PORTRAIT – Un écrivain singulier, une langue onirique, un univers enivrant : Mircea Cărtărescu, le phénomène de la rentrée 2019. Les libraires l’ont adulé. Sidérée, la critique l’a encensé. Porté par le travail d’orfèvre de sa traductrice Laure Hinckel, l’écrivain roumain s’impose en France avec un roman visionnaire, hors norme, loin des sentiers battus.
Le 16/12/2019 à 15:11 par Cristina Hermeziu
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16/12/2019 à 15:11
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alinstan, CC BY NC 2.0
Publié chez Noir sur Blanc, Solénoïde fait partie de ces livres qui nous happent — à la manière vertigineuse du jeu Jumanji — sans que l’on sache si l’on est aspiré par l’univers décrit, par le style de l’auteur, par l’hologramme du monde créé ou par ses mots incandescents. Les 800 pages de littérature hallucinée forment une fractale épique et poétique, réaliste et métaphysique, un sas entre le rêve et la réalité, entre le texte couché sur la page et le songe éveillé.
D’où vient cet écrivain nobélisable, dont la puissance nous rappelle la fascination que nous éprouvons devant Kafka et Borges ?
Mircea Cărtărescu est né en 1956 à Bucarest. Le futur auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits dans une vingtaine de langues, couronné par des prix prestigieux, a d’abord été poète — à 100 %. Surgie de la décennie la plus noire de la dictature roumaine, une pléiade miraculeuse de poètes et de romanciers de la même génération qui fait sensation. Il en est un des plus importants représentants.
Pour les optzeciști — la « génération 1980 » en roumain — la littérature est à la fois existence et texte, et ces postmodernes de Roumanie forgent un mythe autour de ce concept. Avec son génie de la langue et une imagination sensorielle époustouflante, Mircea Cărtărescu va faire de la texistence son mandala d’écrivain. La texture colossale de notre monde, ce sont « ces textes qui écrivent des textes, la symbiose entre l’existence et le texte, le recto et le verso, l’espace et le temps, le cerveau et le sexe, le passé et le futur ». La texistence tout court.
Avant de passer au roman, Cărtărescu publie en 1985 Totul, Tout, long poème qui contient in nuce les obsessions envoûtantes, les grands thèmes que l’écrivain roumain va développer ultérieurement dans son œuvre romanesque. « J’ai vu la rose au centre du monde » scande le poète et Tout est une cosmogonie et une apocalypse, la vision du monde qui nait et qui meurt dans chaque cellule de notre corps et dans chaque étincelle de notre cerveau connecté au tout.
Rendu en français par le traducteur Nicolas Cavaillès (Collection Planètes, éditions Caractères, 2019), Tout est également une émouvante lettre à Victor, le frère jumeau regretté, mort à dix-huit mois d’une pneumonie. Mircea, le survivant, va faire de cet être le compagnon essentiel de sa texistence, car le personnage de Victor va traverser tous ses écrits, doublon manqué et spectre aimé, convoité, à la mesure de la mélancolie qu’il a laissée derrière lui en guise d’inépuisable combustible pour toute une œuvre à venir.
Un autre de ses ouvrages devient un classique dans son pays natal. La jouissive épopée Le Levant a été écrite pendant les deux dernières années, les plus sombres, de la dictature de Ceaușescu : « Il n’y avait rien d’autre à faire que de se terrer dans sa tanière et d’écrire. Si possible contre la dictature. », témoignait l’auteur lors de son passage à Paris, à l’occasion de la sortie en France de son livre, dans la traduction de Nicolas Cavaillès (P.O.L., 2015).
Ovni littéraire improbable et éblouissant, Le Levant est une fable sur la tyrannie à plus d’un titre. Elle est moulée dans une langue si protéique, trempée dans une ironie si jouissive, que cette liberté linguistique totale, sans complexe, devient à la fois geste poétique et politique. Truffé de références piochées dans deux siècles de littérature roumaine et européenne, Le Levant dit que nous sommes, ensemble, les vases communicants d’un même vaste texte.
Ce que Mircea Cărtărescu commence à écrire après 1990 côtoie la monumentalité. Son souffle romanesque, la profusion sensorielle de son imagination et sa langue baudelairienne déferlent sur de vastes espaces : « Je suis de ces aurochs qui ont besoin de toute une arène pour tourner sur place », confesse l’écrivain à silhouette d’adolescent et au regard de charbon ardent. Mircea Cărtărescu va consacrer près de 14 ans à l’écriture de son livre-monde, la trilogie Orbitor. Les trois tomes sont publiés chez Denoël en 1999 et 2005, dans la traduction d’Alain Paruit, et en 2009 pour le dernier, L’Aile tatouée, traduit par Laure Hinckel.
La famille — nœud de relations mystérieuses —, l’identité (le double) et la ville-matrice s’y entrelacent dans un tissu thématique tridimensionnel aux paysages vertigineux. Le portrait de la mère et de son frère jumeau, la Bucarest de la révolution roumaine de 1989, le trouble et visionnaire Hermann habitent 1500 pages d’une littérature qui devient mythologie sous les yeux du lecteur. Cărtărescu fascine par sa vision métaphysique incarnée dans un style : son écriture en torsades pulsatiles est devenue une marque de fabrique, elle qui donne à voir à la fois les atomes et le dessin à l’échelle cosmique du monde.
Solénoïde fait circuler un fluide hypnotique dans l’écriture de Mircea Cărtărescu, une mélancolie atroce balaye les destins, une hantise mystérieuse pousse les personnages à tâter les murs de leur existence à la recherche d’une autre issue.
Avec Solénoïde, on traverse le rêve et on se retrouve dans la réalité, on ouvre la porte d’une maison bucarestoise et les pièces à sillonner se succèdent sans fin. Une autre dimension domine cet univers qui, on comprend bien, va en claudiquant sur ses trois dimensions. On se languit d’une quatrième, mais de quelle nature serait-elle ?
« Souvent, je pensais que le monde s’ordonne, lui aussi, avec ses trois dimensions, en un trompe-l’œil fallacieux, sous l’œil infiniment plus complexe de notre esprit, dont les deux hémisphères cérébraux comprennent le monde sous des angles légèrement différents, de sorte qu’en combinant la raison analytique et la sensibilité mystique, la parole et le chant, le bonheur et la dépression, l’abjection et le sublime, puisse éclore devant nous le stupéfiant bouton de rose de la quatrième dimension, avec ses pétales perlés, avec sa profondeur pleine, avec ses surfaces cubiques, avec les hypercubes de ses volumes. » (pp. 135-136)
Celui qui tient ces propos est le narrateur du livre, un professeur de roumain qui « vit à la surface de sa vie », entre sa maison en forme de navire et l’école où il enseigne, dans un quartier ouvrier de Bucarest, la ville « la plus mélancolique du monde », figée dans le corset de la dictature. Étrange jusqu’au paroxysme, il collectionne ses petites dents de lait et habite une demeure presque mystique dont les fondations abritent une bobine de cuivre, un solénoïde. Quand il fait l’amour à Irina, sa collègue professeur de physique, tous les deux lévitent, soulevés par un fluide invisible et gracieux.
« Il m’est difficile de comprendre comment il est arrivé que moi aussi, celui qui par définition ne compte pas, j’ai reçu, dans cette vie, ma bobine mystique, dans le point focal de laquelle, à plus d’un mètre au-dessus du lit de la chambre à coucher, je déploie ma constellation personnelle — mes pauvres petites dents de lait — et je calligraphie le mandala toujours papillonnant, toujours changeant et noué autrement, de mon accouplement avec Irina. » (p. 531)
Európa Pont, CC BY 2.0
L’école est un labyrinthe, il erre dans des couloirs où les classes changent de place, où les regards noisette des enfants lui font peur, où leur imagination dans la cruauté l’épouvante. Avec Mircea Cărtărescu, on ne sait jamais si le narrateur parle d’une réalité ou d’une irréalité, ce point d’inflexion irrigue chaque page et rend la lecture magique, hypnotique. Le personnage semble vivre la vie de son doublon dans l’existence-miroir, où tout est pareil et tout est à l’envers.
Cette schizophrénie métaphysique trouve son origine dans un échec littéraire : lors d’un cénacle, le jeune homme lut un long poème, La Chute, une œuvre qui fut brutalement décriée par l’audience. Dès lors, la pointe du stylo posée contre la pointe du stylo de l’autre — l’écrivain à succès qu’il n’a pas été —, il tient un journal. Ce professeur anonyme y décrit sa vie banale et spectaculaire, les strates d’un réel illuminé par des rêves phosphorescents, en quête d’un plan d’évasion hors de cette existence en trois dimensions.
« Parfois, je pense que quelque chose me relie peut-être quand même, à chaque instant, si cela se trouve, comme les électrons connectés à distance, à mon jumeau si dissemblant, et parfois je crois que ces ponts entre nous sont les rêves […]. Enfin, je pense parfois que, à force de creuser pendant des décennies mon grand tunnel d’évasion, rejetant derrière moi, comme une taupe métaphysique, des mètres cubes de terre, j’arriverai finalement, comme un malheureux et hirsute abbé Faria, non pas dans le divin espace extérieur sous ces cils infinis, mais dans sa cellule à lui, qui est aussi suffocante, qui empeste autant le chou avarié, qui provoque le même sentiment de claustrophobie, qui est aussi enterré au cœur de la cité gigantesque que ma propre cellule. Il ne nous resterait alors qu’à nous prendre dans les bras et à pleurer, puis à pourrir comme ça, deux squelettes qui s’étreignent dans des chiffons en morceaux, comme les petites croûtes et les pattes de mouches desséchées dans les toiles d’araignée. Toutes les différences entre le succès et l’échec, la vie et l’art, les édifices et la ruine, la lumière et l’obscurité, annihilées par le temps exterminateur, le temps qui ne fait pas de prisonnier. » (pp. 538, 539)
Avec Solénoide, dont la beauté de la langue resplendit pleinement en français grâce au travail tout en finesse de Laure Hinckel, le souffle technologico-mystique de Cărtărescu couche sur le papier un splendide cri de révolte contre la mort. Que peuvent donc les écrivains, face à ce sentiment de claustrophobie métaphysique ? « Mais les écrivains voient-ils jamais quelque chose ? Leurs portes peintes sur le mur infiniment épais de notre cellule de condamnés à mort s’ouvrent-elles jamais ? » (p. 537).
Dès lors, à travers ses presque 800 pages, Solénoïde bâtit une structure de cathédrale pour héberger cette écriture visionnaire, « perpendiculaire sur la page », qui transgresse les trois maigres dimensions de notre existence. Le fantasme de la texistence hante à jamais cet écrivain éperdument épris d’écrivains, lecteur boulimique nourri de grandes œuvres et de grands poètes. Kafka, Borges, Pynchon, Cioran, ou encore Apollinaire, T. S. Eliot, Valéry, sans oublier les Roumains Eminescu, Arghezi, Blecher — des dizaines de noms d’écrivains jalonnent cet hymne à la littérature en quête d’un plan d’évasion.
Mircea Cărtărescu est aussi un immense écrivain humaniste. À Paris, lors de la tournée organisée en septembre par sa maison d’édition, l’écrivain a expliqué devant des lecteurs venus le rencontrer à l’Ambassade roumaine pourquoi Solénoïde représentait un tournant dans sa création : « Jusqu’ici, je me suis dédié à l’esthétique, j’ai écrit aussi bien que j’ai pu pour poursuivre des effets de poésie, de beauté et de vérité. Solénoïde est mon premier livre qui contient une ouverture vers l’éthique. À la fin, au seuil du portail qui lui offre le salut, l’issue vers la quatrième dimension, mon personnage se trouve devant le dilemme de Camus, le choix entre solitaire et solidaire. Assez expressionniste, presque noir, mon livre est sauvé grâce au choix qu’il fait. »
À chaque ligne du roman l’auteur décrit son énorme fascination devant la vie — « prise dans le mucus, les membranes et les muscles, pleurant dans l’harmonie et la discorde, la mélodie et les déchirements, sa condition ancillaire ». Cette fascination se fait mélancolie, la matière même de son écriture tissée de détails biologiques, scientifiques, littéraires et métaphysiques qui connectent réalité, souvenir et rêve, les trois dimensions se languissant d’une quatrième.
Melancolia. Le titre de son dernier livre, publié comme tous les autres chez l’éditeur bucarestois Humanitas, emporte sur une autre spirale de création, encore plus troublante, le motif du vertige existentiel. Vivement sa traduction chez Noir sur Blanc.
Avec Solénoïde [prix Millepages 2019 et prix Transfuge 2019], Mircea Cărtărescu injecte du sang frais dans les veines de la grande littérature. Eblouis et figés, le dos tourné au monde extérieur, nous tournons les pages d’un objet de cellulose, nous lévitons dans la tornade dorée de sa matière où un personnage, comme « une taupe métaphysique », creuse un tunnel vers la quatrième dimension. La littérature de Mircea Cărtărescu en est l’entrée et la sortie, le seuil pour un grand saut.
Sur le travail de traduction de Solénoïde
Mircea Cartarescu, trad. Laure Hinckel – Solenoïde – Noir sur Blanc — 9782882505804 – 27 €
Par Cristina Hermeziu
Contact : hermeziu.cristina@gmail.com
Paru le 22/08/2019
790 pages
Les Editions Noir Sur Blanc
27,00 €
1 Commentaire
lili ana ardelen
17/12/2019 à 22:57
Buna Seara ....de abia astept sa citesc cartea ....chiar azi dupa amiaza am cumparat ultimul exemplar la BHV Paris .Sarbatori frumoase ...... :)