Gaston Boissier (1823-1908) franchit avec succès toutes les étapes de l’excellence académique ; celles, plus redoutables encore, de l’érudition la plus exigeante et il connut une éclatante réussite littéraire ; il accéda, à l’âge tendre de cinquante-trois ans, à ce sommet de la célébrité française que représente la réception à l’Académie française et enfin, en 1895 au Graal de la fonction de secrétaire perpétuel de l’Académie Française.
Et cependant son nom est aujourd’hui inconnu, ses travaux ignorés, et sa notoriété éteinte : Gaston Boissier représenta pourtant dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle la triple figure du professeur, du savant et de l’écrivain, et à cet égard on comprend, à travers des témoignages qu’il n’est pas impossible de retrouver aujourd’hui, qu’il fut, en son temps, un véritable idéal de la haute culture française. Une époque qui ne produisit pas seulement des oubliés, comme l’écrivit aventureusement un auteur dont on a publié récemment le Journal intégral.
Il est donc juste de se pencher sur l’œuvre de cet humaniste : interjeter appel au froid et définitif verdict de la postérité est inutile et fastidieux, mais il n’est pas interdit de témoigner à la fois pour un homme et pour un moment de la civilisation française.
Natif de Nîmes en 1823, il grandit à l’ombre des ruines admirables de la ville fondée par Octave Auguste et qui sait s’il n’a pas pris de son enfance, entre la Maison Carrée et l’amphithéâtre cette manière de flânerie savante et d’érudition enjouée ?
Car ce qui frappe d’abord dans son œuvre, c’est la familiarité profonde qu’il entretient avec le monde romain : accompagner par exemple Gaston Boissier vers la maison de campagne d’Horace est aussi simple que d’entendre un ami vous raconter une villégiature dans quelque maison qu’on lui aurait prêté : la route qu’il est bon d’emprunter, et les variantes qui s’offrent ; les rencontres curieuses qu’on peut faire en chemin ; les paysages qu’on y admire et les monuments qu’il sera intéressant d’observer.
Tous les détails y sont, mais ce sont des détails d’il y a vingt siècles, et sans que jamais on ait l’impression d’entendre une leçon du professeur du collège de France : non, c’est une conversation, un peu relâchée, comme on en a, souvent, au retour des vacances : était-ce la bonne saison et la maison est-elle confortable ? ne risque-t-on pas de s’y ennuyer à la mort ? s’est-il rencontré avec tel ou tel de nos amis ? et Lavinia est-elle aussi jolie qu’on le dit en ville ? trouvera-t-on de bons restaurants aux alentours et s’il faut revenir à la capitale comment peut-on éviter les embouteillages ?
La même conversation, en vérité, mais à la seule différence que le sujet en est extraordinaire : la maison de la Sabine que Mécène offrit à Horace et dont le grand poète nous parle avec tant de confiance.
Laissons la parole à Gaston Boissier : « J’y suis passé au mois d’avril, vers midi…Quand on a dépassé Bardela, à un détour du chemin on voit à gauche Roccagiovine…La route est rude pour y arriver, et pendant que je me fatigue à la gravir, je comprends à merveille l’expression de Horace qui nous dit qu’il est forcé pour arriver chez lui d’escalader la forteresse.Ici se rencontre un point de repère qui va nous servir à nous diriger. Dans une épître charmante qu’Horace adresse à un de ses meilleurs amis pour lui faire savoir combien il aime la campagne et qu’il ne regrette, de tous les plaisirs de Rome, que le plaisir de le voir, il termine sa lettre en disant qu’il l’a écrite derrière le temple en ruine de Vacuna
Haec tibi dictabam fanum post putre Vacunae (1)
Vacuna était une déesse fort honorée chez les Sabins et Varron nous dit que c’était la même qu’on appelle à Rome la Victoire. On a retrouvé près du village une belle inscription qui nous apprend que Vespasien a relevé à ses frais le temple de la Victoire que l’âge avait presque détruit.
Aedem Victoriae vetustate dilapsam sua impensa restituit
….Si Roccagiovine, comme on peut le croire, est bâti sur l’emplacement du fanum Vacunae, c’est par là que devait être l’entrée du domaine d’Horace. Nous continuons à monter, en inclinant vers la droite, par un chemin pierreux qu’ombragent de temps en temps des noyers et des chênes… »
En concluant cette promenade par ce mélancolique envoi : « …A Preneste, lorsqu’il venait s’asseoir, en lisant Homère, sur les marches du temple de la Fortune, il apercevait dans la brume les murailles de la grande ville. A Baïes, il en rencontrait partout la jeunesse, occupée de ses fêtes bruyantes : c’était Rome encore, entrevue dans le lointain ou coudoyée dans la rue. Rome ne venait pas dans la vallée de la Sabine : qui donc aurait osé, parmi cette jeunesse élégante, s’aventurer dans la montagne au-delà de Tibur ? Horace y était donc vraiment chez lui. Il pouvait dire, en mettant le pied dans son domaine : “Ici, je n’appartiens plus aux importuns ; j’ai quitté les soucis et les ennuis de la ville ; je vis enfin et je suis mon maître : vivo et regno.” (2)».
Ce tour de force, Gaston Boissier le renouvelle lorsqu’il nous amène dans le Latium ou en Sicile, sur les traces d’Enée (3) , ou enfin dans l’Afrique romaine (4) et chaque fois en somme nous acceptons son invitation.
La clé de cette familiarité repose bien entendu dans une connaissance du monde romain, dans laquelle Gaston Boissier sut rassembler toutes les ressources de l’archéologie, de l’épigraphie, de la littérature et de l’histoire romaine ; même les controverses théologiques du paganisme et du christianisme (5) trouvent en lui un commentateur admirable. Et qui enfin a plus vivement mis en lumière la manière dont Virgile a policé l’épopée homérique et comment l’Eneide prépare la chanson de geste médiévale ?
Il est juste de redire de ses livres ce que lui-même disait des lettres de Cicéron, qu’ils nous jettent, malgré la distance des siècles, au milieu des évènements et des hommes et qu’ils semblent à la lettre nous passer sous les yeux ; au point que sortir des Promenades archéologiques vous laissent comme au sortir de ces rêves dont parle Tertullien, somnia vocatoria, tiré du plus doux des voyages, incertain d’avoir rêvé ou d’avoir vécu, et au fond, dans le plus secret de notre être, tremblant d’avoir rêvé et certain d’avoir vécu : tels sont les songes qui se jouent de nos sens assoupis (6) .
Aucun historien je crois ne restitua avec une si lumineuse vivacité, avec une telle précision, un tel sentiment de la vie et des façons de dire si élégantes, le monde romain entre César et le siècle des Antonins. Il parle de la politique comme si il avait passé l’après-midi sur le Forum, et de littérature comme si il en avait discuté la veille avec Cicéron et ses amis (7) – titre de l’un de ses ouvrages parmi les plus recommandables.
« Ce besoin d'être régulièrement informé de tout, et, pour ainsi dire, de vivre encore au milieu de Rome après qu'on l'avait quittée, personne ne l'éprouva plus que Cicéron ; personne n'aima davantage ces agitations de la vie publique, dont les hommes d'État se plaignent quand ils en jouissent, et qu'ils ne cessent de regretter lorsqu'ils les ont perdues. Il ne faut pas trop le croire quand il vient nous dire qu'il est fatigué des discussions orageuses du Sénat ; qu'il cherche un pays où l'on n'ait pas entendu parler de Vatinius ni de César, et où l'on ne s'occupe pas des lois agraires ; qu'il meurt d'envie d'aller oublier Rome sous les beaux ombrages d'Arpinum, ou au milieu du site enchanté de Formies.
Aussitôt qu'il est installé à Formies, à Arpinum, ou dans quelque autre de ces belles villas qu'il appelait avec fierté les ornements de l'Italie, ocellos Italiae, sa pensée retourne naturellement à Rome, et des courriers parlent à chaque moment, pour aller savoir ce qu'on y pense et ce qu'on y fait. Jamais, quoi qu'il dise, il ne put détacher les yeux du forum. De près ou de loin, il lui fallait ce que Saint-Simon appelle ce petit fumet d’affaires dont les politiques ne se peuvent passer. … Aussitôt qu'il est de retour à Rome, il se plonge de plus fort dans la politique ; les champs et leurs plaisirs sont oubliés. A peine surprend-on par moments quelques regrets passagers d'une vie plus calme. « Quand donc vivrons-nous? quando vivemus ? » dit-il tristement au milieu de ce tourbillon d'affaires… »
Enfin, nommer Emile Mâle qui lui doit presque entièrement un passage magnifique de la préface des Vieilles églises de Rome, c’est nommer seulement son plus prestigieux débiteur : Gaston Boissier fut à la fois une inspiration et un exemple pour tous ceux qui ont aimé à ressusciter les plus anciens souvenirs de ce peuple romain, éloquent et énergique, « diseur de paroles et faiseur d’actions ».
On peut lire ici et là qu’il fut le plus éminent représentant de l’humanisme académique au tournant du siècle. Ce titre pompeux est une demi-vérité, et donc un mensonge entier puisqu’en effet je ne connais en réalité rien de moins académique et rien de plus humain cependant que cette œuvre lumineuse : tolle, lege !
1. Epist., I, 10, 49
2. Epist., I, 10, 8
3. Promenades archéologiques (1880) et Nouvelles promenades archéologiques (1886)
4. L’Afrique romaine (1895)
5. La religion romaine d’Auguste aux Antonins (1874) ; La fin du paganisme (1891)
6. Virgile, Eneide, X
7. Cicéron est ses amis (1884)
Aujourd'hui, nous sommes ravis de publier cet article d'Antoine Cardinale, lecteur assidu des Ensablés, qui nous propose un article sur Gaston Boissier, écrivain oublié, qui savait mêler l'histoire, la littérature et la poésie.
Les Ensablés
1 Commentaire
Belcikowski
08/02/2018 à 13:21
Merci à Antoine Cardinale, qui donne envie de courir chercher le livre de Gaston Boissier là tout de suite !Ce que j'ai fait. On trouve les Promenades archéologiques sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1158842c