ROMAN ETRANGER - Au moment des faits, Antoine Bazil Courts vivait avec son père, juge au Tribunal Tribal de la Réserve, et sa mère, Géraldine, spécialiste des appartenances tribales, dans une petite maison de la réserve indienne Ojibwé (Dakota du Nord). Mais, même si c'étaient bien ses nom et prénoms, il les détestait, détestait s'appeler comme son père, détestait qu'on puisse un instant envisager de l'appeler Junior, et avait décidé, une bonne fois pour toutes, qu'il devait être appelé Joe, ce qui n'était pas dénué de sens car, bien involontairement, c'était le prénom de son grand-père !
Ce grand-père Mooshum, lui, l’appelait Oups, car son arrivée avait été une vraie surprise ! Mais il n’aimait pas trop cela non plus.
Pour ses copains, Cappy, Zack et Angus, avec qui il partageait les jeux et les passe-temps d’adolescents désœuvrés de treize ans, il était simplement Joe.
Ce dimanche-là, alors que, en compagnie de son père, il désherbait soigneusement le pied des murs de la maison, sa mère, après avoir répondu à un appel téléphonique, avait pris la voiture familiale et s’était rendu à son bureau « pour y prendre un dossier » lui avait-elle distraitement dit. Quand, un très long moment plus tard, son père s’était réveillé de la sieste qu’il s’était octroyée, il s’était inquiété de l’absence prolongée de sa femme et, soupçonnant un problème mécanique de la voiture, il avait proposé à Joe de l’accompagner pour aller « la trouver ». Pour cela, ils devaient aller à pied jusque chez Clémence, la sœur de Géraldine, pour lui emprunter sa propre voiture.
Après l’avoir cherchée en vain à son bureau, avoir soupçonné une crevaison ou des courses oubliées, c’est en parcourant la route vers la ville voisine de Hoopdance qu’ils l’ont finalement croisée : elle était sur le chemin du retour. Rassurés, ils ont fait demi-tour derrière elle, ramené la voiture à Clémence puis refait à pied le chemin jusqu’à leur maison pour découvrir qu’elle était toujours dans la voiture, prostrée, les mains crispées sur le volant, du vomi sur le chemisier, une forte odeur d’essence sur elle et de fortes commotions sur le visage.
À l’hôpital où ils l’ont amenée, le personnel a pris soin d’elle, mais même les plus délicates attentions n’ont pas permis à Géraldine de revenir vraiment de cette contrée profonde où elle s’est littéralement perdue et d’où il ne sera pas possible, des mois durant, de la ramener, son esprit faisant obstruction à toute tentative de conciliation. Même les policiers, qu’ils soient d’État, municipaux ou tribaux, n’obtiendront rien d’elle.
Alors que son agression et son viol ne font plus aucun doute aux yeux de tous ceux qui l’entourent, Joe voit, sent, ressent, monter en lui cette volonté de « savoir qu’on trouverait, qu’on poursuivrait et tuerait celui qui avait agressé [sa] mère ».
« On l’aura », a-t-il lancé à son père !
Ma seule expérience de « contact » avec les peuples de Premières Nations remonte aux années 1980, par hasard période où se déroule ce roman : une visite dans une « réserve indienne » à proximité de Montréal, non pas aux États-Unis, mais au Canada.
J’en ai encore le souvenir cuisant d’une immense tristesse, proche du désespoir, quand nous avons quitté ce lieu qui aurait dû, au minimum, être un lieu de mémoire, mais qui n’était que l’ombre de lui-même, l’image d’une farce macabre d’où suintait une détresse infinie, une sorte de cirque pathétique qui transpirait l’abandon, la solitude et l’absence d’âme.
Je ne me suis jamais totalement remis de cette visite que je ressens encore comme un profond traumatisme, une négation de l’altérité, l’affirmation d’un génocide humain et culturel.
Quand j’ai entendu récemment parler de Louise Erdrich et de la thématique de son œuvre, j’ai immédiatement couru acheter le premier de ses ouvrages qui m’est venu sous la main !
Aujourd’hui, à l’heure où des sombres crétins viennent d’envahir le Congrès américain accoutrés dans des déguisements où ils semblent vouloir singer les Premières Nations, la lecture de ce roman prend un goût encore plus amer.
Page après page, ce sont les lois iniques (par ce qu’elles déniaient, en 1980, mais je doute que cela soit fondamentalement différent quarante ans plus tard) qui régissent les conditions de vie, et surtout de spoliation, des habitants des réserves.
Spoliation culturelle, spoliation judiciaire, spoliation territoriale : tout concourt à faire de ces Femmes et de ces Hommes des humains de deuxième catégorie et tout semble mis en œuvre pour que les maigres concessions faites, à l’origine de la création des réserves, soient progressivement grignotées par tous les moyens possibles (y compris ceux au-delà des limites de la légalité) par les descendants de ceux qui ont colonisé cette terre (et qui, contrairement à d’autres colons, ailleurs, ne sont pas repartis — même si ces départs n’ont jamais été « spontanés » — en laissant aux autochtones le droit de décider eux-mêmes de leur avenir. Car on doit aussi voir les choses ainsi).
Ce livre est l’histoire d’une spoliation de justice. Celle que perçoit Joe qui, entendant diverses conversations d’adultes, comprend peu à peu la terrible frustration de son père privé des moyens qui lui permettraient de mener des investigations dignes de ce nom et de punir le coupable. Mais il sent aussi monter en lui son refus de l’injustice innommable qui risque de laisser ce crime impuni parce que deux poids, deux mesures, deux couleurs de peau, deux justices !
Alors, Joe, aidé de ses amis, va mener sa propre enquête et tirer ses propres conclusions, parfois bien maladroitement, toujours mû par l’irrépressible désir de protéger et aider sa mère à guérir, de la voir revenir à la vie. Ce qui reste impossible tant que son agresseur peut librement continuer à rôder quelque part.
Et pour raconter tout cela, il y a l’écriture lumineuse de Louise Erdrich qui promène un œil perçant sur la vie de ces femmes et de ces hommes qui peinent à trouver une place dans un monde qui la leur refuse et qui n’arrivent plus vraiment à conserver intacte leur identité dans des traditions qui s’effilochent peu à peu, dans une oisiveté mère de tous les vices dont l’alcool et la violence sont, à tour de rôle, l’œuf et la poule.
Elle nous dit des histoires profondément humaines dans les décors changeants du roman, des amitiés adolescentes qui s’expriment plus encore dans des silences et des gestes simples, ou encore des êtres massacrés au plus profond de leur être, par la vie, par des rencontres malsaines, qui pourtant conservent au fond d’eux-mêmes une immense humanité qu’ils offrent à l’autre sans retenue.
Elle raconte un peuple qui existe derrière ces lignes et jette cette fable à la face du monde comme un manifeste, un rappel au droit à la différence, au respect, à la justice et à une vie sereine et apaisée.
Un livre multiple magnifique.
Louise Erdrich, trad. Isabelle Reinharez – Dans le silence du vent – Le livre de poche - 9782253087144 - 8,40 €
Paru le 26/08/2015
504 pages
LGF/Le Livre de Poche
8,40 €
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