La période de confinement aura vérifié un fait assez évident : en 2020, vendre des livres en ligne est devenu quasi indispensable. Alors que les commerces fermaient leurs portes, les lecteurs se sont tournés vers leurs ordinateurs et smartphones pour commander des ouvrages auprès de différentes plateformes, qui ont toutes observé une croissance de leur fréquentation et de leurs ventes. Pour un certain nombre d'acteurs du secteur, l'épisode coronavirus pourrait marquer un tournant.
La fermeture généralisée des commerces, décidée en même temps que le confinement de la population, le 17 mars dernier, a vu les Français confrontés à une question : où s'acheter des livres, quand la librairie la plus proche est fermée ? Internet s'impose alors comme une évidence, sans surprise : mais, pour une fois, les plus grands acteurs ne sont pas les seuls à en avoir profité...
Comme d'autres commerces et sociétés, le confinement aura obligé les plateformes de vente en ligne de livres à s'arrêter brusquement. « Au tout début du confinement, nous avons fermé, car seulement 5 ou 6 libraires souhaitaient maintenir les livraisons, et il était trop difficile d'expliquer au client qu'il devait choisir dans le stock de 6 commerces plutôt que 250 », souligne Thomas Le Bras, directeur du site Leslibraires.fr, qui propose aux libraires des solutions pour la vente en ligne d'ouvrages numériques et imprimés ainsi qu'une mutualisation des moyens.
« Dès l'annonce du confinement, nous avons arrêté de collecter des livres, puis, 3 ou 4 jours après, d'arrêter aussi la vente de livres », nous explique Charlie Carle, responsable Grand Est chez RecycLivre, plateforme spécialisée dans le livre d'occasion. « Pour la collecte, il était nécessaire que nos employés se déplacent chez les personnes, ce qui était hors de question. » L'entrepôt de RecycLivre, géré par la société Log'Ins, a lui aussi été fermé par cette dernière.
Outre le confinement ordonné, Colissimo, le service de livraison de colis de La Poste, a demandé à ses clients de privilégier les envois de produits de première nécessité, tandis que de nombreux points relais, dans des commerces, fermaient eux aussi leurs portes. « L'envoi de commandes et autres colis devenait donc un peu difficile », reconnait Kadija El Goufi, responsable de la communication de la plateforme Label Emmaüs, qui peut envoyer les livres à domicile, en points Mondial Relay, ou permettre un retrait des commandes dans les boutiques du réseau Emmaüs ou de l'économie sociale et solidaire.
Rapidement, toutefois, les plateformes de ventes de livres reprennent une activité, ou font état d'un rythme plus soutenu. Le 10 avril, la plateforme Leslibraires.fr rouvre ainsi les commandes depuis les sites des librairies : « Cela a marché très fort », affirme Thomas Le Bras, « avec une forte demande des clients pour du livre pour enfants, du scolaire, du périscolaire, pour occuper les enfants, avant les romans, les polars, qui ont eux aussi très bien repris. » Très bien, le mot est encore faible : alors que le confinement était toujours de mise, le volume de commande enregistré par la plateforme est 8 fois supérieur à celui de la même période, l'année dernière.
Pour RecycLivre, la reprise a eu lieu à la mi-avril, « timidement, et uniquement pour la vente sur RecycLivre au départ, pas sur les 6 marketplaces où nous sommes présents. Quand nous avons vu que nous pouvions appliquer les mesures barrières dans l'entrepôt et que les employés étaient motivés, nous avons tout rouvert », explique Charlie Carle. À la réouverture, après près d'un mois de chiffre d'affaires très faible, « le site a connu une surperformance qui a duré deux bonnes semaines. On essayait de faire des estimations, mais on tombait souvent à côté, parce qu'on était en dessous du volume de commandes passées. »
Le top 10 des ventes chez RecycLivre, depuis la mi-avril :
L'amie prodigieuse — Elena Ferrante
L'étranger — Albert Camus
Un secret — Philippe Grimbert
La Vérité sur l'affaire Harry Quebert — Joël Dicker
Un avion sans elle — Michel Bussi
Ne lâche pas ma main — Michel Bussi
La fille du train — Paula Hawkins
L’homme qui voulait être heureux — Laurent Gounelle
Maman a tort — Michel Bussi
Glacé — Bernard Minier
La plateforme Label Emmaüs a elle aussi connu un pic d’activité, qui s’explique, selon Kadija El Goufi, par un intérêt constant pour le livre en période de confinement, mais aussi par la Journée internationale du livre, « la possibilité d’acheter des ouvrages d’occasion ainsi que l’accès amoindri aux librairies ». L’aspect solidaire de l’achat réalisé auprès du réseau Emmaüs aura lui aussi joué.
Comme dans la plupart des sociétés françaises, la crise sanitaire aura suscité une nouvelle organisation du travail. Chez RecycLivre et son partenaire Log'ins, qui facilite la réinsertion de personnes éloignées du monde du travail par l’activité dans la logistique, « nous avons senti une vraie volonté de reprendre l’activité. Nous travaillons avec des personnes en situation de fragilité sociale, de précarité, pour lesquelles le travail est très important. » Parmi les employés en CDDI (Contrat à durée déterminée d’insertion), 30 % environ ont été placés sous le régime du chômage partiel, notamment à cause d’une santé fragile.
Dans l’entrepôt, « un nouveau chemin de préparation a été aménagé, pour éviter que les employés ne se croisent, les pauses déjeuner sont échelonnées, nous appliquons strictement la distanciation et les gestes barrières ». Dans l’entrepôt du Label Emmaüs, des mesures similaires sont appliquées, et un certain nombre de membres des équipes se sont rendus à pied ou en vélo sur leur lieu de travail.
Pour la collecte des ouvrages chez les particuliers réalisée par RecycLivre, impossible de poursuivre les habitudes : « On ne rentre plus chez les gens pour retirer les ouvrages : depuis la mi-mai, nous avons repris cette activité, mais en “sans contact”. Nous déposons des cartons vides si les livres ne sont pas empaquetés et revenons le lendemain, ou alors nous prenons les cartons sur le palier, que nous plaçons en quarantaine pendant 48 heures », détaille Charlie Carle.
Après une courte période de chômage partiel, l’effectif de 9 personnes de la société Leslibraires.fr a repris ses activités, en télétravail. « Vers le 20 avril, nous avons rouvert la marketplace Leslibraires.fr, en adaptant les conditions de livraison à chaque librairie et en rédigeant des messages destinés aux clients, ce qui a pris pas mal de temps », explique Thomas Le Bras.
L’objectif étant d’organiser les livraisons des libraires : par exemple, une librairie située dans une galerie marchande ne pouvait pas organiser le retrait de commandes, car la galerie était fermée au public... Certaines commandes se retiraient donc dans des commerces environnants, notamment des commerces alimentaires. « La librairie La Galerne, au Havre, a par exemple travaillé avec des agences Meilleurstaux.com pour le retrait. De nombreux points relais Colissimo étant fermés, il a fallu mettre en place des solutions de rechange. » À présent, après la réouverture des expéditions vers l’Europe, l’équipe de Leslibraires.fr attend celle des expéditions vers le reste du monde, « qui sont importantes pour certains lecteurs ».
Alors que la vente de livres, en France, se caractérise par une résistance des librairies physiques, mais une prise de parts de marché importante de la multinationale Amazon, plusieurs acteurs de la vente sur Internet espèrent voir un changement dans la période récente.
« On a senti que, à côté de nous, d’autres vendeurs marchaient moins bien, notamment Amazon avec la décision de justice les concernant, et leur marketplace qui tournait aussi au ralenti. Sur le livre, je crois que la période a ouvert le champ à des acteurs français », souligne Charlie Carle.
Thomas Le Bras, lui, est plus modéré dans son analyse : « Nous avons constaté un pic dans les ventes, qui correspond à la période pendant laquelle Amazon a fermé ses entrepôts, mais ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Nous avons aussi assisté à un fort mouvement citoyen d’achat local, aussi, il reste difficile de dire si la hausse des ventes s’explique par un dépit de ne pas pouvoir commander sur Amazon, une conviction ou simplement parce qu’il était possible de commander à nouveau chez son libraire. »
Certains usages semblent s’être installés plus durablement, comme le système de la commande et du retrait en magasin (le click & collect), qui ne diminue pas chez Leslibraires.fr depuis le 11 mai dernier, où le niveau des commandes reste 5 fois plus élevé qu’en temps normal. « L’autre observation, c’est que la vente en ligne devient un service vraiment indispensable : une trentaine de librairies ont créé un site internet chez nous ou ont rejoint la plateforme pendant la période. »
Pour sa livraison, le Label Emmaüs a aussi remarqué que l’impératif de vitesse ne se vérifie pas systématiquement : « D’habitude, nous ne fonctionnons pas avec l’obsession d’envoyer les colis en 24 heures, notamment pour améliorer notre bilan carbone. Au cours de cette période, nous avons parfois dû allonger nos délais, mais cela n’a pas été mal perçu par les clients, très compréhensifs », relève Kadija El Goufi.
Dans les prochaines semaines, la plateforme Leslibraires.fr développera une solution pour permettre aux comités d’entreprise et autres collectivités d’offrir des bons d’achat destinés aux librairies locales, plutôt que des Chèques Lire qui peuvent être dépensés dans des structures plus importantes, du type Fnac ou Cultura.
Pour les plateformes de vente de livres, le bilan de la période n’est donc pas désespérant, au contraire. La fermeture des librairies physiques, aura permis à certains lecteurs de découvrir d’autres manières de lire, et d’autres moyens d’acheter des livres, français et fonctionnant sur un mode plus reposé et vertueux qu’Amazon, Fnac et consorts. Les ventes de livres numériques, sur des plateformes comme izneo ou Vivlio, ont elles aussi considérablement augmenté.
« Je me fais beaucoup plus de souci pour nos amis libraires que pour nous », remarque toutefois Charlie Carle, qui rappelle que RecycLivre travaille avec des bouquinistes. « Nous avons pris un mois d’arrêt d’activité, avec des charges à payer, mais nous avons bénéficié du dispositif de chômage partiel. Nous avons retrouvé une activité, avec des volumes plus élevés, mais si des habitudes d’achat ont changé, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour les libraires. »
Alors que le secteur de la librairie d’occasion sort exsangue de la crise sanitaire et que celui de la librairie de livres neufs réclame des aides à l’État, l’inquiétude reste vive. « Mais il y a des personnes qui, à mon avis, sont sorties d’Amazon et ont découvert autre chose. Elles ont découvert des alternatives, ce qui est plutôt réjouissant. Mais il faut soutenir les librairies dans les prochains mois. »
Photographies : Giuseppe Milo, CC BY 2.0
L'entrepôt RecycLivre (RecycLivre)
Casiers Amazon à Paris (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
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