Dans la série des thrillers qui pourront vous accompagner cet été, ActuaLitté vous propose de retrouver les extraits d'un ouvrage paru aux éditions Albin Michel. Ici, on parle de banque d'affaires, d'héritage et de destins qui doivent encore s'écrire. Zalbac Brothers est le premier roman de Karel de la Renaudière, directeur d'une grande banque internationale. Entre finance et pouvoir, le thriller ne manque pas de rebondissements...
Le 05/07/2013 à 17:08 par Cécile Mazin
Publié le :
05/07/2013 à 17:08
Le ministre passe une tête dans le bureau de Stéphane, qui sursaute, surpris en pleine tentative de sieste.
– Aubry, c'est vous qui m'avez foutu un rendez-vous avec le directeur du Trésor sans me prévenir ?
– Je ne pense pas, monsieur le ministre. D'après mes informations, c'est Pierre Essmer qui a appelé votre chef de cabinet. Une urgence, semble-t‐il.
– Si je comprends bien, dès qu'il y a urgence, tout le monde est au courant, sauf moi ! C'est bien ça, bordel de merde ?
Le dircab baisse la tête pour se concentrer sur les touches de son clavier. Son ministre se retire en claquant violemment la porte du bureau, avant d'aller se défouler sur son secrétariat. Un vrai caractériel. Stéphane se lève pour aller aux nouvelles dans les couloirs de Bercy. Cette réunion ne lui dit rien qui vaille. Il se passe un truc qu'il ne sait pas décrypter. Les conseillers vaquent à leurs occupations sans paraître particulièrement stressés. Seul le chef de cabinet est aux abonnés absents. Stéphane rôde autour du cœur névralgique du ministère, cherchant un prétexte pour se renseigner. L'une des secrétaires particulières du ministre, installée tel un cerbère devant la porte d'accès au saint des saints, lui jette un regard amusé.
– Mon cher Stéphane... Je sens bien que vous mourez d'envie de rendre service, n'est-ce pas ? Ils ont demandé trois cafés, ça vous dit de les leur apporter ?
Nonobstant sa taille gigantesque, le bureau du ministre pos- sède également des doubles portes matelassées, une moquette sombre et épaisse comme un green de golf et des murs tendus d'alcantara, qui atténuent les éclats de voix. Stéphane s'approche de la table de réunion, son plateau dans les bras. Le directeur du Trésor est en pleine explication de texte. Par tous les moyens, il essaie de faire comprendre la situation à son supérieur hiérarchique, en évitant de le faire passer pour un crétin.
– Vous entendez quoi, Essmer, quand vous dites que l'euro est en chute libre ?
– Eh bien, monsieur le ministre, ça signifie qu'on nous attaque.
– Qui «on»?
– Des hedge funds.
– Et pourquoi ?
– Vous vous souvenez de l'attaque montée il y a plus de dixans par Soros contre la Banque d'Angleterre ? Sa martingale lui avait rapporté beaucoup d'argent, un milliard environ. Eh bien là, il s'agit peut-être du même mécanisme. En dix fois plus gros.
– Qu'est-ce qu'on peut faire ?
– Pour le moment, pas grand-chose. La crise commence à peine.
– Elle vient d'où, cette attaque ?
– De partout ! Nos indicateurs désignent Singapour, mais je n'y crois pas une seconde. On m'a aussi parlé de Zalbac, dans la tourmente depuis la mort de son PDG.
Stéphane s'éclipse discrètement. Il en a assez entendu. L'euro... et Zalbac ? Donovan serait-il en train de monter un nouveau coup ? Terré dans son bureau, il lui envoie un SMS à la va-vite. « Attaque sur l'euro ? »
Cette nouvelle est une bombe et il assiste à sa mise à feu. Voir les choses se faire et se défaire, être au centre, prendre des informations d'un côté, les révéler de l'autre, manipuler et jouer son coup. Une excitation incontrôlable le gagne. Il reprend son portable pour balancer un texto à Charlotte.
« Je rentre tard. Dîne sans moi. »
Mais elle ne répond plus à ses messages. En tout cas, plus à ceux-ci. Ceux qui s'excusent, ceux qui annulent et ceux qui méprisent. Sans attendre une réponse qui ne viendra pas, il en rédige un autre.
« Dîner aux Charnelles ? »
Joy de Fevret répond quasiment instantanément. L'idée de s'encanailler dans cette boîte de nuit libertine rendue célèbre par un ancien directeur du FMI la séduit. D'ailleurs, elle cherche déjà une robe à porter. Enfin une robe...
*
**
Rue du Bac, VIIe arrondissement de Paris. Le taxi les dépose devant le club échangiste le plus chic de Paris. Parce que le sexe est synonyme de partage, on y accueille amants, couples de passage autant qu'épouses délurées ou maris parfois un peu dépassés.
Au vestiaire, il dépose son manteau et fait glisser celui de Joy le long de ses épaules. Inventive, elle réussit toujours à le surprendre. Quand une femme est mal habillée, disait Coco Chanel, on remarque d'abord sa robe, mais si elle est impeccablement vêtue, alors c'est elle qui attire les regards. Comme Joy ce soir.
Devant son dressing, elle a longtemps hésité. Les dos nus. Les suggestives, les trop courtes et les totalement indécentes. Et... Pourquoi pas une nuisette? Noir et argent, transparente, cachant à peine, à la conclusion de ses longues jambes, la naissance de la courbe de ses fesses. Seules de fines bretelles en mailles délicates retiennent sa nudité. À l'attention de Stéphane, elle tourne sur ses ballerines blanches et la nuisette s'envole.
La patronne les a suivis à l'intérieur, délaissant un instant son rôle de physionomiste. Ils passent devant la salle du restaurant aux tables blanches, bar rouge et lumières pourpres dans une esthétique à la limite du boudoir.
– Puis-je vous proposer d'abord de dîner ?
Joy serait enchantée de passer quelques instants seule avec
Stéphane. Elle sourit.
– Non, merci. Nous allons descendre prendre un verre.
Malgré sa déception, le sourire de Joy se prolonge, juste un peu figé.
Stéphane la précède pour descendre les marches en colimaçon. Sur chacune d'elles, un photophore illumine le chemin. Puis les lumières tamisées virent au rouge, comme si les couleurs elles aussi se réchauffaient.
Ici, les soirées portent un nom. « Eyes Wide Shut » le mardi, pour les amoureux de la discrétion, des masques et des secrets, « La nuit des nymphes » chaque mercredi pour des câlins très féminins, ou encore « Tout feu tout femme ». Ce soir, on les invite à partager la « Volupté nocturne ». Ils prennent place à une table sous les voûtes de pierre et Stéphane, en spectateur, s'adosse au mur tendu de velours, sans un regard pour Joy. À quelques mètres, une femme ronde et veloutée danse sur la piste dans une robe incandescente. Elle semble avoir ensorcelé les deux jeunes hommes qui l'entourent. Leurs mains par- courent sa peau, jusque sous la soie de ses vêtements. Elle se cambre un peu, s'agrippe à la barre de pole dance puis éclate de rire en croisant fermement les jambes, comme si elle leur en interdisait l'accès. Chaud et froid. Un jeu dont Stéphane n'a
pas perdu une miette. Toujours assis à la table, il commence à respirer un peu plus fort.
Un instant, Joy se demande s'il ne préférerait pas rester seul. Elle boit d'un trait sa coupe de champagne. Un peu ivre, elle osera sans doute attirer son attention.
La femme en rouge se lève et s'engage dans un des couloirs sombres. Elle ne prend même pas la peine de se retourner pour voir qui la suit. Elle sait, tout simplement. Ses deux prétendants s'enfoncent à sa suite dans l'obscurité. Stéphane prend la main de Joy et à leur tour ils quittent leur table trop sage.
L'érotisme affleure jusque dans la musique. Les basses sourdes et les mélodies suaves de Morcheeba les accompagnent à travers les backrooms. Ils passent un salon, décoré dans un style africain, masques inquiétants suspendus aux murs et trophées d'animaux. Des gens s'embrassent et se caressent, à moi- tié nus. Le suivant, tendu de soie rose et noir, semble plus exhibitionniste, avec ses fauteuils suspendus où les jambes s'écartent dans des poses indécentes. Stéphane continue sans s'attarder. Une nouvelle pièce, étroite et basse de plafond, creusée comme une grotte, accueille sur le sol recouvert de peaux de bêtes des couples qui se mélangent joyeusement dans un jeu sans règles établies. Stéphane s'enfonce encore dans cette spirale de fantasmes. La dernière pièce est fermée par une grille. Des torches en balisent l'entrée, sombre et humide. Pour tout décor, des anneaux, des chaînes, des pieux et des mâchoires d'acier. Au milieu, une cage, ouverte. À l'intérieur, les corps s'agrippent aux barreaux et se mélangent à l'infini. La femme en rouge est là et malgré la demande de ses partenaires, elle refuse d'y entrer. Trop d'hommes, trop d'animalité.
Stéphane attrape les hanches de Joy et la plaque contre le chambranle de la porte. À l'oreille, il murmure :
– Je veux te voir. Là. Avec eux. Tous. Vas-y, montre-moi de quoi tu es capable.
Joy aime jouer. Même si elle préférerait que ce soit avec lui.
– Tu ne veux pas qu'on y aille ensemble, plutôt ? On va les rendre fous !
– Je veux que toi, tu me donnes envie.
Il relâche son étreinte. Hésitante, elle avance pas à pas vers la cage. Elle y pose un genou, et déjà une main remonte le long de sa cuisse, tandis qu'une seconde vient caresser ses cheveux. Un homme la pousse doucement pour la faire s'allonger sur le métal froid. Elle bascule la tête en arrière pour voir Stéphane alors qu'un inconnu plonge son visage entre ses jambes. Les corps, les mains, les sexes commencent à s'insinuer en elle et ses doigts lisent les grains de peau différents, les parfums et les odeurs mélangés. Elle ferme les yeux en espérant les ouvrir à nouveau sur Stéphane. Personne. Elle embrasse la pièce du regard. Il a disparu. Toujours ces peaux, toujours plus de mains qui se faufilent sur elle... Le désir la quitte quand elle comprend qu'il l'a laissée seule. Abandonnée avec tant d'hommes qu'elle ne saurait les compter. Non, ça ne va plus. Plus du tout. Elle repousse les chairs, extrait son corps des étreintes, se débat. Respectueux et gênés, ils la regardent s'éloigner en silence. Ici, on ne force rien, ni personne.
Elle réajuste sa nuisette, longe le couloir. La musique, les frottements et les gémissements, tout la dérange soudain. Elle le retrouve, assis à leur table, spectateur passif et regard libidineux. Elle pense qu'il ne réalise même pas l'humiliation qu'elle a ressentie. Elle le connaît si mal. Son visage se referme.
– Tu ne t'amusais plus là-bas ?
Une larme coule sur la joue de Joy. Elle l'essuie rapidement, comme si elle en avait honte.
– Parfois, j'ai l'impression que tu me prends pour une pute. Je te déteste.
Manipuler et pervertir. Se faire aimer pour mieux blesser. Lui a passé une soirée délicieuse.
Par Cécile Mazin
Contact : cecilem@actualitte.com
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