L'offre d'abonnement existait depuis quelque temps déjà en France : le service de BD numérique izneo l'expérimentait, les sociétés Youscribe et Youboox se sont lancées sur cette piste avec des approches technologiques différentes. Mais, historiquement, l'offre illimitée est partie d'un éditeur, Publie.net, à l'époque pilotée par François Bon. Cette solution proposait l'intégralité du catalogue, pour une offre commercialement très intéressante. Or, elle partait bien d'un éditeur...
Le 26/12/2014 à 10:28 par Nicolas Gary
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26/12/2014 à 10:28
Evan Bench, CC BY 2.0
La ministre Fleur Pellerin a en effet signalé qu'elle avait confié le bébé « abonnement illimité » à la médiatrice du livre, Laurence Engel. Cette dernière, qui doit faire le tampon dans les conflits commerciaux qui surviennent entre libraires et éditeurs, devra « rendre son avis sur l'articulation des offres par abonnement avec le cadre fixé par la loi». Ce qui est intéressant d'ailleurs, comme le notent Les Échos : il va être demandé à la médiatrice de dire le droit, c'est-à-dire de s'exprimer sur la légalité de l'offre d'abonnement, là où elle n'a aucune autorité pour ce faire.
La médiatrice, pour trancher dans le vif de l'offre
Le médiateur, tel que son champ de compétence le définit – pour peu qu'il en ait – peut être saisi « par tout détaillant, toute personne qui édite des livres, en diffuse ou en distribue auprès des détaillants, par toute organisation professionnelle ou syndicale concernée, par les prestataires techniques auxquels ces personnes recourent ou par le ministre intéressé ». Il faut donc bien que deux parties soient en confrontation. Or, personne ne s'est officiellement présenté contre Amazon et son service Kindle Unlimited, pas plus que face à izneo, Youboox ou Youscribe.
Sauf à considérer que la ministre de la Culture se soit elle-même proposée contre les offres de services d'abonnement ? La suite de la procédure pour la médiatrice devient donc croquignolesque :
Si aucun accord n'a pu être trouvé entre les parties, le médiateur peut adresser aux parties une recommandation précisant les mesures qui lui paraissent de nature à mettre fin à la situation litigieuse.
En cas d'échec de la conciliation, le médiateur du livre peut, dans les domaines relevant de sa compétence, saisir la juridiction compétente pour lui demander d'ordonner la cessation des pratiques contraires aux lois de 1981 et de 2011 sur le prix du livre.
Lorsque les faits relevés par le médiateur du livre apparaissent constitutifs de pratiques anticoncurrentielles, le médiateur du livre saisit l'Autorité de la concurrence.
Si les faits dont il a connaissance sont susceptibles de recevoir une qualification pénale, le médiateur du livre informe le ministère public.
Mais il n'est nulle part dit que la médiatrice peut dire le droit ni trancher dans une affaire : seul le juge est en France habilité à le faire. Cela rappellerait presque les grandes heures de la Hadopi, quand il fut question d'accorder à la Haute Autorité les pouvoirs nécessaires pour que l'internaute voie sa connexion coupée en cas de récidive pirate. Or, le Conseil constitutionnel avait bel et bien vu le coup venir, estimant en jun 2009 : « C'est à la justice de prononcer une sanction lorsqu'il est établi qu'il y a des téléchargements illégaux.»
De même qu'Hadopi n'est pas juge, de même la médiatrice ne peut avoir qu'un rôle de recommandations, de conseil et de conciliation. En revanche, elle peut avoir pour mission de « formuler des préconisations afin de faire évoluer les dispositions normatives relevant de son champ de compétences ».
Nos confrères précisent toutefois que les conclusions parviendront à la fin du mois de janvier, et justifient son intervention par le fait des législations qui encadrent le marché. « Le secteur du livre est régulé par le prix, ce qui n'est pas le cas des autres secteurs culturels proposant ce type d'offre», explique la médiatrice. N'oublions pas que toute décision de la médiatrice permettra de préserver l'ego de tous, puisqu'aucun éditeur n'est directement attaqué pour une raison plus ou moins solide – mais toujours désagréable.
Playing Futures: Applied Nomadology, CC BY 2.0
La nature a eu horreur du vide, laissé béant par les éditeurs
François Bon, dans un récent billet, vient de rappeler par ailleurs qu'en janvier 2009, Publie.net était le premier à avoir mis en place l'offre forfaitaire annuelle. Mais l'écrivain pose sur la table plusieurs constats :
Le principe est simple, et s'est notoirement aggravé depuis : le système éditorial classique lui-même s'est radicalement transformé en 10 ans. Il ne sait plus que concentrer les ventes sur un nombre extrêmement restreint de titres (ils n'ont pas la clé de la loterie, c'est juste cela qui régule) atteignant un nombre astronomique de ventes, traduits dans des dizaines de langues, et qui permettent à l'industrie culturelle d'assurer plus des 2/3 de son chiffre avec moins de 500 références au total. Ce principe est amplifié par la distribution numérique : un seul titre vous sauvera, sans prédiction sur la loterie, les autres seront une niche (le numérique) dans une autre niche (la littérature contemporaine de création) avec une diffusion de misère.
Et de pointer avec justesse, tout comme l'expliquait dans les colonnes de ActuaLitté Hervé Rony, directeur général de la SCAM : la nature a horreur du vide. Et en l'absence d'offres d'abonnement venues des éditeurs, ce sont des solutions proposées par des prestataires externes que l'on a vu fleurir. À ce jour, exception faite de l'offre ePoints (10 heures de lecture par mois, sous forme d'abonnement), aucun éditeur traditionnel ne dispose de sa solution, même expérimentale. Et François Bon de poursuivre :
Mais l'édition traditionnelle, comment a-t-elle réagi, sinon par les deux mains fermement appuyées sur les oreilles (ce qui doit favoriser hautement la productivité interne)? Ce n'est pas seulement sur les abonnements – c'est le déni opposé à la diffusion du livre numérique en bibliothèque, sinon pour leur presser le citron avec des usines à gaz obsolètes, et des complications de licence complètement nases au regard des usages; c'est l'incapacité à anticiper les mutations de l'imprimerie elle-même, puisque seul Hachette dispose d'une unité d'impression à la demande (les mêmes machines, la même qualité, mais une armature informatique qui permet de changer de titre entre chaque livre).
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Alors comment ils auraient pigé? Mieux vaut le lobbying. Contrôler les commissions. Farder les sénateurs, ça ils savent. Du lobbying petit joueur : comme pour cette loi soi-disant « anti Amazon » sur les frais de port – Amazon dès le lendemain de la promulgation fixait les frais de port à 1ct d'euro, et les seuls pénalisés ont été les libraires indépendants assez courageux pour avoir monté (attention : jamais été capables de se mutualiser, n'en demandons pas trop) leur propre service de vente en ligne. Ils n'en parlent plus beaucoup, le Syndicat de l'édition ni les politiques concernés. Ou le désastre et gouffre à argent public qu'est devenue cette autre usine à gaz boiteuse d'avance, la loi sur les indisponibles, toujours le syndrome d'appliquer au numérique une pensée transférée du commerce d'objets, sous modèle d'intervention étatique lourde.
Abonnement, la bonne et la fausse bonne idée
L'abonnement est une solution d'avenir, sans nul doute, et en l'état, si la question de sa légalité prête le flanc aux critiques, c'est que les offres découlant d'autres prestataires que les éditeurs – seuls habilités à fixer le prix de vente de leurs offres, unitaires ou groupées – ont jailli avec un éclairage nouveau apporté par Amazon et Kindle Unlimited.
Alors oui, il existe toujours cette vidéo qui tente de remettre les choses à leur place : entre 119,88 € dépensés pour un abonnement mensuel, et 15 livres lus en moyenne par an, avec 11 € en coût moyen par livre, cela semble d'ores et déjà rentable. (Etude CNL-SNE de mars 2014) Sauf que lire ne signifie pas acheter.
Et si 33 % des Français n'ont pas lu de livre durant l'année 2013, l'argument marchand des offres d'abonnement est de jouer sur la quantité de l'offre, qui induira un renouveau de la lecture. Il se vend en moyenne 450 millions de livres chaque année, contre 200 millions d'emprunts et finalement, on considère, au gré des études, que les grands lecteurs sont en voie de disparition. En 2008, 34 % des Français lisaient plus de cinq livres par an, contre 42 % en 1983. Et moins encore de nos jours.
Alors les grands lecteurs se reporteraient sur les appareils numériques, finalement, et le baromètre de SOFIA/SNE/SGDL semble bien définir cette tendance. En 2013, on apprenait ainsi que les utilisateurs d'appareils numériques ont « tendance à lire davantage depuis l'arrivée du livre numérique, 27 % de lecteurs d'ebooks disant avoir augmenté le volume global de leurs lectures ».
Celui de 2014, présenté en infographie et vidéo, prêtera à sourire, par la forme, mais présente un panorama de fond assez intéressant – avec cette donnée, 21 % des utilisateurs de numérique lisent au moins 20 livres par an, et restent attachés à la diversité des supports de lecture. En ce sens, l'abonnement est susceptible de mettre en place une réponse à une demande, évidemment.
Modifier la législation, ouvrir l'offre, mais faire quelque chose
François Bon pourrait conclure : « En diabolisant Amazon, les pouvoirs publics cherchent en ce moment le cache-sexe non à leur absence de politique – avoir toujours suivi le lobbying du SNE –, mais la politique rétrograde de l'édition incapable de se repenser. Qu'on ne vienne pas encore nous emm... avec des lois et tout un arsenal de bureaucratie morte : qu'on nous laisse seulement faire nos expériences.
Oui, j'ai bien l'intention de placer quelques titres en accès KDP sur l'abonnement Kindle, je le considère comme une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu'elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès.» (à trouver sur « Quand l'État veut nous empêcher de lire », titre un brin provocateur)
Kindle Unlimited, bouc émissaire, certainement. Et plus insultant, pour les sociétés qui se sont lancées avant dans le projet d'abonnement : personne ne s'intéressait légalement à elles. Il a fallu le mastodonte, qui ne dispose que de titres majoritairement autopubliés pour l'heure à proposer à ses clients, pour susciter une réaction. S'il faut modifier la législation, alors en avant. S'il faut la supprimer, itou : simplement, ne pas laisser le vide s'installer parce que durant l'intervalle, d'autres solutions se développeront, et le piratage en fera partie. L'abonnement n'est toutefois pas l'outil miracle, d'autant plus qu'il ne rapporte que des miettes aux auteurs – et pas beaucoup plus aux éditeurs – à ce jour.
« La question de l'abonnement est trop lourde pour être traitée uniquement en faisant d'Amazon un épouvantail», estime François Bon. On pourrait même ajouter que le livre est trop important pour être laissé à la discrète appréciation d'un service ministériel. Sauf à considérer que personne n'a réellement envie de voir la législation évoluer, ou que le poste de médiateur n'a jamais été conçu pour ce type d'arbitrage.
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