ESSAI – Henri Godard, critique littéraire, professeur honoraire à l’Université Diderot et Paris Sorbonne, est incontestablement le spécialiste très respecté en France, de l’œuvre de Louis Ferdinand Destouches dit Céline, auquel il a consacré de nombreux ouvrages et études qui font date. Poétique de Céline (Gallimard, 1985), Céline, Scandale (Gallimard, 1994), Céline (Gallimard, 2011). Il a également dirigé la publication des œuvres de l’auteur dans la Pléiade (Tome I).
Il écrit à son sujet : « S’il n’y a pas de roman sans style, si son pouvoir est de nous montrer le monde transformé par un imaginaire et s’il acquiert une force supplémentaire, quand il parvient à saisir l’histoire de son époque, alors l’œuvre de Céline (1894-1961) est une des grandes œuvres de son temps, quoi qu’il y ait d’autre part à reprocher à son auteur. » Il vient à cet égard de publier un nouvel ouvrage qui enrichit les précédents, intitulé, Céline et Cie, qui entend « restituer le tableau plus complet en élargissant à d’autres œuvres qui ont compté — celles de Malraux, de Guilloux, de Cocteau, de Genet, de Queneau ».
Tout cela, au cours d’une époque historique dont la complexité reste encore à démêler afin d’éviter toutes sortes de malentendus – à commencer par Céline, écrivain controversé et originellement infréquentable en raison de son antisémitisme avéré. Cependant qu’il faille rester prudent, sur la manière dont on aborde la vie et l’œuvre de cet auteur dont la singularité n’est pas réductible à un seul fait même si ce dernier peut s’avérer impardonnable !
Certes l’antisémitisme de Céline continue à faire polémique. Mais d’où provient-il au juste ? Et quel en est le fond ? Directement lié à sa vie ? Son père ne l’était-il point ? Mais aussi et c’est plus vraisemblable, vient-il par la suite aussi « de l’extrême droite, traditionnelle et nationaliste, de l’extrême gauche libertaire, d’une gauche dite conformiste, de courants populistes anti-bourgeois ». À ce niveau toutes les hypothèses sont permises.
Car il faut tout de même reconnaitre que le pauvre Destouches n’a pas forcément eu la vie belle. Le milieu familial du futur écrivain semble aux antipodes de celui des écrivains de son temps. La plupart d’entre eux sont plutôt issus de bonne famille et « bénéficient de rentes » leur permettant très tôt de s’adonner à l’écriture. D’ailleurs on écarte trop souvent le fait que pour écrire, il faut disposer de quelques moyens matériels. Écrire isole en effet et parfois sur de longues périodes.
L’écrivain est souvent coupé du monde quotidien autant par choix que par nécessité et livré à son seul imaginaire ! Céline dit alors : « Je n’ai pas eu de jeunesse. » Avec des raisons certainement maintes et maintes fois évoquées. Une grand-mère notamment, Céline Guillou, qui travaille dans les fripes et la brocante. Pierre Ferdinand quant à lui quitte l’école très tôt. De quinze à dix-huit ans, il exerce différents métiers pour gagner sa vie. Pourtant à force de persévérance il finit plusieurs années plus tard par devenir médecin.
Philippe Roussin observe à ce propos : « Persuadé de son talent, Céline faisait prévaloir son statut de médecin de banlieue parisienne sur celui d’écrivain ; une manière d’affirmer son ancrage populaire et d’afficher son mépris pour les cercles littéraires. » L’expérience de la guerre également qui ne laisse pas le jeune garçon intact et qui engendre un réel traumatisme. La guerre c’est horrible ! Il n’a que vingt ans en 1914, et quarante-six, en 1940, même si entretemps, en 1937, il a publié Bagatelles pour un massacre, qui déclencha de vives polémiques.
Vendu à 75.000 exemplaires à sa parution, retiré de la vente en 1939, et réédité par la suite, sous l’occupation, où ce dernier s’acoquinera avec les milieux collaborationnistes. En 1944, il rejoint le gouvernement en exil du régime de Vichy à Sigmaringen.
Cela dit, il ne sera pas le seul écrivain à avoir flirté avec l’occupant nazi – On songe à Brasillac, Drieu La Rochelle, dont on oublie cependant trop souvent qu’il a pris le risque de publier Paul Eluard en 1941 dans la NRF, et qu’il veilla discrètement sur le sort de Malraux, Paulhan, Gaston Gallimard, afin qu’ils ne leur arrivent rien.
Lucien Rebatet, condamné à mort en 1946 et gracié en 1952 qui écrira : « D’une façon ou d’une autre la juiverie offre l’exemple unique dans l’histoire de l’humanité d’une race pour laquelle le châtiment collectif soit le seul juste. » Paul Chack, que De Gaulle refusera de gracier, Lucien Combelle, Saint-Loup, Paul Morand qui affirme dès 1934 dans un roman, son dégoût pour les « métèques », Marcel Aymé, Sacha Guitry, Jean Giono, et bien sûr Cocteau qui fera l’apologie d’Arno Breker, sculpteur officiel d’Adolph Hitler, dans un éloge tristement célèbre.
La plupart de ces écrivains ont d’ailleurs signé dans les revues « La Gerbe » et « Je suis partout ». Céline, quant à lui, sera gracié en 1951.
On a souvent été tenté de rapprocher Céline de Guilloux, l’auteur du Sang noir, malgré des différences notoires, voire flagrantes. Nous ne sommes pas tout à fait dans le même registre. Certes l’écrivain est d’origine plutôt populaire, son père est artisan cordonnier et comme son homologue lui aussi manquera en 1931, de peu le Goncourt. Guilloux tente sa chance dès 1919, où il monte à Paris avec l’espoir de placer quelques textes.
Mais c’est quinze ans plus tard à l’âge de 36 ans qu’il publie le Sang noir qui se déroule dans le décor oppressant de la Première Guerre mondiale et qui lui donnera une certaine notoriété, soutenu par André Gide, Louis Aragon, mais surtout André Malraux dont il devient l’ami. Et même si au cours de sa carrière, il n’apparaît pas toujours sur le devant de la scène, il continuera à défendre ses valeurs, comme la fraternité et la protection des humbles.
En 1941, il fréquente également la résistance, dont le fameux abbé Chéruel. Bien que souvent oublié des biographes, Guilloux a largement contribué au renouvellement de la littérature de l’entre-deux-guerres.
On le sait les deux écrivains ne s’appréciaient guère. Céline n’est jamais tendre avec Malraux, il écrit presque abusivement : « Malraux, l’écrivain cocaïnomane, voleur (condamné pour vol), mythomane ! » On ne peut pas dire que ces propos soient à l’avantage de ce dernier. Sont-ils faux pour autant ? On connaît l’inclinaison de Malraux pour l’alcool et la drogue. Pourtant c’est bien lui qui lui portera secours, en dépit de ses nombreuses injures, alors que les éditeurs refusent de le publier.
« Je crois que Céline a bien envie de passer chez vous (…) inutile de vous dire que je m’en fous complètement, car je crois qu’il m’a naguère couvert d’injures (…), mais si c’est sans doute un pauvre type, c’est certainement un grand écrivain. Donc si vous voulez que je vous le fasse parachuter ; dites-le-moi », écrit-il à Gaston Gallimard.
« Céline avait à dire des choses importantes. Il les a dites dans le Voyage. Après il n’avait plus rien à dire. Il a recommencé. Mais l’expérience humaine qui faisait la base solide du Voyage, relève de l’intensité particulière de la névrose. Ce qui s’est maintenu. Ce sont les moyens même dans les derniers romans, les moyens sont énormes. On a l’impression d’un Rabelais qui n’aurait rien à dire, mais qui aurait toujours à sa disposition ces cascades d’adjectifs extraordinaires. Le personnage de Céline après le Voyage est quelque chose à mi-chemin entre le talent d’expression d’un artiste extraordinairement doué, et la verve d’un chauffeur de taxi », dira-t-il bien plus tard. Il n’y a pas plus clair en effet.
De son côté Cocteau écrira à Malraux : « 20 fois je me suis tâté pour vous demander conseil avant votre livre, à vous et à Gide. Je désirerais savoir s’il est possible de me faire admettre au Parti. J’ai pour moi d’être pauvre et pur. Contre moi, d’avoir prolongé l’enfance jusqu’à l’impossible. »
Pur, le terme parait bien fort, mais Cocteau est un doux rêveur porté par ses propres muses ! Et il est à peu près certain que sa conscience politique soit une vraie passoire idéologique. Lui suit plutôt le sens du vent, sans oublier qu’à ce moment-là, l’implacable Aragon règne sur les lettres françaises. Tous deux se sont souvent opposés, avec une réelle inimitié alimentée par André Breton. La réconciliation entre les deux hommes sera tardive.
Quant à Jean Genet, Cocteau écrira à son propos : «Pompes funèbres me dégoûte un peu et l’attitude de Genet qui se révolte lorsqu’on cherche l’érotisme dans son œuvre m’apparaît comme un mensonge. » Il faut dire que si l’un recherche les salons mondains, l’autre en revanche préfère l’odeur sale et la noirceur des ports. Les deux écrivains n’évoluent pas dans le même monde c’est certain. « On est puceau de l’horreur, comme on l’est de la volupté », écrit Céline.
Aussi tout l’intérêt de l’ouvrage d’Henri Godard consiste principalement à remettre les pendules à l’heure de manière rigoureuse sans verser dans l’attentisme béat. Godard sait en effet ce que signifie le terme : vérité. Et il emploie sa plume dans ce sens, avec le souci de l’exactitude, débarrassée du « qu’en-dira-t-on ». Grand bien nous fasse !
Henri Godard – Céline & Cie – Gallimard – 9782072873355 – 21 €
Paru le 13/02/2020
272 pages
Editions Gallimard
21,00 €
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