Voilà un siècle que l'écrivain italien Filippo Tommaso Marinetti a publié à la Une du Figaro son Manifeste du futurisme, et que le courant a commencé à soutenir l'idée de rupture avec la tradition dans les arts. Et si l'artiste déjà en son temps en appelait à libérer la typographie de sa linéarité, les concepteurs contemporains de livres d'art continuent à leurs manières de promouvoir cette célébration brute de la technologie, de la vitesse et des machines.
Zang Tumb Tumb
Le manifeste de Marinetti, publié en 1909, commençait avec les mots suivants : « Nous avons passé toute la nuit debout, mes amis et moi, sous des lampes de mosquée dont les coupoles en laiton sont lumineuses comme nos âmes, parce que, comme elles, elles ont été illuminées par la lueur interne des cœurs électriques. Et foulant aux pieds notre paresse native sur d'opulents tapis persans, nous avons discuté jusque dans les limites de la logique et griffonné le papier avec une écriture démente. »
Et question démence, le courant artistique entendait notamment démolir les musées et les bibliothèques, lutter contre la morale, le féminisme ou encore l'utilitarisme. Mais Marinetti défendait également une idée qui semble de prime abord plus créative, celle de « mots en liberté ».
Marinetti voulait libérer la typographie de son aspect linéaire, de la traditionnelle justification à gauche de la page et de l'orthographe conventionnelle. Son livre paru en 1914, Zang Tumb Tumb, raconte un épisode de l'histoire de la guerre des Balkans, celle du siège de Arianople. Et ce chef-d'œuvre littéraire de Marinetti constitue l'exemple même de cette libération typographique.
« Avec le futurisme, Marinetti a pris des positions typographiques marquantes, mais il reste plutôt un poète », explique Frank Adebiaye, typographe autodidacte depuis une quinzaine d'années. « Il est anachronique de parler de punk, mais Marinetti voulait libérer la typographie du carcan de la lisibilité au service exclusif du texte. »
Provocateur, les expériences de Marinetti sont récupérées, tout comme le futurisme, par Mussolini : « Les formes avant-gardistes de mises en page et de typographie sont souvent reprises par la politique : Hitler a également profité de pas mal d'innovations en la matière » souligne Adebiaye. On se souvient également de la citation, attribuée à Benjamin Franklin ou Marx, « Donnez-moi 26 soldats de plombet je vous ferai la conquête du monde. » Dans le cas de Marinetti, pas de fascisme, mais simplement une envie d'utiliser les formes pour un plaisir visuel et esthétique.
Un siècle plus tard, des artistes contemporains et autres libérateurs de mots suivant la voie des futuristes y sont allés de leurs projets expérimentaux autour des livres et de leur typographie. Parmi eux on compte notamment Esther K. Smith, avec sa Purgatory Pie Press, structure mêlant bois et métal. En photo ci-dessous :
Un autre projet porté par Siglio Press, intitulé Page and Screen, place la libération de typographie dans l'ère du numérique. Ci-dessous, la vidéo de présentation du concept :
Mais, malgré les apparences, typographiques ou non, le numérique n'est pas forcément synonyme de libération textuelle : « Dès les années 90, les logiciels d'illustration numérique (Illustrator, FreeHand, Inkscape)ont permis de vectoriser et de profiter d'une très grande liberté typographique et plastique. Mais, aujourd'hui, les feuilles de style règlent le texte à l'extrême, réduisant les possibilités. Dans les années 80, des créateurs de police comme Fontfont ou Emigre étaient beaucoup plus radicaux. »
Et inutile de souligner que la multiplication des formats propriétaires repousse loin, très loin, la libération des caractères, encore instrumentalisés pour les besoins de l'expression : ainsi font, font, font...
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