Cher Hervé, nous avons tous sur nos étagères quelques livres en attente. Ce sont généralement de gros volumes qui découragent un peu.
Le 03/05/2015 à 11:54 par Les ensablés
Publié le :
03/05/2015 à 11:54
Par Laurent Jouannaud
J’ai en attente Conversations de Goethe avec Eckermann : les 544 pages ne sont toujours pas coupées. C’est un livre que Nietzsche plaçait très haut et j’ai l’intention de le lire depuis vingt ans que je l’ai acheté ! J’ai acheté, il y a quinze ans Les mille et une nuits, en trois volumes, dans la fameuse traduction de Galland : j’attends le bon (?) moment pour m’y mettre. J’ai trouvé au début de l’été dernier Mémoires d’Outre-tombe, deux volumes Pléiade, d’occasion, que je comptais lire pendant mes congés : je n’en ai pas eu le temps, bien que j’aie lu beaucoup d’autres choses sans importance. J’ai la correspondance complète de Baudelaire : je feuillette de temps en temps les volumes, c’est passionnant, mais je n’arrive pas à m’y mettre d’un trait. Les Frères Karamazov, 953 pages, sont eux aussi en souffrance depuis longtemps. Ces gros classiques sont un plaisir sûr que je repousse pourtant sans cesse. Il y a tant de nouveautés à lire, et je n’ose pas me couper du flot continu du commerce littéraire. Peur de passer pour ringard ? Pression de l’actualité ? Oui, mais aussi confiance en la créativité humaine : il sort de bons livres, je veux les connaître, la littérature respire encore. J’ai aussi, relique du temps lointain de mes études, Julie ou La Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau, 568 pages, des pages de cinquante lignes en petits caractères.
En ce printemps mélancolique et solitaire, je revisite ce classique. Trois semaines avec Jean-Jacques.
C’est une histoire d’amour qui s’étend sur une dizaine d’années : Julie d’Etange, dix-huit ans, et son précepteur, vingt ans, tombent amoureux l’un de l’autre. Elle est noble et riche ; c’est un bourgeois pauvre : « Le baron d’Étange consentir à donner sa fille, son enfant unique, à un petit bourgeois sans fortune ? » Non, le père de Julie n’acceptera jamais une mésalliance. Deux jeunes gens s’aiment et la société les sépare : « les penchants de la nature » contre « les préjugés du monde ». Histoire éternelle. Ils s’avouent leur amour par lettres, et le roman est fait de leur correspondance. Saint-Preux écrit trois lettres qui restent sans réponse. Quand il annonce qu’il veut partir, Julie avoue qu’elle l’aime aussi : « Dès le premier jour que j’eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison ; je le sentis du premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle, le rendent chaque jour plus mortel. » Et elle précise : « Je connais l’inflexible sévérité de mon père. »
C’est un amour définitif et ce que Julie écrit, Saint-Preux pourrait l’écrire aussi : « Tout fomente l’ardeur qui me dévore ; tout m’abandonne à moi-même, ou plutôt tout me livre à toi ; la nature entière semble être ta complice ; tous mes efforts sont vains, je t’adore en dépit de moi-même. » Les deux amants sont prêts à payer le prix fort : ils sont prêts à mourir. Dès la seconde lettre, Saint-Preux annonce : « M’ordonnez-vous de mourir ? Ah, ce ne sera pas le plus difficile. » Et à la fin de la quatrième, Julie écrit : « Tu seras vertueux ou méprisé ; je serai respectée ou guérie. Voilà l’unique espoir qu’il me reste avant celui de mourir. » De fait, la mort plane sur ce roman d’amour et lui donne dès le début un écho tragique. Le frère de Julie est mort, et son ombre est toujours là. Le père pourrait bien, de sa main, « percer le cœur » des deux amants s’il les trouvait ensemble. Saint-Preux veut se battre en duel, et s’il meurt Julie meurt après lui : « Je ne survivrai pas d’un jour à celui pour qui je respire ». La mère de Julie meurt et Julie tombée gravement malade, souhaite mourir : « L’ordre de mourir sera pour moi le premier de ses [du ciel] bienfaits. »
Bien entendu le suicide est possible à tout moment. Dans une lettre de sept pages adressée à son ami Milord Edouard (Lettre 21, Troisième partie), Saint-Preux lui propose la mort : « Oh ! quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l’un de l’autre, de confondre leurs derniers soupirs, d’exhaler à la fois les deux moitiés de leur âme ! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants ? Que quittent-ils en sortant du monde ? Ils s’en vont ensemble ; ils ne quittent rien. » Et quand Claire, cousine et amie d’enfance de Julie, la revoit après quelques semaines de séparation, elle s’écrie : « Cousine, toujours, pour toujours, jusqu’à la mort ». Cet amour lutte sur deux fronts, le front intérieur et le front extérieur. Le front intérieur oppose l’amour physique à l’amour pur, le cœur aux sens, l’âme au corps. Peut-on aimer sans se toucher, s’embrasser et coucher ? Julie met l’innocence au-dessus de tout. Non par pruderie (« Je ne suis ni prude, ni précieuse »), mais parce que la chair rabaisse toujours l’esprit et le cœur. Rousseau suit une tradition platonicienne avec laquelle nous avons rompu. Julie écrit, deux mois après que Saint-Preux s’est déclaré : « Deux mois d’expérience m’ont appris que mon cœur trop tendre a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant. » (Lettre 9, première partie) Aujourd’hui, on pense, ou l’on veut, que les sens et l’esprit se complètent. Julie croit au contraire que l’amour pur est le meilleur de l’amour : « Tâche de calmer l’ivresse des vains désirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goûtons en paix notre situation présente. » Ce refus de la sexualité, au lieu de me faire sourire, me fait réfléchir. Mon cher Hervé, je vous le confie, je n’ai pas résolu la question sexuelle… et toute suggestion m’intéresse.
Julie est jeune et belle, Saint-Preux souffre, le désir physique est là : « Faut-il qu’incessamment mes yeux dévorent des charmes dont ma bouche n’ose s’approcher ? » Ce désir naturel, comment pourrait-il être mauvais ? « Cependant je languis et me consume ; le feu coule dans mes veines ; rien ne saurait l’éteindre ni le calmer et je m’irrite en voulant le contraindre. » C’est l’éternelle plainte du mâle insatisfait : que faire quand l’un désire et l’autre pas, quand l’un a envie et l’autre pas ? Le plaisir contre l’abstinence tranquille : « Pense, pense, Julie, que nous comptons déjà des années perdues pour le plaisir. Pense qu’elles ne reviendront jamais ; qu’il en sera de même de celles qui nous restent si nous les laissons échapper encore. » Julie n’a pas envie, et affirme, très moderne déjà, que son corps lui appartient et que personne ne doit la toucher sans son consentement. Saint-Preux insiste : « La sagesse a beau parler par votre bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui résister quand elle s’accorde à la voix du cœur ? » Julie le rappelle à l’obéissance : « Un amour si tendre et si vrai doit savoir commander au désir. » Saint-Preux, homme d’honneur, n’ira jamais plus loin que ce que Julie autorise. Aimer signifie respecter la volonté de l’autre. Le « non » de Julie suffit à la protéger.
Il y aura pourtant trois contacts physiques, à l’initiative de Julie. Il y eut un baiser : « Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi ta frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu’un éclair. » (Lettre 14, première partie). Il y eut un « instant d’égarement » où Julie céda, et qui laissa un goût amer (Lettre 29, première partie). Il y eut enfin une nuit, nuit unique, où Julie a voulu récompenser Saint-Preux de son obéissance : « Viens donc, âme de mon cœur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même ; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obéissance et de tes sacrifices ; viens avouer, même au sein des plaisirs, que c’est de l’union des cœurs qu’ils tirent leur plus grand charme. »
Le lendemain, Saint-Preux écrit que l’heure d’après l’acte aura été le sommet de l’amour : « Quel calme dans tous mes sens ! Quelle volupté pure, continue, universelle ! Le charme de la jouissance était dans l’âme ; il n’en sortait plus, il durait toujours. Quelle différence des fureurs de l’amour à une situation si paisible. » (Lettre 55, première partie) Quant au front extérieur, les deux amants peuvent braver l’opinion : « Qu’as-tu fait que les lois divines et humaines ne puissent et ne doivent autoriser ? Que manque-t-il au nœud qui nous joint qu’une déclaration publique ? Veuille être à moi, tu n’es plus coupable ». Ils peuvent s’enfuir : Milord Edouard, richissime anglais, leur offre ses terres en Angleterre. Au pire, il y aurait la mort : « Oh ! mourons, ma douce amie ! mourons, la bien-aimée de mon cœur ! » Mais l’amour sera vaincu par un autre amour. Julie fait passer l’amour filial avant son amour de femme. Elle obéit à son père qui mourrait d’une mésalliance et l’a promise à un homme qui lui a sauvé la vie, Monsieur de Wolmar, un homme comme il faut, que Julie n’aime pas : « Enfin mon père m’a donc vendue ! il fait de sa fille une marchandise, une esclave ! il s’acquitte à mes dépens ! il paye sa vie de la mienne ! Père barbare et dénaturé ! Mérite-t-il…Quoi ! mériter ! c’est le meilleur des pères ; il veut unir sa fille à son ami, voilà son crime. » (Lettre 28, première partie) Ce père l’a élevée, il l’aime, il mourra de chagrin, et Julie ne pourra jamais être heureuse si elle cause la mort de son géniteur. Le devoir, le respect et l’amour filial l’ont emporté. Est-ce plausible ? Les temps ont changé. Aujourd’hui, en Europe, ce sont les parents qui se sacrifient, plus les enfants. Il vaut mieux alors que Saint-Preux s’éloigne puisque Julie ne lui appartiendra pas : « Liée au sort d’un époux, ou plutôt aux volontés d’un père, par une chaîne indissoluble, j’entre dans une carrière qui ne doit finir qu’à ma mort » (Lettre 18, troisième partie)
Jean-Jacques Rousseau
Le roman pourrait s’arrêter là. Ce serait déjà un beau roman.Rousseau continue pourtant l’histoire des deux amants puisque cet amour contrarié n’est pas mort, puisqu’il couvera sans cesse. Ils s’aimeront toujours. Faire son devoir n’empêche pas d’aimer en secret : « Oui, tendre et généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t’aimera toujours ; il le faut, je le veux, je le dois. » Ce rougeoiement de la passion sous les cendres suffit à accrocher le lecteur. Saint-Preux voyage en Europe. La vie continue. Rousseau fait parler ses personnages de religion, d’économie, de politique, des femmes de Paris, du droit au suicide, d’éducation. Il raconte les histoires d’amour des autres personnages. Julie devient mère. Saint-Preux fait un dangereux voyage de quatre ans autour du monde. On le croit mort. Il revient. Il n’a pas oublié : « Mais nos amours, nos premières et uniques amours, ne sortiront jamais de mon cœur. La fleur de mes ans ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles entiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni renaître pour moi, ni s’effacer de mon souvenir. Nous avons beau n’être plus les mêmes, je ne puis oublier ce que nous avons été. » Saint-Preux n’en aimera jamais une autre, il n’a pas refait sa vie, comme on dit aujourd’hui. Le fait est qu’il y a des amours empêchées qui durent même quand les amants ont accepté la séparation. Julie a beau affirmer que tout est fini, qui la croit ? Le perspicace Wolmar, qui l’aime, espère faire éteindre ce premier amour. En vain. Quand Saint-Preux reviendra, il voudra s’en faire un ami. Il sait que Julie et Saint-Preux sont incapables de commettre une action vile, mais le lecteur n’en est jamais sûr, et les deux héros non plus. Les braises s’enflammeront-elles ? « Vous m’avez cru guérie, j’ai cru l’être ». Seule la mort peut mettre fin à ce roman. Julie meurt après une chute dans l’eau glacée pour sauver son fils. Sa dernière lettre est pour Saint-Preux : « Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois ! » (Lettre 12, sixième partie)
Trois semaines avec Rousseau. Je n’ai rien lu d’autre. Un voyage émouvant et beau. De grands sentiments. Les lacs de la Suisse. Des héros ancrés dans la réalité de l’époque. Des réponses inattendues à des questions toujours actuelles. De longues lettres, pas des courriels
. Une langue française qui unit la précision du siècle des Lumières à la profusion du romantisme qui s’annonce. Le grand Jean-Jacques, Jean-Jacques le Grand.
J’ai lu quelques « romans par courriels ». Aucun, jusqu’ici, ne m’a convaincu.
Commenter cet article