Cher Hervé, sur les quatre écrivains français nobélisables, deux ont obtenu le prix (Le Clézio, Modiano), un l’obtiendra peut-être un jour (Pascal Quignard), et le quatrième, Michel Tournier, né le 19 décembre 1924, ne l’obtiendra plus. Son heure et son aura sont passées : il me semble qu’on n’a guère parlé de lui l’an dernier. Il a écrit un très grand roman : Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967). En réécrivant l’histoire de Robinson Crusoé, il a raconté la misère du monde occidental.
Le 29/03/2015 à 17:34 par Les ensablés
Publié le :
29/03/2015 à 17:34
Par Laurent Jouannaud
Le naufragé Robinson, aliéné par son passé, civilise une île déserte, civilise le primitif Vendredi, mais ne trouve pas le bonheur. Quand les tonneaux de poudre qu’il a stockés explosent, il découvre la vie sauvage, la vraie vie, en se réintégrant à la nature. Vendredi, colonisé mais jamais convaincu, devient alors son initiateur et lui montre le chemin de la libération. C’est un roman d’aventures, d’exploration, de réflexion, dans une riche langue classique. Tournier s’inspirait du chef d’œuvre de Daniel Defoe et le recyclait : sa critique du monde technique n’a pas vieilli, au contraire. Critique pertinente, illustrée, jamais démonstrative.
La goutte d’or (1985) traitait d’un autre sujet brûlant : l’immigration. Je me souviens qu’il s’agit d’un jeune Arabe qui quitte son pays pour venir à Paris… Pourquoi venir à Paris quand on est né à Tabelbala, une oasis du Sahara, au sud de Colomb-Béchar, en Algérie ? « Pourquoi ces jeunes s’en vont-ils ? », demande la mère d’Idriss, car il n’est pas le premier à quitter l’oasis. Tournier imagine plusieurs motifs à ce départ. Dans le premier chapitre du roman, son ami Ibrahim meurt : Idriss a perdu son double. Dans le même chapitre, en plein désert, un couple en Land Rover s’arrête et le photographie. Elle est blonde et promet de lui envoyer une copie de la photo : « Quand la Land Rover disparut en soulevant un nuage de poussière, Idriss n’était plus tout à fait le même homme. » Maintenant, les filles de l’oasis ne l’intéressent plus : « Il pensait avec un élan affamé à la photographe blonde qui lui avait pris son image et l’avait emportée avec elle dans son véhicule de rêve. » (p. 33) « Le nord, le travail, l’argent et les femmes platinées, cela faisait partie d’un même tout, confus mais brillant. » (p. 67) Émigration pour motifs économiques, sexuels et techniques (« Quelle merveille, la vie motorisée, automatisée, moderne ! » p. 73). Tournier ajoute un motif symbolique. Idriss n’a pas reçu la photo dont on lui avait promis une épreuve : il va la chercher. Cette promesse non tenue par le couple photographe, par l’Occident, il va essayer de la leur faire tenir. Il emporte en partant le bijou qu’a perdu une danseuse lors d’un mariage : un pendentif en or, en forme de goutte, une « goutte d’or », ou bulle d’or.
Michel Tournier
driss se met en route. A Beni Abbès, passant près d’un hôtel pour touristes, attiré par la piscine et par une femme blonde, il s’approche et se fait chasser : « Dis donc, toi là-bas! Tu n’as rien à faire ici. Va un peu plus loin. » (p. 84) A Béchar, il entre dans un atelier de photographe. On peut s’y faire photographier devant un décor peint, palais, forêt vierge ou désert de dunes : « C’est l’accession à la dimension artistique. Chaque chose est transcendée par sa représentation en image », dit le photographe. (p. 96) Le paradoxe, c’est que les touristes se font photographier devant des dunes peintes alors qu’ils voyagent dans les vraies dunes du Sahara. L’image remplace la nature. On comprend : l’image, au lieu de sauver le réel et de le redoubler, le concurrence et l’éclipse.
A Oran, il croise Lala, une très vieille femme, qui le confond avec son fils mort : elle lui montre une photo et peut-être qu’Idriss ressemble à cet Ismaïl défunt. Il a peur d’être un autre. A Oran encore, il lui faut des photos d’identité pour quitter le pays et entrer en France. La cabine photographique est en panne, il récupère deux photos qui ne lui ressemblent pas, celles d’un homme barbu. Et cela suffira : « Après tout pourquoi n’aurait-il pas eu une barbe avant de quitter Tabelbala ? » (p. 109) Cette fois, la photo se passe même de l’original. A Marseille, une grande affiche publicitaire vante les charmes des oasis sahariennes, et Idriss ne retrouve pas son oasis de Tabelbala dans ce massif de palmes et de fleurs exorbitantes autour d’une piscine. Cette photo ment. Et Idriss rencontre la femme blonde, une femme blonde : « elle ressemblait à la femme de la Land Rover malgré sa mini-jupe, ses hautes bottes noires et ses bas résille qui moulaient ses cuisses énormes ». Elle le dépucelle et se paie en lui prenant sa bulle d’or. A Paris, « cette mer d’images », il retrouve son cousin Achour qui a quitté l’oasis cinq ans auparavant, vit dans un foyer pour immigrés, envoie des lettres optimistes et des mandats à sa famille. Achour a fait tous les boulots. Achour a tout compris et le dit à Idriss et au lecteur : « Ici, c’est la liberté. Oui, c’est très bien la liberté. Mais attention ! C’est aussi terrible, la liberté ! T’es tout seul. Tu peux tomber par terre. Personne te ramassera. C’est ça la liberté. C’est dur. Très dur. » (p. 141) Il ajoute : « Les Français, faut pas croire qu’ils nous aiment pas. Ils nous aiment à leur façon. Mais à condition qu’on reste par terre. Les Français sont charitables avec les pauvres Arabes, surtout les Français de gauche. Et ça leur fait tellement plaisir de se sentir charitables. »
Tournier a dénoncé le racisme et se moque même de l’antiracisme facile des belles âmes ! Achour-Tournier précise : « Ils[les immigrés] voient bien qu’on ne veut pas d’eux. Alors rester ici pour toujours ? Ah ça jamais ! Alors qu’est-ce qu’ils veulent ? Ni rentrer au pays, ni rester en France. Ici, c’est l’enfer, mais le pays, c’est la mort. » Bref, Idriss est tombé dans un « énorme piège » (p. 143) : le piège dénoncé dans Vendredi ou les limbes du Pacifique. Il y restera. Un metteur en scène qui aime les garçons (« ta jolie petite gueule de bougnoule comme je les aime ») l’engage à passer chez lui, lui lit Le Petit Prince, lui propose un rôle dans un tournage publicitaire pour la boisson Palmeraie. Le film, son cousin Achour connaît bien : « Parce que, nous autres, privés de tout, on n’a que le rêve pour survivre, et le rêve, eh bien, c’est le cinéma qui nous le donne. » (p. 169) A la fin du tournage, Idriss doit conduire à l’abattoir un chameau devenu inutile puisque le clip publicitaire est en boîte. Il traverse Paris avec lui, passe dans un cimetière, entre un moment dans les abattoirs de Vaugirard encore en fonction (deux pages horribles, évidemment !) où on refuse de tuer la bête (« Où c’est-y qu’on tape pour tuer un chameau ? Sur sa bosse ? »), et le laisse au Jardin d’acclimatation. Idriss finira par passer rue Saint-Denis et par entrer dans un sex-shop (quatre pages horribles, évidemment !) : « Ici, tout est pour les yeux, rien pour les mains ». Ensuite, dans un bar du quartier Barbès, le quartier de la Goutte d’or, quartier des immigrés, il lit une bande dessinée : « Les paroles inscrites dans les bulles se détachent silencieusement sur les dialogues, les appels et les exclamations qu’il entend autour de lui. » (p. 194) Et ces bulles racontent son histoire ! Un couple dans le Sahara rencontre un jeune berger, la femme blonde conduit une Land Rover : « Hé petit ! s’écrie la bulle qui sort de sa bouche, ne bouge pas trop, je vais te photographier ! » Ah ! Toutes ces bulles ! Mais ce n’est pas tout ! Quand Idriss relève la tête, viennent de pénétrer dans ce bar de la Goutte d’or l’homme et la femme blonde, en chair et en os, ceux du début du roman, qui ne le reconnaissent même pas ! « Il n’est nullement surpris de voir accoudés au bar l’homme et la femme de la bande dessinée. Il les reconnaît, bien qu’ils ne soient pas habillés comme dans la Land Rover. » (p. 197) Eh bien moi, je suis étonné de les voir là, et je ne marche plus : le procédé est trop gros. Il y a encore quelques rebondissements inattendus : Idriss sert de modèle pour la fabrication de mannequins synthétiques. On ne le photographie pas, mais on le plonge dans une solution d’alginate qui retient en creux son empreinte. Désormais, des vingtaines d’Idriss, « qui se ressembleront comme des frères jumeaux », se retrouveront dans les magasins et vitrines !
Tournier fait le bilan : « Ces adolescents musulmans plongés dans la grande cité occidentale subissaient toutes les agressions de l’effigie, de l’idole et de la figure. Trois mots pour désigner le même asservissement. L’effigie est verrou, l’idole est prison, la figure serrure. Une seule clef peut faire tomber ces chaînes : le signe. » Mais, oui ! La calligraphie ! En dessinant des arabesques, chez le maître Abd Al Ghafari, « soir après soir, Idris cheminait vers la guérison. » Plus d’images, mais des lignes et des courbes, des pleins et des déliés ! Dans la journée, le marteau-piqueur ; le soir, le calame en roseau, « régénérant ses mains avilies par les travaux grossiers de la journée. » (p. 235) Sérieusement ? Michel Tournier a beaucoup pratiqué la philosophie. Il a des idées, il est ingénieux, mais cela ne suffit pas pour faire un bon roman. Dans Vendredi, l’érudition et la réflexion, notamment dans les pages du Log-book, venaient s’ajouter à un lyrisme romanesque qui est absent de La goutte d’or. Ici, il aurait fallu plus de chair autour de l’os. Les premières pages qui se passent au Sahara manquent de souffle : quelques mots exotiques (djenoun, chaamba, tazou, sloughis ou lumachelles) ne suffisent pas à faire vivre le désert. Tournier ajoutera deux contes, plus l’histoire du général Laperrine (p. 151), quelques pages sur Oum Kalsoum et l’art calligraphique, mais le récit ne décolle jamais.
Dans ce dernier roman, Michel Tournier, en artiste sensible et généreux, a bien repéré deux composantes de notre société qui font problème. La représentation tue le réel, le spectacle est une forme de vie, « l’image est l’opium de l’Occident » (p. 235) : les médias font la réalité. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’hier puisqu’il y a encore plus d’images (internet et smartphone). Le second problème, que Tournier présente sans détours mais sans arriver à l’élever au romanesque, c’est la difficile insertion de l’immigré dans le pays d’arrivée. La vision de Tournier n’apporte rien de nouveau, sa critique est simpliste, son Idriss est un peu trop naïf. Et résigné. Ses enfants le seront moins. Sur le bateau qui le conduisait en France, un jeune migrant lui a dit : « Là où nous allons, la religion est plus nécessaire que chez nous. Tu vas te trouver entouré d’étrangers, d’indifférents, d’ennemis. Contre le désespoir et la misère, tu n’auras peut-être que le Coran et la mosquée. » (p. 113) Cette intuition était la bonne, ce serait le sujet d’un grand roman : il reste à faire.
Commenter cet article