied dans la vie d’un auteur dont la riche biographie justifiera amplement cette forme d’écriture.
Il n’en fallait pas moins pour que Malys Besserie bien connue des auditeurs de France Culture, publie un premier roman intitulé le Tiers-temps, pour le moins inattendu et surprenant consacré aux derniers mois de la vie de Samuel Beckett, sans tomber dans le piège de la sourde admiration, ou de la fade retranscription de faits réels, parfaitement établis au cours du temps par les spécialistes de l’auteur — dans une langue finalement fort abordable et empreinte de justesse qui relate adroitement tous les épisodes et les personnes qui ont marqué son existence.
Un exercice difficile qui aurait pu se révéler fort hasardeux si Maylis Besserie n’avait trouvé presque naturellement le bon équilibre entre « fiction » et réalité qui tient, le lecteur en haleine de bout en bout de cet ouvrage, sans ennui aucun. Preuve que l’auteure a su percevoir les infinis détails d’une fin de vie inéluctable sans pour autant être désaccordée. Chapeau !
Depuis quelques années déjà, Beckett atteint par la force de l’âge s’est retiré progressivement du monde. Il bénéficie désormais d’une reconnaissance universelle, il n’a plus rien à prouver. Il est venu le temps de l’éloignement psychologique qui a souvent été considéré à tort ou à raison, comme une dépression chronique.
« Paris et les écrivains. Ça a toujours été un lieu de rivalité entre cliques. Et quand on est pas dans la course, il n’y a pas là grand intérêt », écrit-il abruptement. Il préfère d’ailleurs la compagnie des artistes et des peintres. Ses écrits se sont également raréfiés et de plus en plus brefs, comme Compagnie (1980) ou Mal vu, mal dit (1981) publiés huit ans avant sa mort. Il vit désormais au n° 38 aux côtés de sa femme Suzanne de six années son aînée.
[Premières pages] Le tiers temps
Mais l’homme faiblit à vue d’œil, lui qui était si sportif. Un corps robuste et élancé qui maintenant s’étiole. « Je ne me laisse pas dépérir ni ne cherche à desserrer les liens qui me sont chers, je suis tout simplement vieux, fatigué. Vois le chant du fossoyeur. » Il sera finalement admis à la suite d’une nouvelle chute, dans une maison de retraite dénommée le « Tiers-Temps ».
Rue Remy-Dumoncel dans le XIVe arrondissement. Certes son état de santé n’est pas préoccupant, mais les symptômes du vieillissement son désormais visibles. « Observations médicales. Dossier 835689. Monsieur de 83 ans, écrivain, adressé par le Dr Sergent, qui est un de ses amis, pour un problème d’emphysème et de chutes à répétition, ayant entrainé des pertes de connaissance. M.Beckett à des antécédents familiaux de maladie de Parkinson (branche maternelle) ».
C’est le temps de la prise de conscience, le moment de faire le bilan en quelque sorte. Réfléchir sur soi. En novembre 1988, il écrit, « Toujours dans cette retraite de croulants à la recherche de mes jambes d’autrefois. Amélioration lente, espoir de remonter bientôt au 38, déserté depuis ma chute dans la cuisine il y a plus de trois mois ».
À ce moment-là malgré sa fragilité physique, il émet encore quelques espoirs significatifs d’une combativité devenue inévitablement maligne. Février 1989, « Toujours ici avec les croulants, pas mieux, pas pire, pas de fin de vie. Que peut-on demander de plus à un croulant ? » Cette fois-ci Beckett ne se fait plus d’illusion, il ne ressortira pas vivant de cet endroit. Il continue cependant à recevoir quelques rares amis, pour « déjouer le temps ».
Cette dernière période est aussi celle des souvenirs. Suzanne, sa fidèle épouse rencontrée en 1930, que l’auteure a baptisée simplement « elle », un choix qui d’ailleurs n’est pas qu’une simple suggestion. « Il y a une Française que j’aime vraiment bien, objectivement, qui est bonne pour moi ». Il finira par l’épouser en 1961 dans la plus stricte intimité.
statue de cire de Samuel Beckett, National Wax Museum Plus - Osama Shukir Muhammed Amin FRCP(Glasg), CC BY SA 4.0
On le sait Suzanne, n’a pas été qu’une simple épouse béate, elle s’est fortement investie dans la carrière de son mari, frappant aux portes des éditeurs. Pour lui, elle a renoncé à sa carrière de concertiste. Une femme aimante entièrement dévouée qui prend soin de lui. « Je suis une abbesse », aurait t-elle dit. Puis au fil du roman, une autre rencontre, celle de James Joyce, le vieux maître, dont Beckett a été le secrétaire particulier, grâce à l’entremise de Thomas MacGreevy, lui-même figure emblématique de la littérature irlandaise.
Joyce deviendra par la suite un vrai ami. Ils partagent tous deux l’amour de la langue, une passion commune et mesurée, avec une fascination avertie pour Dante et les Ecritures. Et puis ils sont respectivement farouchement anticléricaux. Beckett, devient tout naturellement un familier, il l’accompagne dans ses sorties, sympathise avec ses enfants Lucia et Giorgio.
Et en juillet 1989, c’est le coup de grâce pour Beckett, Suzanne meurt. Il reste pourtant lucide et serein, « la fin a été douce. La toute fin. Avant le premier repos enfin ». « Elle est morte. Il faut sans cesse me le rappeler : Suzanne n’est pas dans la chambre, elle n’est pas avec moi, elle n’est même plus. Elle s’est… enfouie », écrit l’auteure. Il meurt à son tour le 22 décembre 1989. Ainsi toute la subtilité de ce premier roman, tient-il à la distance nécessaire que l’auteure a su mettre entre les protagonistes, sans jamais jouer d’empathie déplacée ou de mots superflus.
Il y a du respect dans ces lignes qui laisse pressentir une sorte de joie ou de scintillement personnel comme une fille qui s’adresse à un père virtuel en l’accompagnant jusqu’au dernier instant. « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter ». Fin de partie !
Maylis Besserie – Le Tiers temps — Gallimard — 9782072878398 – 18 €
Paru le 06/02/2020
184 pages
Editions Gallimard
18,00 €
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