ESSAI – Nous sommes en 2019 après Jésus-Christ. Toute la Gaule est occupée par la littérature Young adult… Toute ? Non ! Car un village littéraire peuplé d’irréductibles Chroniqueurs résiste encore et toujours à l’envahisseur commercial. Et ne se privera pas de recommander L’art de lire d’Émile Faguet (1911) aux garnisons retranchées des instabook-gramtube-machin-choseurs et autres fétichistes du livre-marchandise, devenu dernièrement un simple accessoire tendance pour fashionistas vaniteuses.
Tout le monde a oublié Émile Faguet. Avec un nom pareil, à la limite, on peut comprendre que les anglophones ne se soient pas empressés de le diffuser chez eux. Lancer : « Have you read Faguette ? » à son voisin de table au beau milieu d’une conversation littéraire passionnée peut être interprété de travers. C’est un peu injuste car nous, braves franchouillards si peu à l’aise avec l’anglais, nous devons bien nous débattre avec leur Philip « Roth » dont on sait tous qu’il provoque une petite gêne au moment de prononcer son nom, alors que nous pensions avoir atteint le comble de l’embarras avec Truman Capote. Bref, nous pouvons l’admettre. Mais qu’Émile Faguet ne soit même pas prophète en son pays, ça, c’est impardonnable.
Il faut pourtant se faire une raison. D’une part, malgré les apparences, lire devient une activité d’un autre temps. Que peuvent en effet Tolstoï et son Guerre et Paix, Roberto Bolaño et son 2666, Robert Musil et son Homme sans qualités, Proust et sa Recherche, Dostoïevski et ses Frères Karamazov, James Joyce et son Ulysse, face à l’anesthésiant Netflix, au tentaculaire YouTube, à l’hypnotique smartphone ? « Réponse : rien », nous dirait un autre Karamazov (aucun lien : celui-ci est fils unique).
D’autre part, si lire est anachronique, que dire de la lecture façon Émile (le tueur) Faguet, lui dont la consigne essentielle ressemble à s’y méprendre au règlement d’un Fight Club littéraire (où l’on mourrait enfin pour une virgule, comme en rêvait Cioran ?) : « lire très lentement et ensuite il faut lire très lentement et, toujours, jusqu’au dernier livre qui aura l’honneur d’être lu par vous, il faudra lire très lentement ». Soit l’exact inverse de ces légions de bookathoniens compulsifs qui épinglent fièrement le compteur de leurs lectures annuelles à la manière d’un dragueur de rue affichant vulgairement le nombre de ses conquêtes.
Or Faguet nous indique pourtant très justement que les livres lus à toute vitesse sont « ceux-là qu’il ne faut pas lire du tout. Premier bienfait de la lecture lente : elle fait le départ, du premier coup, entre le livre à lire et le livre qui n’est fait que pour n’être pas lu. » Premier critère d’un bon livre : il ne peut pas être lu rapidement, ou plutôt : on n’a surtout pas envie de le lire rapidement. Et dire que « Ça se lit vite » ou « Ça se lit facilement » est aujourd’hui perçu comme une qualité, y compris par certains de nos libraires !
Non seulement Émile, qui a l’intention de nous apprendre à bien lire « comme on apprend à jouer du violon, c’est-à-dire pour savoir en jouer et pour prendre le plus grand plaisir possible en en jouant », nous ordonne de lire lentement, mais il nous suggère de lire différemment selon le type de livres. Ainsi, en dix chapitres brefs mais denses, toujours érudits et clairs, Faguet détaille en quoi l’approche d’un « livre d’idées » n’est pas exactement semblable à celle d’un « livre de sentiment », il nous indique la meilleure façon de lire une pièce de théâtre ou un recueil de poèmes, nous dit comment nous devrions aborder la lecture des mauvais auteurs, d’auteurs obscurs ou des textes critiques, tout cela avec un souci de la pédagogie constant, et sans jamais être pontifiant. Puis Faguet ose conclure l’ouvrage par un chapitre sur le plaisir anachronique par excellence : la relecture ! (« un plaisir de vieillard », nous dit-il sans mépris mais au contraire avec tendresse, car « relire, c’est revivre »).
Évidemment on trouvera toujours à discuter, mais c’est ce qui fait la saveur des livres de critiques. Prenons un petit exemple. Si la lecture des livres d’idées est bien « l’art du rapprochement et de la comparaison avec d’autres textes, d’autres idées, parfois du même auteur » ; si dans le même temps « lire un philosophe, c’est le comparer sans cesse à lui-même » ; et si, par ailleurs, le romancier « est un semeur de sentiments comme le philosophe est un semeur d’idées », pas sûr pour autant qu’il faille à ce point établir une distinction entre lecture d’essais et de romans comme le fait Faguet.
Car on peut très bien considérer que l’art du rapprochement et de la comparaison doit s’appliquer au roman de la même façon, et que l’art du critique consiste précisément à établir des liaisons et des correspondances avec d’autres textes. En effet, comme le disait je ne sais plus qui, donc admettons que ce soit moi jusqu’à preuve du contraire, l’écrivain ne s’assied jamais devant une page blanche mais bien devant une page noire, encombrée de tous les textes écrits avant lui, et que par conséquent il ne peut être lu qu’à la lumière de ses prédécesseurs.
Bref, l’art du rapprochement s’applique à l’essai comme au roman, et par ailleurs il est tout autant possible de « s’abandonner » à une idée qu’à une fiction, d’avoir de la tendresse ou de l’antipathie pour une idée avec la même vigueur, la même réalité de sentiment que pour un personnage. Mais passons sur ce détail que nous prenons la liberté de mentionner uniquement dans le but d’appliquer la directive de Faguet, qui engage à questionner minutieusement et sans complexe chaque idée qu’expose un auteur.
Faguet aborde évidemment l’art de lire un roman. Selon quels critères peut-on juger qu’un roman est réussi ou non ? Éternelle question me direz-vous, même si ce n’est pas à vous que je la posais, donc taisez-vous un peu et écoutez plutôt Faguet, qui invite à repérer si « le roman a copié la vie avec sûreté ou plutôt l’a déformée de manière à accuser plus vigoureusement ses traits caractéristiques. »
Et pour juger de la capacité d’une fiction à embrasser et restituer le réel (à être « pénétrée de réalité », nous dit-il), il faut d’abord que le lecteur soit capable d’examen de conscience et d’analyse auto-psychologique (ou d’autoanalyse psychologique, comme vous voudrez), car c’est par le sondage de ses propres profondeurs, de ses propres tourments, de sa propre complexité qu’il peut entrer en sympathie, au sens premier du terme, avec un personnage de fiction.
Comme le dit très justement Faguet :
Chacun de nous est un petit monde où le monde entier se voit en raccourci et est véritablement comme en germe (…) Or, ces semences de toutes les vertus et de tous les vices qui sont en nous, nous permettent très bien de juger ce qu’il y a de réalité dans les fictions. Une fiction, c’est toujours une partie de nous qui, aux mains de l’auteur, est devenue un personnage, une autre partie de nous qui est devenue un autre personnage, et ainsi de suite, et c’est encore le plus souvent par retour sur nous-mêmes que nous jugeons.
Comprendre et juger un livre passe donc par le développement de l’aptitude du lecteur à se comprendre et se juger lui-même.
Surtout, un bon roman « nous aide à capter la vie elle-même qui nous fuyait », par cette étrange capacité des personnages à devenir plus vivants que les vivants eux-mêmes. Par (contre)exemple, quand Philippe Djian fait dire à l’un des protagonistes de son dernier roman (Les Inéquitables, Gallimard, un titre particulièrement absurde, soit dit en passant) qu’il était « complètement estourbi, putain de merde », on peut aussitôt conclure sans peur de se tromper que tout sonnera faux du début à la fin et que le livre ne mérite pas qu’on s’y attarde davantage, sauf à vouloir lui consacrer un post lapidaire sur Instagram, ce que je me suis bien gardé de faire (ou presque).
Si la prose djianesque a au moins le mérite d’être lisible par un enfant de cinq ans, ce qui devrait en faire un candidat idéal pour figurer au programme du Baccalauréat, il en va autrement pour certains auteurs qui mettent un point d’honneur à être difficiles d’accès. Nous en avons tous fait l’âpre expérience en s’attelant, pleins d’allant et de bonne volonté, et sans présumer de la qualité de ces auteurs, à la lecture d’un Jacques Derrida, d’un Jacques Lacan ou d’un Jacques-Emmanuel Schmitt* pour d’autres raisons. (*le nom a été modifié afin de préserver l’anonymat de l’auteur.)
Faguet, qui a eu la chance, lui, de mourir bien avant la naissance du Structuralisme et du Nouveau Roman, n’est pas du genre à se décourager et conseille : « Par une lecture attentive, pénétrez-vous de ce que l’auteur a sans doute voulu dire et, ainsi éclairés, si la chose est possible, saisissez les petits procédés par lesquels il a dérobé son idée aux regards et détruisez-les à mesure, jusqu’à ce que vous soyez en présence de l’idée elle-même, laquelle vous paraîtra souvent très ordinaire ». En résumé : quand on s’applique à tronçonner les branches touffues du style, le tronc qu’on découvre n’est souvent pas bien plus épais qu’une allumette.
L’art de lire c’est aussi savoir distinguer, par l’expérience, par la culture, par le goût, ce qui est bon en littérature et ce qui ne l’est pas, d’où la nécessité de lire aussi de mauvais livres. Bien évidemment, dans ce domaine, rien n’est absolu. Il y a par exemple des gens d’une expérience et d’une culture littéraire supérieures à la mienne, et de très loin, pour qualifier le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint (La Clé USB, Éditions de Minuit) de « chef-d’oeuvre » quand je le trouve tout juste passable, et on entendait encore récemment à la radio un Beigbeder annonçant la sortie des Inéquitables d’un tonitruant « Djian is back ! », alors qu’au même moment j’étais à ma table en train de découper sa quatrième de couverture pour en faire un petit panneau réversible « Libre / Occupé » à épingler sur la porte de nos toilettes sans verrou.
Mais il faut bien en passer par là (la lecture de mauvais romans, pas mes toilettes, quoique les deux puissent parfois aller ensemble), car Faguet rappelle que « c’est par comparaison que l’on a le sentiment de l’exquis », et qu’il est même important de cultiver en nous « la haine d’un sot livre », sentiment qui serait inutile, peu charitable voire méprisable s’il n’avait pas pour fonction première de « raviver en nous l’amour et la soif de ceux qui sont bons. »
L’art de lire est naturellement associé à la lecture critique, et Faguet aborde amplement le sujet. En bon conseiller, quoique ses recommandations paraissent un brin obsolètes à l’heure des réseaux sociaux où chacun donne son avis sur un livre avant même de l’avoir lu, il suggère de « ne jamais lire le critique d’un auteur avant l’auteur lui-même ; ne jamais relire un auteur qu’après avoir lu un ou plusieurs critiques de cet auteur, voilà, je crois, la bonne méthode de lecture et de relecture », ceci pour une raison simple : « Vous ne pourrez pas, en lisant l’auteur, ou vous pourrez difficilement, vous débarrasser du point de vue du critique pour recevoir l’impression directe ; le critique sera comme un écran entre l’auteur et vous. »
En revanche, le critique dont l’utilité consiste aussi à « rompre le tête à tête » entre le lecteur et le texte au moment opportun, soit après une première lecture, peut provoquer chez le lecteur scrupuleux l’envie de s’engager dans une révision du livre, fort de ce nouvel éclairage, enrichi de cet apport extérieur, afin d’approfondir sa connaissance et son analyse du texte, donc d’affiner son jugement.
Au fond, le livre de Faguet est aussi un plaidoyer en faveur de la critique, de la lecture critique qu’il différencie de la lecture plaisir. Faguet affirme à ce propos une chose qu’on entend peu souvent :
Au fond, il ne faut pas dire qu’il n’y a que les critiques qui ne jouissent pas ; il faut dire qu’il n’y a que les critiques qui jouissent vivement. Le lecteur critique est le lecteur armé, armé d’armes défensives. On ne l’emprisonne pas, on ne le garrotte pas du premier coup, ni facilement ; mais, précisément à cause de cela, quand on le charme c’est avec l’ivresse du plaisir qu’il laisse tomber toutes ses armes.
Sainte-Beuve affirmait que « le critique n’est qu’un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres ». Faguet serait en désaccord. Même si son constat peut sembler amer, il avance à juste raison que « le critique ne sait pas lire pour son plaisir et n’apprend pas aux autres à lire pour le leur. Il apprend au lecteur à lire en critique. Or lire en critique n’est pas un plaisir ou du moins est un plaisir très particulier, mêlé de beaucoup de sécheresse. » Si le lecteur critique est un « lecteur armé », il doit aussi savoir désarmer et se laisser toucher par les œuvres, s’abandonner, se livrer à elles, mais « se livrer avec méthode ».
Alors, pour notre plaisir autant que pour aiguiser notre regard critique sur les livres, une nécessité qui n’a sans doute jamais été aussi grande qu’aujourd’hui, époque où la publicité éditoriale a le don de nous faire passer des vessies haletantes pour des lanternes jubilatoires, lisons, ou plutôt « relisons » comme le disent tous les snobs, des livres comme L’art de lire d’Émile Faguet. Et peut-être qu’un beau jour, face à ces nouvelles garnisons de lecteurs armés, qui sait, l’envahisseur cédera.
[ NDR : vous trouverez le texte de Faguet, tel notre émérite chroniqueur, sur Gallica , dans sa version de 1923, en collection des Muses ; et vous pouvez le commander à votre libraire en impression à la demande avec la référence 9782329082400, en coédition Hachette/ BNF, 13.60 € ]
Paru le 01/09/2018
178 pages
Hachette/BnF
13,60 €
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