ESSAI – En des temps troublés, où domine l’incompréhension, adossée parfois à une légitime confusion, il n’est jamais tout à fait inutile de revisiter l’œuvre du philosophe Jacques Derrida doit-il en coûter au cheminement de la conscience, car on le sait avec lui rien n’est jamais simple et encore moins complètement acquis. Celui qui fut Professeur à l’École Normale Supérieure puis Directeur à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, mais également cofondateur du Collège International de Philosophie aux côtés de Jean-Pierre Faye, Dominique Lecourt et François Châtelet, plus connu pour être à l’origine du déconstructionnisme. Auteur de quatre-vingts ouvrages.
thierry ehrmann, CC BY 2.0
S’il fallait commencer, afin de se familiariser avec cette pensée féconde, par La vie la mort, paru l’année dernière aux éditions du Seuil. « En quatorze séances érudites et palpitantes délivrées au cours de l’année 1975-1976 (programme de l’agrégation en philosophie), Derrida déconstruit l’opposition traditionnelle entre la vie et la mort », à travers des lectures multiples et délibérément pluridisciplinaires, élaborant sa pensée aussi bien au contact de la philosophie (Hegel, Nietzche, Heidegger) et de l’épistémologie des sciences (Georges Canguilhem) que de la confrontation à la génétique contemporaine (François Jacob) et à la psychanalyse (Freud).
Ce séminaire dont l’édition a été établie par Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf est considéré comme l’un des plus singuliers et passionnants du philosophe. « Penser la vie et la mort en vertu d’une logique qui ne poserait pas la mort comme l’opposé de la vie. La pureté de la vie n’est-elle pas par essence contaminée par la possibilité même de la mort, puisque seul un vivant peut mourir », s’interroge le philosophe dont on sait par ailleurs qu’il rédigeait lui-même tous ses cours ? Un impressionnant ensemble de 14.000 pages, avec en toile de fond une logique de la différence et de l’interprétation.
Un véritable travail de fourmi pour ses deux éditrices qui ont dû remettre « bon ordre » dans cette première somme d’écrits. Ainsi apprend-on que seules sept séances sur quatorze sont restées inédites, d’autres ayant été publiées en anglais et en allemand, donc peu connues du public estudiantin. D’où l’intérêt d’une fidèle retranscription de leur contenu.
Convoquées alors dans la réflexion du philosophe d’autres disciplines de la connaissance ; afin d’argumenter un propos plus général qui ne soit pas qu’une simple évaluation compensatoire, mais plutôt un adroit exercice d’identification et de transmission ; on songe par exemple à l’ouvrage incontournable de François Jacob, « logique du vivant », publié en 1970. Comme une clé en quelque sorte, mais pas n’importe laquelle permettant de filtrer et contourner les obstacles, comme en distinguant toutes autres formes de médiation. « Gardons-nous de dire que la mort serait opposée à la vie. Le vivant n’est qu’un genre du mort, et encore un genre très rare. » Merci Nietzsche !
Avec en soubassement l’idée et pour simplifier cette parabole – La vie n’est rendue possible que grâce à la mort naturelle chez l’homme, et que la mort par logique conduction est l’un des piliers de la vie, sans affabulation aucune entre « le début et la fin ».
À cet endroit il ne peut donc y avoir en tout état de cause, de possibles dissimulations à la portée du discours. « Notre monde tout entier est cendre d’innombrables êtres vivants par rapport au tout, il reste qu’une fois déjà tout a été converti en vie et continuera de l’être ainsi ». Mais finalement qu’est-ce que ce tout ? Ainsi Jacques Derrida dans la profusion des commentaires accordés tente-t-il de dépasser et déplacer les « limites admises », comme en déconstruisant les schémas classiques du savoir. « Je n’oppose ni n’identifie la vie à la mort (ni et ni est), disons que je neutralise et l’opposition et l’identification. » Ce que l’on appelle vulgairement une pirouette, mais qui chez Derrida est un aspect essentiel de la problématique philosophique.
« Vivre — comment alors quelque chose de mort pourrait-il l’être ? » Ne s’agissant pas pour autant de jouer sur les finalités, pourrait-on autrement interroger au moins les causalités sans que les axiomes liés à la recherche de « vérité », sinon d’exactitude, intéressent le corpus même de la pensée philosophique, en songeant et c’est peut-être là aussi une condition, à ne pas « tricher » sur le motif de son émergence.
Et la déconstruction « textuelle », chère au philosophe, aide-t-elle à cela, ou faut-il alors envisager d’autres débouchés cognitifs ? Car finalement agir sur le sens, n’est jamais que la prise de conscience du sens lui-même dans un rapport (raccord) immédiat avec le monde, donc forcément avec le vivant, dans son tout.
Pas besoin de grammaire pour cela ! Cela relève de l’évidence même non ? La déconstruction passe donc pour une ouverture sur l’acquisition d’un « réseau » de connaissances multiples et organisées qui n’a rien de fictionnel, même si la figure de Freud est évoquée entre les lignes, au travers de la pulsion de mort notamment qui en effet détermine une certaine perception ou degré de la souffrance mentale et organique, il ne peut être question de dissocier les deux — au-delà de l’irréductibilité de la logique, tout en soutenant par ailleurs et au détour, que « l’héridité est fondée sur la génétique ».
Un accès programmé entre la vie et la mort. À cet égard il serait prudent de ne rien affirmer qui ne soit déjà une contradiction probante. D’ailleurs à ce niveau d’interprétation, produire de l’information ne suffit guère, il faut apprendre à repenser en amont, « de l’autre côté de la barrière » c’est-à-dire, « au-delà de », et ce n’est pas un hasard si Derrida cite souvent Maurice Blanchot pour étayer sa pensée. « Le pas au-delà, c’est qu’une signature n’est effective que pour des morts ou pour d’autres vivants à venir qui décident de ce que je suis y compris mon sexe. » Ou bien encore et pour conclure : « Un pied, et par-delà l’opposition entre la vie ou le mort, un seul pas. »
Jacques Derrida ; Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf (Préfacier) – La vie la mort - séminaires – Seuil – 9782021404494 – 24 €
Paru le 11/04/2019
363 pages
Seuil
24,00 €
Commenter cet article