Qu'est-ce à dire, s'interroge Rue89 ? Alors que nos confrères ont révélé que le député Hervé Gaymard pourrait être pris dans un léger conflit d'intérêts, attendu qu'il siège au conseil d'administration des éditions Dargaud. Claude de Saint-Vincent, actuel président de Dargaud, avait répondu à ActuaLitté dans un courrier très clair : « Conflit d'intérêts ? Mais où est le conflit ? Où est l'intérêt ? »
Le 18/05/2013 à 13:57 par Victor De Sepausy
Publié le :
18/05/2013 à 13:57
Portrait de Stéphane Hessel
Adobe of Chaos (CC BY 2.0)
Tout cela était assez intéressant, et la réponse en elle-même avait de quoi intriguer. Si pour Rue89, l'activité de législateur qu'Hervé Gaymard a pu exercer, tout particulièrement dans le secteur du livre, et sa place d'administrateur, méritaient que l'on s'interroge, le président de Dargaud ne l'entendait pas de cette oreille. Précisant que c'est sur la proposition de Dargaud qu'Hervé Gaymard a accepté le poste, voilà quelques années, il soulignait :
Ce soupçon injurieux est révélateur du mépris dans lequel sont tenues les entreprises aujourd'hui et de l'inculture économique de certains journalistes et politiciens.
Cela devrait être au contraire une excellente nouvelle pour un journaliste d'apprendre qu'une entreprise a eu l'opportunité de faire découvrir de l'intérieur les difficultés, les contraintes et les enjeux de l'économie réelle à un parlementaire, énarque et haut fonctionnaire.... Le fait est suffisamment rare pour être salué.
Chez Rue89, le courrier en question n'a jamais été reçu. Mais ce n'est pas pour autant que l'on se satisfait de la réponse. Et à raison, parce qu'elle pose quelques légers soucis.
Coup de Gong : pas vraiment Sauvé par le rapport
Pour mémoire, Authueil, avait levé un premier lièvre sur la question du conflit d'intérêts. Il rappelait sur son blog l'existence du rapport Sauvé, de 2011, qui définit strictement le conflit d'intérêts.
Un conflit d'intérêts est une situation d'interférence entre une mission de service public et l'intérêt privé d'une personne qui concourt à l'exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions.
On pourra également se reporter au site internet mis en ligne pour l'occasion, et définissant les grandes lignes de cette problématique et épineuse question. Jean-Marc Sauvé, son auteur, et Hervé Gaymard se connaissent d'ailleurs pour avoir travaillé ensemble aux Archives de France, le premier au poste de vice-président du Conseil d'État, le second au titre de député.
Par ailleurs, lors de l'affaire du logement d'Hervé Gaymard, Jean-Marc Sauvé, alors secrétaire général du gouvernement aurait été en contact avec lui, donnant l'accord pour l'obtention d'un logement aux frais de l'État. (voir Nouvel Obs) Tout cela se déroulait des années auparavant, certes, mais n'en restait pas moins intéressant.
Commission Jospin...
Or, Rue89 fait également appel au rapport de la Commission Jospin, qui en 2012 présente un autre rapport, sur la Rénovation et la Déontologie de la vie publique. Parmi les 35 propositions formulées, la 26 sera intéressante :
Prévoir une obligation légale de souscrire une déclaration d'intérêts et d'activités pour les titulaires d'emplois supérieurs de l'État particulièrement exposés au risque de conflit d'intérêts
de même que la 30 :
Prévoir une obligation légale de déclaration d'intérêts et d'activités pour les parlementaires
et la suivante :
Renforcer le régime des incompatibilités professionnelles applicable aux parlementaires
Prévenir les conflits d'intérêts était l'une des approches au coeur du rapport remis par Lionel Jospin à François Hollande, avec cette définition :
Constitue un conflit d'intérêts une situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés de nature à compromettre l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction.
Un bon ouvrier a toujours ses outils
Il faudrait donc, avant de savoir s'il y a conflit d'intérêts, parvenir à démontrer que la présence d'Hervé Gaymard chez Dargaud pourrait compromettre l'indépendance de son activité de parlementaire.
Dans le cadre du projet de loi relatif à la transparence de la vie publique, il existe une obligation d'abstention lorsque, les « personnes titulaires de fonctions gouvernementales ou investies d'un mandat électif local, ainsi que celles chargées d'une mission de service public » se retrouvent dans la situation de voir leur activité publique compromise.
L'article 2 est alors clair :
Lorsqu'ils estiment se trouver dans une telle situation :
1° Les membres du Gouvernement se déportent dans des conditions fixées par décret ;
2° Les membres des collèges d'une autorité administrative indépendante ou d'une autorité publique indépendante s'abstiennent de siéger. Les personnes qui exercent des compétences propres au sein de ces autorités sont suppléées suivant les règles de fonctionnement qui leur sont applicables ;
3° Sous réserve des exceptions prévues par le deuxième alinéa de l'article 432-12 du code pénal, les personnes titulaires de fonctions exécutives locales sont suppléées par leur délégataire, auquel elles s'abstiennent d'adresser des instructions ;
4° Les personnes qui ont reçu délégation de signature s'abstiennent d'en user ;
5° Les personnes placées sous l'autorité d'un supérieur hiérarchique le saisissent ; ce dernier apprécie s'il y a lieu de confier le dossier ou la décision à une autre personne. (voir sur LégiFrance)
Retour vers le Futur 1, 2, 3, 4 et 5
Il faut remonter dans le temps pour tenter de le comprendre. Pas trop loin toutefois. Au moment de la discussion autour d'une loi qui permettrait aux éditeurs de fixer un prix unique pour le livre numérique, Antoine Gallimard avait eu la formule suivante, quasiment une épithète homérique ,« le député Gaymard, auquel rien du livre n'est étranger ».
Attention à la conduite, pour éviter la collusion ?
Jonathan (CC BY-SA 2.0)
Cette législation, passablement contestée, et portée par le Syndicat national de l'édition, en premier lieu, pourrait être un premier motif d'interrogation. Hervé Gaymard s'était en effet positionné en chevalier blanc du livre, et avait fermement défendu la loi. Il fut d'ailleurs le rapporteur de la loi, adoptée en février 2011. C'est d'ailleurs avec le sénateur Jacques Legendre, qui a participé à la création de la loi relative à la numérisation des oeuvres indisponibles, que le projet de loi a été porté. Citation :
La question du prix du livre dans l'univers numérique en est un des éléments principaux. Le rapporteur plaide pour sa part depuis longtemps déjà pour un encadrement législatif du prix du livre numérique. Ainsi qu'il l'indiquait dans son rapport à la ministre de la Culture, « il est évident que le prix constituera une variable déterminante des futurs modèles économiques du livre numérique qu'il s'agisse du niveau de prix auquel seront proposés les fichiers ou du caractère fixe ou libre des prix pratiqués ».
De Prisunic, mon amour à ReLIRE...
Et durant les débats, le rapporteur sut faire preuve de véhémence, en intervenant judicieusement dans la presse. Pour l'heure, la législation mise en place semble être favorable... aux professionnels, mais pas nécessairement au public. Tout cela est assez délicat à mesurer, mais en prenant pour exemple le cas du contrat de mandat, qui permettait contractuellement de fixer un prix de vente minimum, et d'empêcher le dumping, on se rend compte que la législation est probablement contestable.
Pour preuve, le ministère de la Justice américain, ainsi que la Commission européenne, ont fait en sorte que soit retoqué cet élément contractuel. Dans tous les cas, donc, la législation française, tout aussi protectionniste que sa grande soeur sur le prix unique du livre papier, est instaurée.
Alors quid ? Eh bien, prenons la loi portant sur la numérisation des oeuvres indisponibles. Là encore, difficile de savoir dans quel intérêt le député Gaymard a oeuvré, quand on découvre l'ensemble du marasme autour du projet de Registre ReLIRE. En introduisant une législation qui permet de pratiquer ce que l'on reprochait à Google, la numérisation avec un opt-out (possibilité de retirer son oeuvre après sa numérisation), le législateur invite tout de même à se gratter la tempe.
Or, ActuaLitté a déjà eu l'occasion de démontrer amplement que cette loi sert avant tout les intérêts de l'édition, pas nécessairement ceux du public - et encore ! Les intérêts de l'édition sont à envisager du côté de ceux du SNE. (Lire nos articles sur la Genèse ReLIRE)
Taxer les ventes d'occasion... de livres
Que dire alors de la dernière intervention dudit député, qui dans une question parlementaire, a attiré l'attention de la ministre de la Culture, sur la possibilité de taxer les transactions concernant, sur les plateformes de type Market Place, les oeuvres d'occasion.
Hervé Gaymard concluait que cet autre commerce pénalise « les créateurs, les auteurs et les éditeurs » et ce, parce que les premiers perdent des droits d'auteurs, les seconds « voient baisser significativement leurs ventes moyennes, rendant leurs coûts de création de plus en plus difficiles à amortir ». Seule solution : réglementer, mais pas n'importe comment, « en faveur des propriétaires des oeuvres », sans quoi l'édition toute entière est menacée.
Face à cette situation, l'instauration d'une contribution sur les ventes et les achats d'occasion, à l'image de ce qui se fait déjà pour les prêts en bibliothèque ou pour les œuvres photocopiées, pourrait constituer une solution simple et équitable permettant de sauver la création.
Cette contribution, imputable également aux ventes d'occasion de jeu vidéo, permettrait de donner aux éditeurs les moyens de pérenniser l'emploi en France et, ainsi renforcés, de participer à la compétition internationale et au rayonnement de la culture française à l'étranger.
Que doit-on lire alors ? Un protectionnisme paternel, une bienveillante attention à l'égard des professionnels du livre, auxquels le député serait particulièrement sensibilisé... du fait de son poste d'administrateur ?
Bievenue au pays des Bisounours
Authueil, à ce titre, résume bien la situation :
Si Hervé Gaymard s'était soigneusement tenu à l'écart, à l'Assemblée nationale, des sujets relatifs au livre et à l'édition, et n'avait jamais mis les pieds en commission des affaires culturelles, il n'y aurait eu aucun souci. Malheureusement, le livre et l'édition ont été au cœur de son activité parlementaire, il n'a quasiment fait que ça. Et en plus, il était le spécialiste reconnu du sujet, celui dont l'avis avait un poids important sur ces questions. Les possibilités de mélange des genres étaient permanentes.
Mais encore :
Enfin, tous les textes qu'il a proposés servent très exactement les intérêts du milieu de l'édition, pour être précis, les intérêts des gros éditeurs, groupés au sein du SNE, le syndicat national de l'édition. Il a notamment été l'auteur, du moins le porteur, et surtout le rapporteur de la loi sur les livres indisponibles, dont on se rend progressivement compte combien elle a été taillée pour les seuls intérêts des éditeurs, au détriment des auteurs. Cela en était même indécent. L'application de la loi a confirmé avec éclat cela.
On ne saurait cependant remettre en cause l'honnêteté d'Hervé Gaymard, et ActuaLitté ne présente qu'à titres d'exemples ce faisceau d'éléments : il faut pour l'heure se ranger sagement derrière la présomption d'innocence.
Car, a priori, c'est en toute naïveté que le député Gaymard a été invité à siéger au conseil d'administration de Dargaud, et en toute naïveté que l'éditeur lui a proposé cette place. Simplement parce que le député aime la BD.
C'est d'ailleurs là le propos du président de Dargaud :
Hervé Gaymard fait partie des quelques personnalités qui rappellent volontiers leur goût pour la bande dessinée. Je pense que c'est par passion et par curiosité qu'il a accepté notre proposition il y a quelques années. Depuis, il a pu se familiariser avec les métiers du livre et de l'édition et les processus de la création, étant également auteur.
[...]
il est étrange que l'on puisse reprocher à un parlementaire d'être administrateur d'une société d'édition de bande dessinée. Ce soupçon injurieux est révélateur du mépris dans lequel sont tenues les entreprises aujourd'hui et de l'inculture économique de certains journalistes et politiciens.
[...]
Peut-être faut-il pousser le raisonnement jusqu'au bout et interdire aux parlementaires de lire, d'écrire, d'aimer le cinéma, de s'intéresser à l'entreprise, bref, de développer une expertise personnelle sur les sujets dont ils ont à traiter !
« Conflit d'intérêts ? Mais où est le conflit ? Où est l'intérêt ? », demandait-on chez Dargaud ? Le problème, avec les couleuvres, c'est que pour les déguster, il faut qu'elles soient bien cuisinées...
Par Victor De Sepausy
Contact : vds@actualitte.com
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