Après un premier roman remarqué La malédiction du bandit moustachu, Irina Teodorescu, a publié Les Etrangères chez Gaïa. L'occasion pour Actualitté, d'une nouvelle rencontre où il est question de Roumanie, de réalisme magique, du plaisir de raconter, de théâtre à venir, d'ici et d'ailleurs...
©Cécile Pellerin
CP- Est-ce qu’un deuxième roman s’écrit plus facilement qu’un premier ? Ou, au contraire, la pression ou le succès naissant contrôlent-ils davantage l’écriture ?
Irina Teodorescu - Non je ne crois pas. Pour moi c'était plus difficile. Pour le premier, je ne me suis pas dit "tiens je vais écrire un roman", je me disais plutôt "tiens, est-ce que je peux écrire un roman, est-ce que je vais aller jusqu'au bout ?" Avec le deuxième, je me suis dit "ok, maintenant je peux écrire un roman", mais voilà écrire un deuxième, c'est un peu plus compliqué.
Evidemment cela met un peu de pression, j'avais envie que ça marche (aussi bien en tout cas que le premier), que le lecteur revienne et retrouve le même plaisir. J'ai eu peur un moment que ce ne soit pas un deuxième roman et d'ailleurs j'ai eu besoin que mon éditrice me rassure, qu'elle me dise qu'il n'y avait pas vraiment de règles à suivre.
CP - Comment le définiriez-vous en quelques mots ?
IT - Sous couvert d'une histoire d'amour, ce roman parle de la difficulté de créer ensemble, de l'exil, de l'enfance, non plutôt, de la trahison de la sortie de l'enfance. Selon moi, trois territoires définissent ce roman : l'enfance, l'amour, un ailleurs rêvé et possible.
CP - Ce deuxième roman semble appartenir au genre réaliste, sauf dans la dernière partie, où il s’imprègne de fantastique. Est-ce une intention de départ ?
IT - Ah Complètement. Mon livre parle de ce qui peut se passer dans la tête de quelqu'un, autre que la pensée logique et réaliste qu'on essaie tous de garder. Par contre, je ne parlerais pas de fantastique mais plutôt de réalisme magique, d'onirisme. C'est un courant littéraire que j'aime bien, déjà présent dans le premier roman, auquel j'associe Gabriel Garcia Marquez.
CP - Certains lecteurs ont pu être déstabilisés par ce changement, voire légèrement déçus ? Que leur répondez-vous ?
IT - Je ne suis pas là pour rassurer ni donner le bras au lecteur, ni même l'accompagner sur le chemin de la lecture. Je ne cherche pas forcément à déstabiliser le lecteur, en fait, je me déstabilise moi-même.
Au début, je suis partie avec l'idée que Joséphine, l'héroïne, ne devait pas être un personnage qu'on aime d'emblée et puis, au fil de l'écriture (qui n'est pas celui de la narration finale), je me suis mise à aimer Joséphine et donc, moi-même, je me suis trouvé déstabilisée. Aussi ai-je un peu modifié la fin initiale. En quelque sorte, je l'ai laissée plus ouverte.
Ce livre est donc une trahison de bout en bout. Je suis trahie moi-même, le lecteur est trahi. Joséphine est trahie. Lors de son enfance d'abord, par ses copines, par ses parents, par sa professeure de violon. Ensuite c'est elle qui commence à trahir. La musique d'abord, elle ne joue plus, trahit à son tour cette professeure de musique, ses parents, lorsqu'elle refuse de passer son bac. Puis elle trahit son amoureuse Nadia. Ce personnage en fait n'est pas comme Nadia le voit, trahie elle-même par sa pensée. Vous suivez ?
CP - Vous êtes-vous beaucoup inspirée de votre propre vie, de votre propre enfance pour écrire ce roman ?
IT - Pour l'enfance en Roumanie, pas vraiment. Je n'ai jamais été au conservatoire, je n'ai pas de mère française. Par contre, en tant que Roumaine, cette enfance a été très facile à imaginer. J'avais une cousine dont les parents étaient diplomates. Elle circulait beaucoup hors de la Roumanie et je la regardais parfois comme un extra-terrestre parce qu'elle avait des trucs que personne ne possédait, ni n'avait même imaginés. Par exemple, des bonbons dont même l'emballage nous faisait rêver.
Ce qui est sans doute le plus inspiré de mon propre vécu, c'est l'arrivée de Nadia à Paris. Moi-même lorsque je suis arrivée, j'ai été émerveillée. Je ne comprenais rien mais j'avais l'impression que tout était beau. J'ai été très contente d'écrire cela, de revivre ces instants.Une fois que tu comprends la langue, cette magie s'estompe. Je me souviens avec délice de cette sensation (perdue). Certains sons sonnent encore "étrangers" pour moi. Aujourd'hui je pense en français mais parfois encore il m'arrive de penser en roumain (lorsque je suis très fatiguée) et cela me surprend, n'est jamais lié à ce que je pense. Il m'arrive même de penser en anglais (quand je me raconte des films, par exemple. Ca sonne tellement mieux en anglais !)
CP - Votre écriture est délicieuse, fluide et colorée, sensible et malicieuse. Comment faites-vous pour user de la langue française avec autant de grâce et de légèreté, d’enchantement et d’aisance alors qu’elle n’est pas votre langue maternelle ?
IT – Merci ! ! ! Je ne m'en rends pas compte. Lorsque j'écris, c'est un peu comme si ce n'était pas moi. En fait, j'ai un vrai plaisir à écrire. C'est comme manger un gros carré de chocolat. J'ai plaisir à écrire une histoire que je découvre à mesure qu'elle s'écrit. "Tu as la tête d'un chat qui est tombé dans le pot de crème" est une expression roumaine que ma mère employait lorsqu'elle me trouvait, enfant, occupée à écrire une histoire.
Je suis gourmande d'écrire des histoires, gourmande de pouvoir les modifier, improviser. C'est un vrai plaisir de pouvoir me détourner de mon intention narrative initiale. Je passe mon temps à raconter ce que je vois. Finalement, tout m'inspire.Je n'ai pas de problème d'exactitude avec la langue française, sans doute parce qu'elle n'est pas mienne. A partir du moment où l'on a une histoire à raconter, les mots vont venir naturellement pour servir cette histoire. Je n'ai pas d'appréhension face à l'écriture. Parfois il m'arrive de flâner au-dessus de ma page blanche mais aussitôt que je pose une phrase dans le cahier, j'ai l'impression que ce n'est plus moi qui tiens le crayon. Presque comme de l'écriture automatique.
CP- Votre roman est imprégné de fantaisie légère, d’images poétiques, de mots utilisés dans des contextes inédits et insolites, parfois décalés. Est-ce justement votre lien non maternel à la langue française qui permet cette audace et cette originalité, cette saveur presque exotique et absolument envoûtante pour le lecteur français ?
IT - Je ne sais pas trop. Ce livre va sortir en roumain. Je ne sais pas si je pourrais le traduire. En tout cas, à ce moment-là, je pourrai me rendre compte s'il reste quelque chose de cette fantaisie. Je crois que ce décalage vient de ce mélange culturel qui me constitue finalement. Il y a peut-être aussi dans la langue roumaine quelque chose de particulier, une tonalité absurde qui ne se révèle qu'une fois la frontière franchie, une mise à distance opérée. Par exemple, Tzara, Ionesco, chantres roumains du surréalisme, de l'absurde n'ont pu révéler cela qu'à travers l'exil et le changement de langue. C'est curieux. Mais c'est une théorie très personnelle et sans doute farfelue.
CP - Réécrivez-vous beaucoup ? Comment travaillez-vous ?
IT - J'écris le matin à la main, l'après-midi, je réécris sur l'ordinateur, corrige les fautes, fais quelques changements, ajuste. Ainsi, je vois l'évolution de texte.
CP - Où puisez-vous votre inspiration ?
IT - Si Alain Mabanckou ne peut écrire sans le Congo, je pense que mon Congo à moi, c'est la Roumanie. C'est de là que je puise mes histoires mais, paradoxalement, je n'écris pas en Roumanie. J'ai obtenu une bourse et vais partir un mois là-bas, faire des recherches pour mon troisième roman. Je vais fouiller les Archives de la Securitate pour avoir des informations sur mon père. J’ai de lui une image un peu idéalisée, c’est un héros pour moi depuis que ma mère m’a raconté son sacrifice (la vie de son fils contre son intégrité*). Cependant, j’ai peur de trouver des choses qui vont me troubler… Mais je dois le faire ! Lorsqu’on peut savoir, il faut chercher la vérité, il faut s’efforcer de comprendre, de sortir de l’ignorance coûte que coûte.
Non, je ne vais pas écrire pendant ce mois de résidence, ça me fait presque peur. Mais là-bas justement je vais aller chercher cette possibilité d'absurde.
(*victime d'une leucémie son fils aurait pu être sauvé par une greffe, en France mais en contrepartie d'un visa, le régime roumain lui imposait de devenir espion. Il a refusé. N.D.L.R.)
CP - Vous sentez-vous vous-même étrangère en France ? Vous sentez-vous aussi étrangère en Roumanie ? Existe-t-il un endroit où vous vous sentez parfaitement à votre place ?IT- Je ne conçois pas ma vie entière vraiment quelque part, ni en France, encore moins en Roumanie je pense. Je ne vois pas pour quelles raisons je pourrais un jour revenir vivre en Roumanie. Mais en France, je suis aussi une étrangère. Je suis étrangère partout. Et chez moi partout.Ce qui me frappe d'ailleurs c'est que lorsque je rencontre des étrangers en France, je me sens immédiatement très proche d'eux, très complice. Je me sens dépourvue de certaines références, je manque de repères propres à la culture française. En Roumanie aussi, il me manque des références roumaines mais ça me gêne moins, cela ne provoque pas cette sensation d'être étrangère.
CP - Avez-vous besoin d’ancrage ou rêvez-vous plutôt d’évasion, d’une vie d’itinérance ?
IT - Là, je repartirais bien. Je n'ai pas envie de rester toute ma vie en France. Je rêve d'Amérique latine, des Etats-Unis. Le confort, la sécurité, la routine, le consensus me font peur. La confrontation me manque un peu ici à Rennes.
CP- Que cherchez-vous à travers l’écriture ? L’avez-vous trouvé ?
IT - (Rires). Le plaisir. Par-dessus tout. Je suis une grande gourmande.
Je cherche à expliquer, à donner du sens à ma vie également. Je cherche à m'interroger continuellement, à creuser les choses.
CP - Quels sont vos projets à venir (et pas seulement d’écriture) ?
IT - J'écris une pièce de théâtre. Sur la perception du monde, différente selon chacun. C’est l’histoire de trois personnages qui sont trois figures emblématiques de la société occidentale actuelle. J’ai constaté depuis plusieurs années qu’ici des gens de ma génération ont du mal à trouver un sens à leur existence. Ils ont tout eu, leurs parents ont tout fait pour eux, et pourtant, ils sont malheureux. Le personnage principal de ma pièce est comme ça. Il ne trouve pas sa place, il se sent incompris. Les autres autour de lui (sa mère, un ami) essaye de l’aider, mais ils ont leur propre vie, leurs propres difficultés, bien entendu. Alors lui, il imagine des morts héroïques. Les morts sont trois femmes d’ailleurs, elles sont ce qu’il pourrait lui arriver de pire et de mieux à la fois. On verra s’il va réussir à se démêler de tout ça.
Comme je l'ai précisé, je pars en Roumanie en mai prochain, je vais profiter de cette résidence pour faire des recherches qui me serviront à écrire mon prochain roman. Je prépare une lecture spectacle de mon premier roman (la malédiction du bandit moustachu) qui sera prête en septembre. Je suis accompagnée par Julien Pinel, contrebassiste, et trois comédiens Anaëlle Manquest, Thomas Collet,Laurence Poueyto.
Irina Teodorescu sera présente au Festival balkanique de Basse-Normandie le 20, 21 et 22 avril) Printemps balkanique, aux Rencontres à lire de Dax (du 22 au 24 avril) Salon du livre.
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