L'avènement de l'offre Kindle Unlimited, l'abonnement proposé par Amazon à 10 € mensuels pour un catalogue de quelques centaines de milliers d'ebooks, a fait du bruit. Les éditeurs, comme les auteurs, n'ont pas manqué de réagir à l'émergence de ce nouvel acteur privé – et pas des moindres. Mais qu'en est-il du service public et du prêt de livres, face à un abonnement illimité, ou présenté comme tel ? Les bibliothèques sont-elles à la merci d'un concurrent déjà redouté par la chaîne du livre ? Lionel Dujol, secrétaire délégué au numérique de l'Association des Bibliothécaires de France nous répond.
Le 17/12/2014 à 17:21 par Nicolas Gary
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17/12/2014 à 17:21
Le constat s'impose : des milliers et des milliers d'ouvrages en format numérique, disponibles chez Kindle Unlimited, cela ressemble à l'ogre et au petit poucet. « D'un côté, Amazon propose 20.000 titres numériques en français et prochainement 700.000 dans plusieurs langues. À ce jour, l'offre de Prêt numérique en bibliothèque est de 12.000 œuvres françaises, péniblement », remarque Lionel Dujol. On croirait volontiers que, quantitativement, Amazon va tout écraser sur son passage. « Même si l'offre est assez pauvre en bibliothèques, elle a du répondant, qualitativement. Or, ce n'est pas sur ce point que le risque est le plus important. »
En effet, s'il n'y a « pas lieu de paniquer », concernant l'offre immédiatement disponible, les bibiothécaires s'inquiètent plutôt de ce que sera le futur. « Dans les conditions actuelles, le risque vient de ce que les usagers et consommateurs puissent passer à côté de l'offre numérique des bibliothèques que nous ne soyons pas identifiés par la population comme un intermédiaire valable. »
ActuaLitté CC BY SA 2.0
La diffusion des ebooks en bibliothèque est particulièrement complexe, note-t-il. « Les usagers peuvent avoir le sentiment que se diriger vers les acteurs privés représente une solution plus simple, et mieux intégrée à l'univers numérique. » Gagner la bataille autour de l'accessibilité ne se fera pas sans douleur, car « les ayants droit manquent de la volonté d'aller vers une solution simplifiée. Comment valoriser l'attractivité d'un service public, quand on mesure la difficulté de la mise en place ? »
Les pouvoirs publics à la dérive
Ainsi, les établissements publics de prêt accusent un retard, « qui n'est pas de leur fait. Nous ne demandons qu'une chose : si nous sommes des éléments essentiels, comme cela se répète, et que l'on a besoin de nous pour arriver à ce droit de prêt en bibliothèques, alors la puissance publique doit nous accompagner plus efficacement ». Implacable. Et les recommandations portées par le ministère de la Culture, qui favorise la voie contractuelle tout en laissant les pleins pouvoirs aux ayants droit, ne fluidifie rien.
« Que personne ne se méprenne, nous ne contestons pas le droit des auteurs à refuser le prêt numérique de leurs œuvres. Surtout que les conditions de rémunération les concernant sont... floues. Nous aimerions que la voie légale soit favorisée. » Et pour cause : avec PNB, c'est la première fois depuis ces dernières années qu'une solution technique est mise en œuvre, sans solutions légales. Que l'on se souvienne de la loi sur le prix unique du livre numérique, ou la numérisation des œuvres indisponibles, aboutissant au registre ReLIRE, le législateur est toujours intervenu. Pourquoi, ici, laisser les contrats se signer ?
« D'autant que le rapport de force est extrêmement déséquilibré dans le modèle contractuel. Mais les éditeurs ne doivent pas oublier un point : les bibliothèques ont un pouvoir immense, celui de refuser l'offre qui leur est présentée. Personne ne désire décrédibiliser le service au public, en fournissant une solution qui serait inadaptée, ou ne répondrait pas aux usages. »
Les auteurs, grand perdants, laissés dans le flou
En l'état, PNB « est en faveur des éditeurs, des libraires, et des auteurs, mais les bibliothèques sont particulièrement fragilisées, alors que le projet est monté pour elles ». Encore que les auteurs... « Les auteurs sont les grands perdants du prêt numérique. Au point que certains semblent avoir découvert les problèmes qu'ils rencontrent, après avoir lancé le projet PNB. » Et comme seule la voie contractuelle est ouverte, rien ne va s'améliorer. « Le ministère de la Culture affirme que la voie contractuelle est ouverte à toutes les expérimentations... Nous attendons de voir. »
Pour l'heure, les expérimentations « présentent plusieurs aspects qui freinent l'adoption. D'abord, toute l'offre numérique à la vente devrait être accessible au prêt, comme pour les livres papier. Mais comme les auteurs ignorent comment ils seront rémunérés, on comprend leurs réticences. Rendre des titres inaccessibles limite notre capacité à agir et donner accès au plus grand nombre aux œuvres, et à l'information. Ce sont pourtant là les critères essentiels dans la mission de service public. »
Ce projet ne manque d'ailleurs pas d'inquiéter les auteurs, comme l'affirmait Valentine Goby, présidente du Conseil Permanent des Ecrivains, lors du Salon de littérature jeunesse de Montreuil. Le prêt numérique de livres, « c'est tout le modèle économique des éditeurs qui est en péril avec le prêt d'ebooks ».
Alors que la présence des livres imprimés n'est pas négociable pour les auteurs, elle encourageait chacun à prendre ses distances avec le prêt d'ebooks. Puisqu'il leur est possible de refuser, par l'insertion d'une clause dans les contrats, il fallait sauter sur l'occasion. Simplement parce que la rémunération des auteurs est trop précaire à l'heure actuelle. Geoffroy Pelletier, directeur de la Société des Gens de Lettres, n'en disait pas moins. Ce dernier soulignait à ActuaLitté que le modèle économique du Prêt Numérique en Bibliothèque, pour les auteurs, reposait sur une vente unique. « Comment peut-on envisager qu'un livre numérique soit prêté à 10, 15 ou 40 reprises, simultanément au besoin, et croire que cela pourra rémunérer un auteur ? »
Des inquiétudes dont la SGDL fait part depuis longtemps : « Cela fait un moment que l'on demande que les auteurs soient associés aux expérimentations et à leurs évaluations : on ignore encore qui procède à l'évaluation, quels chiffres seront utilisés pour établir des comparaisons », expliquait le directeur début septembre. Simplement parce que la rémunération des auteurs n'était tout simplement pas au programme de PNB...
"On ne peut pas nous soupçonner de vendre des données personnelles"
Ensuite, poursuit Lionel Dujol, il faut en finir avec l'hétérogénéité que présentent les éditeurs. « Est-ce que cela vaut la peine, pour une bibliothèque, de s'engager dans la solution actuelle, quand les approches techniques sont si problématiques ? Nous n'avons qu'un seul modèle à disposition, sans pouvoir choisir entre une offre de téléchargement ou de streaming, la présence de DRM, ou non. La non-exclusivité est indispensable, parce que se profile une fracture numérique, déjà en cours, entre les établissements du territoire, selon les moyens financiers dont ils disposent. »
Et bien entendu, définir un mode de rémunération des auteurs sur les achats. En l'état, si les pouvoirs publics souhaitaient positionner les acteurs privés comme des solutions plus adaptées, ils ne s'y prendraient pas mieux. « L'accompagnement et la médiation ne comptent pas dans les services de ces industries, et la demande n'est pas encore importante aussi avons-nous encore une chance. Le jour où le marché va réellement décoller, il sera trop tard pour réagir. »
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Tout cela sans même parler de ce que les sociétés peuvent réaliser de collecte des données personnelles des utilisateurs. « La loi informatique et liberté garantit que toute base de données doit être déclarée à la CNIL, et oblige à la confidentialité. Les bibliothèques sont des acteurs de confiance, qui protègent les usagers : on ne peut pas nous soupçonner de vendre des données personnelles, ou de faire n'importe quoi. Sauf que les livres numériques de PNB contiennent des verrous numériques, avec la DRM Adobe. Comment pouvons-nous garantir quoi que ce soit, en découvrant qu'Adobe collecte des données sur les utilisateurs ? Est-ce que l'offre est alors en phase avec les impératifs d'anonymat ? »
La solution serait alors de demander aux pouvoirs publics un appareil ou une application de lecture qui serait technologiquement neutre... « Mais la question est bien plus vaste encore : quand on propose aux internautes de nous retrouver sur Facebook, nous nourrissons le modèle économique de l'usager-produit. Une bibliothèque qui ne dispose pas d'offre numérique ni de page Facebook est-elle réellement à la traîne, vu sous cet angle ? »
Bien sûr, l'ABF attend l'abandon des DRM, au profit du watermakring, ou encore l'arrivée du DRM de Readium, mais d'ici là, que faire ? « Tant que le cadre légal n'offre pas ne permet pas de sortir de la voie contractuelle, il n'y a aucune alternative : soit on accepte, soit on refuse. »
Des établissements : la liberté ou le bagne, choix difficile ?
Ce qui rend pénible cette voie manichéenne, c'est de constater que le ministère de la Culture, qui la promeut, s'abrite derrière des questions de législation européenne, pour ne pas s'engager. « Sauf que, quand il a fallu enfreindre la directive européenne sur la TVA, et basculer la taxe sur l'ebook à 5,5 %, personne ne semble avoir été embarrassé. Ils ne sont pas gênés par la directive TVA, mais bottent en touche sur le prêt d'ebooks... » À croire que l'on sait faire plaisir aux uns plus qu'aux autres ? « Clairement, le ministère sous-estime l'amertume des bibliothécaires. Ils risquent de leur opposer que, devant un choix pareil, on préfère refuser l'offre. Toutes les sommes reposent sur de l'argent public, qui appartient à tous. Nous sommes les clients après tout... »
Une pétition portée par EBLIDA tend de défendre au niveau européen le droit de prêt pour les bibliothèques, et faire un peu de lobbying. Primordial, sans être suffisant.
« La relation en bibliothèque est avant tout humaine. Un établissement ne se mesure pas au nombre de kilos de documents dont il dispose. C'est aussi pour cela que le prêt numérique ne peut pas être un destructeur de bibliothèques. Les bibliothécaires ne véhiculent d'ailleurs pas cette attitude. L'autre preuve, c'est que deux établissements ont été ouverts aux USA sans aucun support tangible. Et pourtant, deux lieux sont créés » note Lionel Dujol.
« Ici intervient la relation humaine, que l'on parle de livres papier ou numériques, quelles que soient les œuvres. Les bibliothèques sont aujourd'hui identifiées comme des espaces numériques, grâce aux postes informatiques disponibles. Mais concernant les ressources, nous sommes maintenus en retrait. Tout l'enjeu de la fragilisation des établissements est là. »
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