BEAUX ARTS - La plupart des ouvrages de Stéphane Lambert, essayiste, romancier, poète et journaliste, constitue un long voyage à travers le temps anachronique et fragmenté. Il vaut pour une profonde incursion dans un imaginaire toujours en devenir, dont l’image est un vecteur essentiel de la quête intérieure du poète et de l’écrivain.
Le 15/05/2020 à 13:32 par Jean-Luc Favre
Publié le :
15/05/2020 à 13:32
Stépahen Lamebert - crédits Arléa
Un voyage d’ailleurs qu’il ne fait jamais tout-à-fait seul ; l’auteur se fait toujours accompagner par d’amicaux et célèbres compagnons, Melville, Monet, de Staël, Beckett, Rothko, pour ne citer que ces figures emblématiques, tout en restant humblement à la lisière d’un questionnement irrésolu et d’un certain point de vue non conforme. Non pas que Stéphane Lambert veuille à tout prix sortir des sentiers battus en opérant quelques vaines digressions, mais plutôt tenter en ce qui le concerne de découvrir un autre monde plus en accord avec ses intimes convictions, sans lâcher prise sur une réalité qui de toute évidence lui échappe parfois, sur le plan romanesque notamment.
S’il aime revisiter les grandes œuvres, c’est au moins pour comprendre leur irrésistible cheminement, fut-il profondément noir aussi bien qu'inachevé – dont il choisit toujours et à chaque fois, au travers de l’expérience esthétique, des périodes clés de la création, qui n’ont évidemment rien d’un hasard – mais surtout porté par la ferme volonté de s’exonérer d’un mal plus grand, dont le format reste alors à définir sans diverger sur les modalités de telles apparitions.
Ainsi est-il clair que Stéphane Lambert aime posséder (épouser) le temps et ses revers, mais à sa manière. Nul besoin de le presser, à faire comparaître les signes de l’universelle hantise, celle qui se déploie à l’intérieur de toute souveraine création. Au sein d’une critique ciblée qui vaut aussi pour un préambule, que certains qualifieraient adroitement ou maladroitement de « métaphysique de l’être », et à condition toutefois que cette formulation, par trop usitée, fasse ici preuve de justesse en juxtaposant les cadres d’observation, mais aussi de parade — il y a dans toute œuvre d’art une part volontaire de « mensonge utile » qui instruit un possible dénouement. Il s’en dégage alors, au fil des lectures successives, comme une sorte de postmodernité avertie, reliant le décor à la profondeur, et l’abstraction sommaire à la réalité.
En témoigne son ouvrage superbement intitulé, Visions de Goya, l’éclat dans le désastre qui reçut en 2019, le prestigieux prix André Malraux. « Personne. Malgré les allées et venues, le brouhaha des écoliers. Personne. Le peintre nous avait laissés seuls, abandonnés sur une planète incompréhensible (…) Les peintures noires frappaient quiconque les observait d’un étrange sentiment d’attirance et de répulsion », découvertes au célèbre musée Prado de Madrid, où l’écrivain est allé à leur rencontre.
Ces peintures noires (Pinturas negras en espagnol), qui sont datées 1819-1823, sont en effet emblématiques de l’œuvre du peintre espagnol qui vit le jour en 1746, lorsqu'auréolé de gloire, mais atteint par la surdité et physiquement fortement diminué par un trop long labeur, il se retire des fastes de la cour pour mener une fin de vie plus paisible. Il meurt cinq ans plus tard. Une série de quatorze fresques peintes avec la technique de l’huile « al secco », sur les surfaces de plâtre d’une paroi, destinées à décorer les murs de sa maison dénommée Quinta del Sordo dont le peintre a fait l’acquisition en 1819, située sur la rive de Manzanares face à l’ermitage et à la prairie de San Isidro.
On retrouve dans ces œuvres, pour le moins uniques par leur configuration picturale et environnementale, la plupart des thèmes de prédilection de l’artiste, lesquels parfois virent à l’obsessionnel avec des incidences biographiques inévitables. Le peintre, avant de rencontrer la célébrité a en effet subi au cours de sa vie humiliations, maladie, guerres, qui n’ont pu évidemment laisser intact un homme aussi sensible et réfléchi, et dont l’interprétation est assujettie à un aspect singulièrement énigmatique que Stéphane Lambert a su décrypter, avec minutie et « gratitude ».
Et ce, dans un style qui calque parfaitement avec les « visions » de Goya, et qui révèle les diverses tendances stylistiques, où satire et tragédie sont souvent convoquées, par exemple dans le « Duel au gourdin », « la Procession du Saint Office », ou dans « Judith et Holopherne », avec un versant plus psychanalytique cette fois-ci. Le pathos réhabilite chez l’artiste une certaine conscience arbitraire du monde ici-bas. Laideur et beauté tantôt s’attirent et tantôt se heurtent, puis se rejettent violemment, dans une vision quasi crépusculaire, dont la gamme chromatique « réduite aux teintes ocres, dorées, terreuses, grises et noires, avec quelques blancs » est éloquente, voire sublime.
Il n’en fallait pas moins pour que Stéphane Lambert poursuive ses pérégrinations salutaires au cœur de l’éclat du désastre avec un ouvrage publié dans la foulée, Être moi, toujours plus fort, les paysages intérieurs de Léon Spilliaert, peintre Belge né en 1881 et mort en 1946, dans une période artistique mutante, liée à la naissance d’un nouveau siècle et dont l’héritage antérieur finira, quelques décennies plus tard par être dépassé, voire littéralement rompu, ouvrant de nouvelles brèches à la création artistique de laquelle ce que l’on nomme art contemporain émergera péniblement, soulignant le caractère factice de l’évolution des modes, mais plus encore des codes picturaux. Concept oblige !
De ce point de vue établir une corrélation entre ces deux artistes apparaîtra présomptueux et vraisemblablement erroné, hormis le fait que dans l’économie du désastre — celui qui ne promeut (promet) rien — il existe en retour quelques clés de légitime compréhension. Car le désastre en effet n’est pas limité dans le temps, même si certains aspects diffèrent selon les époques. Affaire de matérialité plus que d’imaginaire. L’émotionnel, lui, demeure égal à lui-même. Il a appris à contourner les obstacles et défier les courants.
En ce sens, le rapport analogique à l’œuvre ne recourt pas à l’amnésie, l’empreinte y est permanente quels que soient les styles envisagés ; après tout, à peine un demi-siècle sépare les deux hommes, c’est moins qu’il n’en faut pour gommer toute une partie de l’histoire de l’art afin de répondre à un dessein moins subtil. Mais dans ce sens, Stéphane Lambert ne commet pas d’erreur sournoise. Il sait précisément où il met les pieds en évitant les confusions formelles ou formalistes. Il va plus loin dans l’expression, il en redéfinit les termes.
Plus proche de nous, et c’est peut-être l’une des raisons pour laquelle le nom d’Edward Hopper (1882-1967), l’un des tenants du réalisme américain est souvent cité aux côtés de celui de Spilliaert, sans outrepasser une filiation au demeurant fragile, malgré quelques accès flagrants, admettons-le ! Là, on ne peut pas à proprement parler de « désastre », néanmoins il existe toujours une possibilité (probabilité) de tendre vers « l’éclat », un certain éclat, soit ! Ô combien ténébreux !
Avec certes un grand saut dans le temps — on passe ainsi d’un siècle à l’autre — mais qui n’oblitère pas le sens de l’intention, si tant est que ce dernier soit à la portée d’un pinceau. James Ensor (1860-1949) également fondateur du groupe bruxellois d’avant-garde, les Vingt, connu pour ses idées politiques anarchistes bien tranchées, duquel il resta proche. Ils ont vingt ans de différence. Et bien qu’artistes très différents, leurs noms sont souvent associés en raison vraisemblablement de leur proximité géographique : tous deux sont originaires d’Ostende, surnommée à juste titre « la Reine des Plages », ce qui de toute évidence facilitera leur rapprochement teinté de respect et d’amitié.
Cependant Spilliaert, lui, est hanté par « la géométrie instable de sa ville natale et par la vie secrète des apparences et des ombres ». C’est un artiste profondément mélancolique et intuitif. Goya ne l’était-il pas aussi ? « Le corps qui est le nôtre, le corps que nous sommes, le corps que nous devenons à travers les expériences que nous en faisons ou qu’il nous est amené à vivre », ou mourir sans éclat, dans le déclin d’une vision inassouvie — sur le bord d’une plage, un jour de pluie — et qui demeure accidentellement parcellaire.
Alors, il y a dans toute mélancolie tragiquement vécue quelque chose d’insurmontable et de troublant : « Elle n’avorte jamais de ce qu’elle porte en elle en soubassement de toute réalité, elle gangrène au contraire lentement le corps et l’esprit. Comme un poison sans dard. Elle se faufile toujours dans une faille de l’être, encore inexplorée. Elle tasse les couleurs alentour, lesquelles soudain deviennent sombres. Étouffantes ! »
Et cela l’auteur l’a bien compris, c’est pourquoi il avance toujours prudemment au sein de la création, parce que précisément il en connaît les méandres et les soubresauts. Il scrute les lieux, avant d’écrire sur le papier. Il écrit après coup — au regard des lieux — or tous les lieux ne sont pas toujours formellement inquiétants. Comme si…. Il suffit parfois de biaiser pour retrouver une vraie respiration.
Mais on le sait désormais Stéphane Lambert, comme le souligne à juste titre Véronique Bergen, membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique : « À la psychologie, Stéphane Lambert préfère lui le récit dépouillé des faits au travers de leurs retentissements subjectifs, la traduction de sensations, d’expériences fortes rendues dans une langue concise. Aux assertions, aux certitudes, aux explications, il préfère les hypothèses, les énigmes. ». Charlot souviens-toi de Léon. Ce grand Monsieur…
Stéphane Lambert — Vision de Goya, l’éclat dans le désastre — Arléa — 9782363081803 – 17 €
Être moi toujours plus fort, les Paysages intérieurs de Léon Spilliaert — Arléa — 9782363082237 – 10 €
Par Jean-Luc Favre
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 07/03/2019
107 pages
Arléa Editions
17,00 €
Paru le 18/06/2020
113 pages
Arléa Editions
10,00 €
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