Le roman de Paul Bonnetain est une « curiosité », terme qui convient parfaitement, car ce n’est pas un chef-d’œuvre oublié, mais un livre étonnant par son sujet et la façon dont il est traité. Il s’agit de Charlot s’amuse, édité chez Kistmaeckers à Bruxelles, et réédité en 2000 par Flammarion dans sa collection « L’enfer ». Bien que Bonnetain ait par la suite changé de registre littéraire, il est resté toute sa vie l’auteur de Charlot s’amuse et y a gagné le surnom de « Bonnemain », vous allez comprendre pourquoi.
Par Hervé Bel
Le 20/04/2019 à 18:57 par Les ensablés
Publié le :
20/04/2019 à 18:57
Le roman paraît en 1883 avec une préface d’Henry Céard que nos lecteurs connaissent bien désormais. Bonnetain eut la chance le bonheur d’être poursuivi pour son livre en cours d’assise et innocenté, ce qui lui valut un public cinq fois plus important que prévu (1). Après 1883, Bonnetain partit pour l’Indochine et termina sa vie dans l’administration coloniale en 1899, non sans avoir publié de nombreux articles (« Au Tonkin ») et un autre roman L’opium, récit de la vie d’un colonial emporté par la drogue. Il est par ailleurs un des signataires du Manifeste des cinq dont nous avons déjà parlé dans un article sur Lucien Descaves (autre signataire).
La lecture de Charlot s’amuse, autant le dire immédiatement, est décevante pour qui attendrait des excitations érotiques, des meurtres sadiques et autres joyeusetés (le procès ne retenait d’ailleurs que 5 passages difficiles). Charlot s’amuse apparaît en 2014 comme très banal, presque chaste. Mais le thème m’a attiré, lorsque j’ai découvert l’existence de Bonnetain. Charlot s’amuse raconte la vie d’un onaniste, tombé très tôt dans cette mauvaise habitude et qui ne pourra jamais s’en débarrasser, malgré ses efforts. Proust et Rousseau, par allusion, ont écrit sur cette manie. Mais le seul roman que j’avais lu jusqu’alors, assez complet sur le sujet, était celui de Raymond Guérin L’apprenti. Mais rien d’autre. L’occasion était trop rare, je l’ai saisie.
Je me suis procuré Charlot s’amuse, couverture rose, avec une petite gravure représentant une jeune femme dodue en déshabillé et à califourchon sur un traversin. Le roman, résolument naturaliste, commence à la façon d’un Zola. Quartier populaire. Une mère alcoolique, nymphomane, appelée Anne, devient veuve à la suite d’un accident de travail de son mari (gazier, il est victime d’une explosion). Le soir même, elle couche, devant son petit garçon endormi, avec le collègue de travail venu lui annoncer la mauvaise nouvelle. Mais le collègue, Rémy, est un honnête homme, dégoûté de lui-même et de cette femme. Après le coït, il ne se comprend plus, se révolte : « Il mit debout la mégère encore pâmée. Il l’avait jetée sur son lit et, dans l’obscurité, pris d’une folle colère, il la rouait de coups, s’excitant à frapper, à frapper toujours. Elle gémissait sourdement, semblant ne pas comprendre, toute pelotonnée (...) Le petit, cependant, s’était réveillé, et (...) il criait désespéré, de sa voix sanglotante : « Papa ! papa ! ne bats pas maman... Elle ne le fera plus !... » Alors l’ouvrier s’arrêta. Un instant, il demeura immobile, pris du désir fou de reprendre le gamin sur son bras et de partir.
Mais Rémy ne fera rien, laissant l’enfant à sa mère Anne, une horrible femme qui le néglige, le bat, tout à sa nymphomanie et qui n’aura de cesse de se débarrasser de lui. Bonnetain a consacré tout un chapitre pour expliquer comment Anne est devenue nymphomane. On y lit qu’elle tomba amoureuse d’un prêtre, lequel se révéla, après avoir résisté, un démon de luxure : ayant perdu toute crainte, et trouvant Anne sous sa main, à toute heure du jour et de la nuit, il réalisa sur elle, lassé de la possession banale, toutes les expériences érotiques que peut concevoir un Sade ensoutané. Il lui apprend ainsi les plaisirs interdits, achève de la pervertir.
En lisant ces lignes, fort sages au demeurant puisque l’on ne saura jamais ce qu’étaient les « expériences érotiques » de l’abbé, j’ai songé aux livres coquins du XVIIIe siècle mettant en scène des curés pervertis... On n’échappe pas au cliché dans ce roman. D’ailleurs, l’enfant est bientôt abandonné par sa mère et confié à une école religieuse tenue par les Frères qui se révèlent des obsédés de la chair, experts de la masturbation, et pervertisseurs de jeunesse. D’autant que l’enfant, que ces braves frères surnomment « bébé », est d’une grande beauté. C’est l’un d’eux, le frère Hilarion, qui fait connaître à Bébé le plaisir solitaire. Et l’enfant, arrivant à ses douze ans, croit que c’est de l’amour. Le désir se nourrit du désir, et on le voit peu à peu devenir dépendant de ce plaisir que Bonnetain, comme beaucoup de ses pareils à l’époque, estime nocif pour la santé. Si dépendant qu’il ne fait plus rien d’autre, s’épuise. Un soir, cependant, il est surpris avec Frère Hilarion, et est envoyé à Saint-Dié, dans un autre pensionnat où les prêtres y sont, pour une fois, sérieux.
Pendant quelque temps, tout va bien, il retrouve des forces, excelle en classe. C’est qu’il n’a pas un moment à lui. Quand vient le soir, il est si fatigué qu’il n’a plus envie de rien, ni même de se toucher. Par malheur, il est adopté par une vieille fille bigote, Mlle de Closberry, qui va le recueillir et le gâter. Le lecteur s’attend à des manœuvres de la vieille fille, mais rien de tel. Elle aimera chastement ce garçon, lequel, s’amollissant, retrouve le désir et le plaisir solitaire, qu’il va partager avec un ami de cœur, de son collège. Car la masturbation, selon Bonnetain, conduit non seulement à la « névrose génitale », à « l’anémie et la chlorose » qui vont leur chemin, troublant l’une après l’autre toutes les fonctions organiques de cet être devenu leur proie, mais aussi au dégoût de la femme : Une sorte de misogynie maladive l’avait depuis longtemps envahi l’emplissant de ce dégoût de la femme qui est comme le châtiment des solitaires pratiques.
D’une certaine manière, pour Bonnetain, la masturbation mène à l’homosexualité. Or, comme vous le verrez dans la suite du livre, ce n’est pas certain puisqu’un jour, après des amours malheureuses avec un ami lycéen, le héros se retrouve soldat et contraint par son lieutenant de se déniaiser auprès des prostituées. Alors il découvre le vrai plaisir et le voilà devenu obsédé par l’acte sexuel, envisageant d’enlever des filles... Il n’y a pas d’échappatoire pour le héros. Comme Gervaise, comme Lantier, il est marqué et doit périr. Vision très naturaliste, dira-t-on...
Sauf que le sujet de Charlot s’amuse n’est ni la misère, ni l’alcool, mais une pratique solitaire dont on sait bien désormais qu’elle ne conduit pas à la maladie. Le naturalisme décrit la réalité. Bonnetain ne décrit que les croyances de son époque, et il a beau mettre de temps à autre des termes savants, le lecteur d’aujourd’hui n’y croit pas, et s’agace même de ce style ampoulé, emphatique, tragique qui convient aux grandes scènes, mais nullement à cette petite histoire de... Excusez-moi cher lecteur... de « branlette ». Une « curiosité », je vous disais en début d’article. C’est exactement cela. Sur la masturbation, lisez L’apprenti de Guérin, c’est autre chose.
(1) Qu’est-ce qu’un événement littéraire au XIXe siècle ? René-Pierre Colin. Publication de l’Université de Saint-Étienne, page 268 (on y trouvera des détails sur ce procès).
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