Mon cher Hervé, les journaux ont beaucoup parlé, à sa mort, d’Edmonde Charles-Roux qui a reçu le prix Goncourt en 1966 pour Oublier Palerme. Je n’ai pas lu ce roman, ni aucun autre livre d’Edmonde Charles-Roux. Un prix Goncourt datant exactement d’il y a cinquante ans, un demi-siècle, est-ce que ça vaut encore la peine d’être lu ? On sait qu’un Goncourt ne devient pas forcément un classique. L’auteur a peu écrit, son nom n’est associé à aucun courant littéraire. Et je ne sais absolument pas de quoi parle ce roman dont le titre est assez mystérieux. J’ai emprunté le livre en bibliothèque. Ce sont 324 pages, à l’écriture très serrée.
Le 22/02/2016 à 08:55 par Les ensablés
Publié le :
22/02/2016 à 08:55
Goncourt 1966
Par Laurent Jouannaud
Surprise dès le premier paragraphe : « A New York, cela étonnait un homme en noir assis sur le pas de sa porte. Même dans la ville basse, même au coin de Mulberry Street[1] cela étonnait. Je reverrai toujours Carmine Bonnavia tel qu’il m’est apparu ce jour-là, borne sombre contre laquelle j’ai buté. » Je m’attendais à la Sicile et me voici aux USA. Mais j’ai compris : les Siciliens d’Amérique n’arrivent pas à oublier Palerme. En effet, le roman fait le grand écart entre l’Italie et l’Amérique. Nous sommes alternativement à New York et à Solanto, près de Palerme, le village sicilien d’où sont originaires les protagonistes de l’histoire.
Quels protagonistes ? L’auteur multiplie les pistes et même les fausses pistes. On n’entendra plus parler de Carmine Bonnavia avant la page 95. C’est Gianna Meri qui est la narratrice. Elle travaille pour Fair, un journal de mode : elle rédige des articles sur l’Europe, et surtout l’Italie. Gianna est arrivée récemment (l’auteur ne précise pas) à New York, elle a été élevée dans un couvent à Palerme. Elle est « étrangère ». Elle se rappelle le pensionnat des sœurs de la Visitation, sœur Rita, le père Saverio. Les souvenirs ne l’empêchent pas de s’intégrer. Le passé reste en elle sans l’empêcher de vivre le présent : « Je ne réussissais toujours pas à me couper du passé ni à me guérir de l’envie de regarder en arrière. » Un nom apparaît dans ses souvenirs, sans plus d’explications : Antonio (p. 91).
Gianna découvre les Américains. Le Nouveau Monde n’en sort pas grandi. Son amie Babs, journaliste à Fair, fait passer sa carrière avant tout : « Babs portait en évidence et comme à la surface de sa peau les signes extérieurs d’une réussite sans histoire. » Elle habite chez sa vieille tante Rosie, Mrs Mac Mannox, qui n’aime pas les « caractères exotiques », c’est-à-dire les catholiques, les juifs, les acteurs, les noirs (« ils ont une odeur »). Tante Rosie a cette formule qui explique tout : « Une minorité a forcément quelque chose d’inquiétant. » Veuve, elle veut « faire jeune » et l’industrie cosmétique est là pour s’occuper d’elle. L’auteur multiplie les portraits et les petites scènes. Il y a Fleur Lee, la directrice alcoolique de Fair, « le magazine des vies heureuses, des belles fortunes et des femmes qui réussissent ». Il y a l’enterrement de Miss Blaisie, secrétaire de rédaction. Et Gianna croise un Entrepreneur, un homme sérieux, qui « a horreur des étrangers ». Il y a le défunt Mac Mannox qui savait arranger les rencontres. Une carrière réussie implique un mariage réussi, mais Babs n’a que des liaisons : « Il y a toujours un premier homme, puis un autre et encore un autre. » Jamais l’amour ! Cette première partie culmine avec un cocktail où l’on boit, où l’on se montre, où Carmine Bonnavia, personnalité politique importante, a été invité et où Gianna le rencontre.
La deuxième partie du roman nous envoie en Sicile d’où est venu Alfio Bonnavia, le père de Carmine. Et c’est comme un autre roman qui commence. L’auteur plante un nouveau décor qui remonte à cinquante ans en arrière. Elle raconte les raisons de l’exil d’Alfio : sa maison a été emportée par un raz-de-marée, l’Autorité a refusé de l’indemniser et de lui faire crédit. « Et c’est ainsi qu’une fois encore un Bonnavia décida de partir. » L’auteur passe sur le voyage et l’arrivée dans le Nouveau Monde : « Alfio fera sans nous l’apprentissage de sa carrière urbaine ». Mais Edmonde Charles-Roux aime le détail et les anecdotes : Alfio a obtenu un passeport grâce au jeune don Fofo, fils du baron de D., le seigneur local. Alfio a traité Fofo de fils de cocu. Amis d’enfance, ils se sont disputés car don Fofo ne voulait pas qu’Alfio émigre. Après l’insulte, les deux hommes doivent se battre ou ne plus se voir : Alfio part.
L’insulte était-elle justifiée ? Oui. Et nous voilà maintenant partis non pas vers New York, mais dans la vie amoureuse du père de Fofo et dans la chronique du village. On présente le grand-père qui était garibaldien. Puis son fils, le père de Fofo, dont la femme était une originale. Ils aimaient tous deux la musique, et elle rencontra par hasard un chanteur de charme et de génie. Il s’agissait de Caruso lui-même (1873-1921), sicilien d’origine, qui commence son extraordinaire carrière. On ne lui résiste pas. Le baron, découvrant la vérité, s’enferme dans son château, repousse sa femme, élève seul ce fils qui n’est peut-être pas le sien. L’auteur nous a prévenus : « Ce qu’il adviendra de cet aristocrate italien, dans l’espace de vingt ou trente ans, exige que le cours du récit soit interrompu et Alfio Bonnavia abandonné au voyage qu’il a résolu d’entreprendre. »
Le roman a changé de style : de l’étude sociale de la société new-yorkaise, on est passé à la chronique burlesque d’un village imaginaire et d’un baron de fantaisie. Le baron méprise les fascistes arrivés au pouvoir, écoute de la musique. Un beau jour, son fils Fofo lui amène son petit-fils : « Un petit-fils lui tombait du ciel ? Il ne désirait plus d’autres joies que de l’avoir là, toujours ». Ce bébé s’appellera Antonio (voir p. 91). Et le médecin du coin qui s’occupe de lui s’appelle Paolo Meri. Et un jour, la fille du médecin (c’est Gianna !) rencontre Antonio qui a quinze ans ce jour-là. Ils s’aiment tout de suite, évidemment : « Je vais t’aimer, tu sais…Je vais t’aimer beaucoup et pour toujours. Et je le crois. Et j’ai ses lèvres sur les miennes ».
Nous revoilà de nouveau à New York. Carmine y est né car son père Alfio y a rencontré la belle Mariannina qui tenait une sorte de restaurant où tous les immigrants étaient les bienvenus. Le magazine Fair prospère (« mode, sexualité, voyage et boustifaille »), Babs est toujours seule, Gianna est reprise par ses souvenirs, et je sais ce qu’on va me raconter : l’amour avec Antonio, la mort d’Antonio et le départ de Gianna pour les USA. Et Carmine ? Il attendra. En effet, voici de belles pages sur la belle histoire d’amour entre la belle Gianna et le bel Antonio sur la belle Méditerranée par de belles journées ensoleillées : « Nous restions longtemps ainsi, dérivant ensemble, les lèvres unies, avec la mer étendue sous nos deux corps comme un drap immense et le bruit doux des vagues pour nous bercer. » (p. 158) Pour le coup, j’ai l’impression de lire un feuilleton publié dans Fair ! Mais il y a les fascistes, la guerre !
Et maintenant, enfin, l’auteur nous raconte l’histoire de Carmine Bonnavia. La gargote de l’arrivée à New York s’appelle désormais « Chez Alfio », on y mange les meilleurs spaghettis de la ville. Mais Mariannina, la mère de Carmine, est devenue alcoolique, elle est assassinée dans une affaire louche. Carmine a abandonné ses études de droit : « La mort de Mariannina libérait en lui des facultés insoupçonnées de mécontentement, de révolte. » C’est alors qu’il rencontre Pat O’Brady, irlandais, dit le Cogneur, assagi (« Pat O’Brady buvait plus qu’il ne cognait ») et membre du parti démocrate. Carmine entre en politique et fait une ascension fulgurante, notamment grâce à une statue de la madone, au teint jaune et aux traits nettement asiatiques, qui lui assure le vote des Chinois de New York. En quinze ans, le fils d’immigré s’est complètement américanisé : « Disparu l’Italien, introuvable. Un véritable Américain. » Assimilé, dirions-nous. Fini ?
Mais non ! Juste avant la guerre, Calogero, le frère d’Alfio, décide d’émigrer lui aussi, vingt-cinq ans après son aîné. Carmine facilite les choses administratives. Calogero arrive avec la jeune Agata, qui est enceinte et doit le cacher sinon on ne la laissera pas émigrer. Le passé revient au cœur d’Alfio. Inoubliable le passé : « Revoir son frère, l’entendre, vivre dans son intimité, c’était retrouvé le passé, s’y enfouir et mesurer aussi ce que le présent avait de précaire, de froid, d’irrémédiablement étranger. » Agata, seize ans, a du caractère : « Agata refusait de se fondre dans le paysage new-yorkais. Il lui fallait son passé, ses habitudes, son patois, comme à l’escargot sa coquille. » Elle refuse de tricher. « Elle était le glas, le tocsin de la tricherie. » Oui, l’auteur a raison, les immigrés trichent, ils font semblant d’être heureux. Mais Gina s’adapte sans changer, fière du passé et du présent. Carmine est presqu’amoureux d’elle. Fini ? Non, il y a encore la troisième partie.
La troisième partie voit mourir Antonio dans les sables de Libye. Gianna quitte alors la Sicile, l’auteur ne donne guère de détails. Mais le Baron, père de Fofo et grand-père d’Antonio, quitte l’île lui aussi, après la guerre, grâce à Lucky Luciano, emprisonné à New York mais toujours maffioso influent en Sicile. A Little Italy, le vieux baron rencontre un buste de Caruso dans l’épicerie de Dionisio Caccopardo, et croit revoir sa femme qu’il a toujours aimée, celle qui l’a trompé avec le ténor. Il croit l’entendre à nouveau, « ivre de joie, enfin dépossédé de lui-même et de cette écharde qu’il avait au cœur ». En voilà un que l’exil replonge dans le passé au lieu de l’en éloigner !
Finir un roman, mon cher Hervé, c’est plus difficile que de le commencer, vous le savez bien. Et j’ai l’impression qu’Edmonde Charles-Roux n’y arrive pas. Ses personnages courent tout seuls. Et il faut encore un peu d’amour dans tout ça. Carmine et Agata ? Non, elle est la femme de son oncle. Carmine et Gianna ? Non, il y a l’ombre d’Antonio. Mon cher Hervé, je vous le donne en mille, c’est Carmine et Babs ! Pourquoi pas ? Deux carrières s’épousent. Fête réussie. Tante Rosie est heureuse. Fini ? Mais non ! Carmine organise son voyage de noces à Palerme.
Et à Palerme, l’imagination d’Edmonde Charles-Roux déborde. Carmine redevient sicilien et Babs ne s’habitue ni à la chaleur ni à l’odeur de poisson. Alors apparaît Gigino, un petit vendeur de jasmin à la sauvette, un adolescent sans famille qui manque de respect à Carmine. Carmine le poursuit, lui plante un coup de couteau (« soif de vengeance ») et puis le soigne, caché avec lui dans un souterrain. Carmine est recherché par la police. Babs rentre vite aux USA et comprend qu’elle n’a pas choisi l’homme qu’il fallait : « Sur le chemin du retour, elle eut vite fait de redevenir elle-même. » Quand Gigino meurt (longue agonie où il montre un grand courage), Carmine sort de sa cachette et se fait descendre en pleine rue par on ne sait qui. La vendetta, je suppose. Fin en forme de polar.
Carmine est mort à Palerme. Voici ses derniers mots : « New York mon exil, ma race reniée…New York, je te hais. » Assimilation ratée pour cet immigré de la seconde génération qui avait pourtant réussi. Chassez les origines, elles reviennent tôt ou tard ? Gianna le pense : « Je savais maintenant ce que Carmine avait représenté pour moi : la Sicile retrouvée, et plus secrète qu’il ne m’était possible de la concevoir, puisqu’en lui elle vivait masquée. »
Non, je n’ai pas aimé ce récit. Les romans-gigogne où les histoires s’enchâssent à volonté, ce n’est pas ma tasse de thé. L’auteur multiplie les portraits réussis, les petits tableaux drôles et critiques, les scènes pittoresques. Mais les pièces du puzzle n’arrivent jamais à composer une image totale et convaincante. Il fallait sans doute choisir, ou New York, ou Palerme. Les personnages peuvent hésiter, mais pas le romancier. Et puis, j’ai revu récemment Le Parrain (1972), le grand film qui adaptait le roman éponyme de Mario Puzzo, paru en 1969. La force des images fait pâlir le roman d’Edmonde Charles-Roux.
La question de l’immigration m’intéresse pourtant. Elle est plus que jamais d’actualité. Et vous savez, mon cher Hervé, que je vis en Allemagne où je suis exilé sans y être vraiment un immigré. Gianna m’a laissé sur ma faim. Elle aurait dû être le personnage central. Il manque le combat intérieur que les premières lignes du roman annonçaient : « On a beau vouloir couper avec le passé, quelque chose malgré tout demeure, qui s’accroche et dont on a le plus grand mal à se débarrasser. » Cette « double vie », l’auteur ne la décrit pas et sans doute qu’elle ne la connaît pas vraiment. Je crois qu’on peut oublier Oublier Palerme.
Il n’empêche que ce roman a reçu le Prix Goncourt en 1966. Pourquoi ? Les prix sont décernés, à côté de critères littéraires et éditoriaux, en fonction de la personnalité de l’auteur, de son œuvre déjà publiée, des urgences sociales, des crises morales. Que se passait-il donc en 1966 en France ? Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, a consacré son cours de 2011 à cette année 1966, année admirable, annus mirabilis, dit-il [2]. Il fait de cette année une année charnière : une France meurt, une France naît. La guerre d’Algérie s’achève, De Gaulle a été réélu de justesse en 1965, l’économie tourne fort, les USA s’enlisent au Vietnam. En littérature, quatre dinosaures passent la main: Sartre, Mauriac, Malraux, Aragon. Le Nouveau Roman s’essouffle, mais dure encore. Le structuralisme supplante le marxisme et le freudisme. Le roman qui marque l’année, c’est Le Vice Consul de Marguerite Duras (qui obtiendra le Goncourt 18 ans plus tard avec L’Amant). Antoine Compagnon voit dans Les Choses (Georges Perec, 1965) et Blanche ou l’oubli (Louis Aragon, 1967) les grands romans qui racontent cette époque. Lui qui a certainement tout lu ne mentionne pas Oublier Palerme.
Dans ce prix Goncourt de 1966, il n’y a curieusement pas un mot sur la France et les Français. Ce ne peut être un hasard. Je lis à la dernière page que l’écriture a duré 5 ans, de 1961 à 1966. Edmonde Charles-Roux travaillait dans la presse, elle a vécu la guerre et s’est engagée dans le camp de l’honneur. Elle connaît l’actualité. Et elle a écrit un roman de pure fiction. C’est peut-être ce qui a motivé le jury. Un écrivain femme, un premier roman, de la verve, de bons sentiments, pas de polémiques hexagonales. Un bon choix par défaut. Oublier Palerme, c’était oublier Paris.
[1] Artère principale de Little Italy.
[2] Ce cours est sur internet. Tapez Antoine Compagnon + 1966
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