Poésie ancienne et moderne, philosophie : des ouvrages qui comptent parmi les plus difficiles à faire connaitre et lire, dans le secteur de l'édition. Aussi, les 20 ans des éditions Nous pourraient passer pour une anomalie, mais ils s'expliquent au vu d'un catalogue de qualité, solide, et d'un travail qui ne ménage pas ses efforts pour des textes qui les méritent. Rencontre avec Benoît Casas, fondateur de la maison, qui s'efface volontiers derrière le « nous ».
Le 10/04/2020 à 10:38 par Antoine Oury
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Publié le :
10/04/2020 à 10:38
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L'identité des éditions Nous porte d'emblée l'idée d'un collectif, à l'inverse « d'une maison qui porte le nom de son fondateur. Ici, ce sont les auteurs, les traducteurs, qui font le catalogue. » On entend aussi, ou prononce, dans ce nom, le noûs, qui signifie la raison ou l'esprit en grec, « ce qui ne me déplaisait pas non plus », reconnait Benoît Casas.
Avant le collectif, il y avait un libraire à mi-temps à la Fnac de Caen, « libraire malheureux, qui ne trouvait pas d'autres postes dans le monde du livre ». Benoît Casas décide donc de créer sa maison d'édition de poésie étrangère et de philosophie, en 1999, avec 2 ou 3 livres par an prévus au départ, mais, déjà, de la suite dans les idées. « J'ai élaboré un programme éditorial avec des auteurs, avec leur accord, dont Jacques Roubaud ou Alain Badiou. À la Fnac de Caen, j'ai pris contact avec le représentant des Belles Lettres, lui-même poète, Emmanuel Laugier, qui a trouvé le projet passionnant. J'ai donc pu signer un contrat avec Les Belles Lettres sans avoir publié un seul livre », se souvient l'éditeur, qui compte toujours aujourd'hui sur ce diffuseur.
Dès le premier livre, les éditions Nous adoptent une identité graphique forte, qui perdure sans faillir : un format 15X20, uniquement le nom de l'auteur et le titre de l'œuvre, une séparation en deux blocs de couleurs associés sur la couverture, jamais les mêmes. « C'est un principe de base. J'ai commencé la maison d'édition un an après avoir arrêté la peinture et cette association de deux couleurs, je la considère comme le geste minimal du peintre », estime Benoît Casas.
Aujourd'hui, les ouvrages aux couvertures bicolores sortent de l'imprimerie Corlet, à Condé-sur-Noireau (Calvados), ou d'un peu plus loin, pour certains projets, de Bulgarie. Les « bureaux » des éditions Nous se situent à Caen depuis plus de 20 ans, dans un calme, renforcé par la proximité des rives de l'Orne, à peine écorché par le passage des trains, non loin. Benoît Casas s'éloigne à regret de ce cadre, partageant de plus en plus son temps entre Caen, Paris et Marseille.
Suivant son instinct et ses affinités avec la poésie étrangère, Benoît Casas sollicite à la création de sa maison le poète et traducteur Jacques Demarcq, rencontré à Caen quelques années auparavant « lors des soirées Hiatus organisées par Joël Hubaut. Demarcq y avait lu ses poèmes, les Zozios, et des extraits de E. E. Cummings. Nous avions parlé du poète italien Andrea Zanzotto, parce qu'il avait justement une traduction qu'aucun éditeur ne voulait publier. »
Les deux hommes se retrouvent autour d'une passion commune pour la poésie italienne, qui représente aujourd'hui un pan très important du catalogue de la maison d'édition, avec la poésie américaine. « Il s'agit des deux langues que je pratique, tout simplement », explique Benoît Casas, qui a lui-même cosigné avec Patrizia Atzei plusieurs traductions d'œuvres poétiques au catalogue des éditions Nous.
« Pour moi, le principe est assez simple : la traduction d'un poème doit elle même être un poème. Traduire de la poésie, c'est écrire des poèmes en langue française. » Dans le domaine poétique, la nécessaire trahison du traducteur est sans doute plus présente que jamais : « On entend souvent la fidélité au sens, au vouloir dire de l'auteur, mais en poésie se pose aussi les questions de la fidélité à la syntaxe, à la dimension sonore, visuelle... Il y a un très grand nombre de paramètres. »
Aux yeux et aux oreilles de Benoît Casas, « la fidélité, c'est respecter ce qui fait la singularité du poème. Par exemple, je traduis en ce moment un poète anglais, Gerard Manley Hopkins, qui a inventé un rythme très dense, très serré. Le problème des traductions existantes, selon moi, c'est que ce rythme n'est pas du tout respecté, alors qu'il caractérise sa poésie. Je suis plutôt partisan de laisser tomber quelques mots pour avoir un décompte syllabique proche de celui du poème original, pour réinventer en français son intensité, sa densité... » Les recueils poétiques des éditions Nous proposent la traduction suivie du texte original, pour des lectures « complémentaires ».
À l'exception des œuvres de Jacques Roubaud et notamment de ses traductions, chères au cœur de lecteur de Benoît Casas, les éditions Nous ne se préoccupaient pas, à l'origine, de littérature française. Le départ de Benoît Casas de la Fnac, en 2006, pour se consacrer entièrement à l'édition et à l'écriture, puis l'arrivée de Patrizia Atzei, en 2008, changent la donne, le rythme de travail, les possibilités. « Nous avons pu ouvrir le champ de la poésie française, en éditant des contemporains, avec des premiers livres et même des textes reçus par La Poste », souligne l'éditeur.
La poésie, une autre exception culturelle française pourtant bien malmenée sur ses propres terres : « À mes yeux, il y a un écart immense entre la vitalité de ce qui se passe dans le monde de la poésie contemporaine et l'écho qu'elle a : elle est par exemple quasiment bannie des quotidiens, avec une absence totale de la critique. Le roman, qui est la forme marchande par excellence, écrase tout, ce qui crée une guerre des places dans les librairies. C'est une spécificité française, car, en Italie, il y a une vraie recension, doublée d'une présence dans les librairies, même dans celles des gares. »
Au vu du volume de textes reçu, Benoît Casas peut confirmer que l'écriture de la poésie reste une occupation pour nombre de Français : « Mais beaucoup d'auteurs écrivent de la poésie sans en lire, ce qui conduit rapidement à une poésie de l'épanchement, du cliché... Le langage manque de singularité, de force, alors que, pour moi, le principal reste l'invention, qu'elle soit lexicale, syntaxique... »
Poésie performance, poésie sonore, poésie visuelle : « La poésie est l'art de langue le plus complet, pour moi, car elle prend en compte son inscription dans la page, ce que ne fait pas du tout le roman », relève Benoît Casas, si attaché au livre comme objet physique que sa maison ne propose pas de livres numériques.
Les publications poétiques se succédant, avec notamment Jacques Roubaud, Jacques Jouet ou Frédéric Forte, de l'OuLiPo, les éditions Nous se font une place dans le monde de la poésie contemporaine, que Benoît Casas n'hésite pas à qualifier de « centrale », aux côtés d'éditeurs comme P.O.L. ou Flammarion. « Mais ce n'est pas avec la poésie qu'on arrive à exister, plutôt avec des auteurs plus connus, comme Kafka, Walter Benjamin ou Pasolini. Le travail, chaque année, est aussi de trouver ces deux ou trois livres qui vont porter les autres. »
Parmi les derniers projets poétiques des éditions Nous qui allument les yeux de l'éditeur, Tridents, de Jacques Roubaud. Un livre-somme de plus de 1000 pages, consacré, comme son titre l'indique, au « trident », une forme poétique inventée par Roubaud. « Il s'agit de poèmes encore plus brefs que les haïkus (7, 5, 7 syllabes), pour lesquels il adopte la forme 5 syllabes, 3 syllabes, 5 syllabes. Il a créé cette forme il y a 20 ans, et en a écrit plus de 4000 », explique Benoît Casas. L'origine physique de cette versification lui plait beaucoup : « Roubaud a toujours composé ses poèmes mentalement, en marchant, avec parfois de très longs textes. Avec l'âge, il a du mal à mémoriser, et ces trois vers sont plus immédiats, plus simples, plus accessibles pour lui. Cette forme est née avec sa vieillesse. »
Depuis 2008, les collections des éditions Nous se sont considérablement étoffées, avec une tendance salutaire à la dispersion : Via se consacre par exemple aux voyages en Italie, et quelques livres de photographies se sont glissés dans le catalogue de l'éditeur.
Plusieurs revues ont aussi fait leur apparition, le temps de quelques numéros : Grumeaux, consacrée aux écritures poétiques et créée avec Yoann Thommerel, la revue Failles, tournée vers la philosophie, ou encore Exemple, revue politique et philosophique. « Nous essayons toujours d'éviter l'académisme, y compris pour nos publications philosophiques, qui ont un positionnement, un parti pris. Nous travaillons toujours avec les auteurs pour que le langage soit vif, que les notes ne soient pas plus nombreuses que le texte... »
En philosophie, à l'exception de quelques classiques du XXe siècle comme Theodor W. Adorno et Walter Benjamin, les contemporains, comme Alain Badiou, Bernard Aspe, Jacques Rancière ou encore Patrizia Atzei, l'associée de Benoît Casas, tiennent le haut du pavé, qu'ils n'hésitent pas à lancer contre les idées trop arrêtées. « C'est une philosophie de combat, en prise avec des thématiques immédiates, en lien avec la politique ou la psychanalyse, le plus souvent. » Chez les auteurs étrangers, l'école slovène est particulièrement présente, avec des traductions des travaux de Slavoj Žižek, son représentant le plus connu, notamment.
Ce dernier s'était fait connaitre par son recours à des films et toute une culture populaire pour faire comprendre certains concepts, quand d'autres auteurs du catalogue des éditions Nous, comme Alain Badiou, mobilisent un langage clair, accessible. « Il y a indéniablement une dimension technique de la philosophie, avec une histoire des concepts, des textes à avoir lu. Il y a un apprentissage de la philosophie, comme il y a un apprentissage des mathématiques, ou de la poésie d'ailleurs. »
« Dans le champ de la philosophie, cet apprentissage est sans doute plus restreint et obligatoire, avec un corpus qui comprend Platon, Kant, Hegel et d'autres. Dans la poésie, les filiations sont multiples, plus étendues : l'apprentissage, il est possible de le faire à sa manière, avec son cheminement », explique Benoît Casas.
Son propre cheminement, Benoît Casas l'a commencé aux Beaux-Arts de Caen : ado peu intéressé par la lecture, il reçoit une « grande claque » à l'entrée, avec la découverte concomitante de la peinture, de la philosophie, de la poésie et de la typographie. « Je me suis mis à devenir un lecteur un peu fou, avec le sentiment d'un retard à rattraper. Je me souviens de mes premiers coups de cœur, Artaud et Borges, entre autres... Et puis de ce prof de typographie, Alain Roger, des éditions Atelier La Feugraie, qui lisait de la poésie au début de ses cours, étant lui-même éditeur de poésie. Plus tard, nous avons travaillé ensemble, et c'est lui qui m'a fait découvrir l'édition. »
L'élève des Beaux-Arts se met naturellement à écrire, mais de manière épisodique : à sa sortie de l'institution, en 1993, il pratique surtout la peinture, pendant 7 ans, avec une seule et unique toile sur laquelle il fait se succéder les propositions picturales.
C'est en 2003 qu'il publie son premier livre, suivi par d'autres qui composent une bibliographie portée notamment par L'ordre du jour, le Seuil, dans la collection Fiction et compagnie, les éditions Cambourakis et les éditions Nous elles-mêmes. Aujourd'hui, Benoît Casas écrit « quasi quotidiennement ».
Son dernier livre, Précisions, paru chez Nous, se présente comme un montage poétique et textuel, écrit uniquement à partir d'éléments prélevés dans les notes de bas de pages d'ouvrages philosophiques, historiques ou autres essais... « Chaque page est un poème en soi, un assemblage de mille choses. 366 poèmes composent le livre, avec des liens qui se font à distance, des motifs récurrents que le lecteur va percevoir ou non. L'idée ici est de se demander ce que signifie penser par saut, par discontinuités, par courts-circuits ou mises en rapport », décrit l'auteur.
Pendant un an, Casas n'aura lu que les notes de centaines d'ouvrages, pris dans « une sorte de folie » : une lecture de la périphérie qui révèle beaucoup plus, parfois, que le corps du texte : « On trouve des perles dans les notes, des choses très surprenantes, une manière aussi pour l'auteur, surtout dans les siècles passés, d'écrire quelque chose qu'il ne peut pas inscrire dans le texte même. »
Autre projet, au plus long cours encore, celui d'un atlas photographique subjectif de l'Italie, commencé en 2009. Grand amoureux du pays, Benoît Casas le parcourt régulièrement, de la Toscane à la Sicile, de l'Ombrie à la Sardaigne, toujours équipé d'un appareil photo. « J'ai choisi une procédure particulière pour ce projet : je pose l'appareil au sol, ce qui donne des photos très frontales, partagées, avec 50 % du sol devant moi et 50 % du paysage en face de moi. Cela peut-être une façade d'église, un paysage, des gens qui passent. C'est une photographie de marcheur, avec des lumières frontales, très dures. »
Après 10 ans de clichés accumulés, Benoît Casas travaille désormais sur le corpus des photographies sélectionnées pour ce livre à venir. À force de les faire défiler devant ses yeux, il a reconnu dans ces clichés si particuliers le graphisme bien arrêté des couvertures des éditions Nous...
Les 20 ans des éditions Nous ont été fêtés par la publication de l'intégrale des journaux de Kafka. À l'origine de cet imposant projet, la rencontre avec un traducteur, Robert Kahn, qui propose à Benoît Casas et Patrizia Atzei une nouvelle traduction des lettres de Franz Kafka à Milena Jesenská, auteure et journaliste tchécoslovaque. Une relation épistolaire, « un amour de papier », comme le décrit Benoît Casas, qui permet d'apercevoir le Kafka de l'écriture privée et de l'introspection que l'on retrouve dans ses journaux.
La collaboration avec Kahn se prolonge par la traduction des « derniers cahiers » de l'écrivain tchèque et, finalement, les journaux, avec une intégrale enrichie de 250 pages supplémentaires par rapport à la traduction de Marthe Robert chez Grasset. « Marthe Robert s'était appuyée à l'époque sur l'édition établie par Max Brod, l'ami de Kafka, qui avait censuré des passages sur des personnes en vie, ou à caractère sexuel. Brod faisait de Kafka un saint, une figure édulcorée, alors que l'écriture même de Kafka est rude, sèche et précise. On retrouve même dans ces journaux des amorces de récit, comme le début du roman L'Amérique... »
À l'arrivée, 840 pages de textes, avec quelques dessins, et « une masse qui rend la chose encore plus fascinante : on découvre là un trajet de vie, avec des phrases énigmatiques, de l'ordre de l'aphorisme, une instropection aigüe, des portraits implacables... C'est très varié. Il y a des éléments très suivis aussi, comme son récit des spectacles du théâtre yiddish qu'il fréquentait, par exemple, et ses descriptions des actrices », précise l'éditeur.
À la lecture, les amateurs se rendent compte que « ce journal est une sorte de laboratoire pour ses textes futurs : Kafka vouait une sorte de religion à l'écriture, et était capable d'écrire une nouvelle en une nuit, Le verdict, dont il était d'ailleurs très fier. Il raconte cette session d'écriture dans son journal, où l'on retrouve plusieurs de ces moments d'excitation. »
La lecture des journaux de l'écrivain tchèque permettra sans doute, même aux inconditionnels de son œuvre, de se rapprocher de lui, de son œuvre, de ses doutes et de ses convictions... Pour aboutir, peut-être, sur une relation de l'ordre du « Nous »...
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
3 Commentaires
Alain Girard-Daudon
11/04/2020 à 10:25
Un très remarquable éditeur.
Marion
12/04/2020 à 17:22
Défi relevé pour une petite maison d'édition spécialisée ! Bravo M. Casas, très fière de l'éditeur caennais !
Zak Zoubi
18/06/2024 à 15:29
Voici un article de présentation bien éclairant, d'une maison d'édition qui accorde à la poésie
française contemporaine une place de choix. J'ai lu et apprécié les livres de Benoit Casas. Je lis
régulièrement les ouvrages publiés par cette maison. Souvent, on ne connait ni les gens, ni la
maison à qui on adresse un manuscrit. Au moins, grâce à cet article on comprend mieux qui est Nous. Je regrette seulement qu'une certaine opacité demeure quant à l'adresse. J'ai cherché à déposer un manuscrit, habitant Caen, mais impossible de trouver l'adresse...