Dans la chaîne d'approvisionnement européenne, les libraires fournissant des livres numériques ne peuvent passer que par un unique outil : leur site internet. Or, les contractualisations effectuées avec les fournisseurs, qu'ils soient éditeurs ou agrégateurs, définissent les règles de commercialisation précises - et limitatives. On appelle cela la territorialité, et à ce titre, tout le monde n'est pas logé à la même enseigne. C'est le cas de le dire.
Le 22/08/2013 à 12:22 par Nicolas Gary
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22/08/2013 à 12:22
Il existe trois niveaux d'habilitation pour la vente de fichiers numériques :
- le niveau national
- le territoire européen
- le monde entier
Bien entendu, les fournisseurs imposent des clauses de confidentialité particulièrement strictes sur ces habilitations, et les libraires s'y reprennent à deux fois avant de les enfreindre. En outre, une seconde limitation intervient : la caractérisation du client auquel le libraire peut proposer son offre. D'un côté, nous avons le marché B to B, où les clients sont des libraires (et à l'avenir, souhaitons-le, des bibliothèques), l'autre, le B to C, où c'est le consommateur qui est seul autorisé.
Néanmoins, cette seconde clause est parfois très floue, et par défaut, la plupart des détaillants préfèrent s'abstenir de mettre en vente les ebooks, plutôt que de se retrouver confrontés à leurs fournisseurs, et leurs avocats.
Autorisation ou interdiction de sortie du territoire
Le problème de la territorialité, on le comprend aisément, réside dans le fait que le détaillant n'est donc pas autorisé à proposer son offre sur des territoires autres que ceux prédéfinis. Une pareille interdiction nuit bien entendu au libre commerce, au sein du territoire européen, et récemment une étude a pu évaluer le pourcentage de livres français disponibles sur les territoires étrangers.
Dans le cadre du commerce, il semblerait cependant compréhensible que les fournisseurs puissent décider seuls des conditions commerciales et des règles de commercialisation propres à un revendeur. Cependant, du point de vue du détaillant, s'exerce alors une concurrence déloyale entre les uns et les autres - et pour faire simple, entre les grosses écuries américaines, Apple et Amazon, et le reste des vendeurs français, pour s'en tenir à notre Héxagone. Quand des revendeurs non européens d'envergure internationale se trouvent autorisés à vendre sans contrainte un livre français sur tous les territoires où ils sont implantés, comment ne pas interroger avec suspicion cette pratique ?
Mais une troisième catégorie est plus encore touchée, et victime, des conditions marchandes que l'éditeur, le fournisseur, imposent : c'est le consommateur, ou, dans l'industrie du livre, le destructeur final, comme on le nomme. Il est à peu près impossible pour un client français résidant en Angleterre de se procurer un livre numérique. Alors que, paradoxalement, le client britannique pourra sans peine passer par la plateforme locale d'Amazon, pour se procurer s'il le souhaite une offre ebook de titres en français.
Ces barrières transfrontalières sont un obstacle majeur dans le libre échange, mais surtout, mènent à un développement non pas de l'offre pirate, mais d'une demande d'offre pirate. Le client ne parvenant pas à se procurer légalement un titre, il finira par chercher la contrefaçon et la copie piratée - entraînant par conséquent un développement de l'offre contrefaite. Mais que faire ?
L'Europe contre la ligne Maginot numérique
Actuellement l'Europe travaille au projet Licences for Europe une initiative qui proposera des « solutions innovantes pour renforcer l'accessibilité du contenu en ligne ». Au travers de ce projet, plusieurs perspectives, et des discussions à retrouver ici :
Et bien entendu les restrictions territoriales n'enchantent pas du tout la Commission européenne, et le 4 juillet dernier, une séance plénière a permis d'évoquer cette question - avec d'autres, comme la TVA, l'interopérabilité. Mais les restrictions territoriales sur la vente de livres numériques restent essentielles.
Que ce soit en France ou à l'étranger, plusieurs cas de (très) mauvais élèves ont été pointés. L'European Booksellers Federation évoque les clauses contractuelles de deux grands éditeurs britanniques, par exemple, contraignant les libraires à la signature d'accords spécifiques, mais également deux distributeurs français, dont l'un représente l'un des grands groupes d'édition du pays. En Allemagne, même combat : plusieurs éditeurs ont imposé des zones de commercialisation limitées géographiquement.
Droit d'auteur, mon bunker ?
matthiashn, CC BY 2.0
Tout cela revient à ce qu'un libraire français, britannique ou allemand n'a pas la possibilité de vendre à l'étranger des livres numériques. Quand on songe à l'investissement nécessaire pour disposer d'un ebookstore, en regard de la part de marché que représente le livre numérique, cette contrainte devient plus que pesante.
Bien entendu, du fait des clauses de confidentialités pesant sur ces dossiers, les noms ne sortent pas. La Foire de Francfort devrait être l'occasion d'une rencontre entre les Fédérations européennes des libraires et des éditeurs pour évoquer ces questions.
Une évolution prochaine ? En tout cas attendue
En novembre dernier, Stéphane Michalon de la société ePagine, nous avait apporté quelques précisions, alors qu'un internaute se plaignait de ne pas pouvoir utiliser sa carte de crédit pour acheter son ebook. « Certains éditeurs nous imposent des clauses de territorialité, pour des questions de droits. Nos livres en anglais sont diffusés par l'OLF, et nous n'avons le droit de les vendre que sur la France » précisait-il.
La situation n'est pas nouvelle, évidemment, mais devrait évoluer, estimait-il. « Je ne pense pas que les éditeurs français vont faire quelque chose pour interdire l'export », assure Stéphane Michalon. « Au cas où, et je dis bien au cas où, nous serions obligés de produire des sites à l'étranger » poursuit-il. La raison pour laquelle Amazon dispose d'autant de versions que de pays où il vend (UK, US, IT, FR...), avec pour chacune des conditions spécifiques (prix, versions...).
« Ce serait un bon moyen d'exporter nos outils, mais aussi de suivre l'effort que les éditeurs vont faire pour que ce ne soit pas moins cher d'acheter leurs livres en Belgique ou en Australie », expliquait-il.
Voici un document présenté par la Fédération des libraires européens qui explique la situation en détail.
Quant aux Licences for Europe, il s'agit bien de garantir l'accès aux oeuvres à travers l'Union européenne, tout en protégeant les créateurs. Michel Barnier avait présenté son projet européen, en quatre points, début février, et le premier porte justement sur cette question :
1. La première concerne la portabilité transfrontalière des services d'accès en ligne aux contenus.
Comment faire en sorte que les Européens puissent avoir un meilleur accès transnational aux services de musique et de vidéo en ligne ? Et comment mieux garantir la continuité de ces services lorsque ceux qui y souscrivent se déplacent en Europe avec leur smartphone ou leur tablette?
Si l'on n'évoque pas ici les livres numériques, nous savons que des éditeurs ont rendu visite à la Commission européenne pour échanger avec les membres de la CE, et démontrer que la territorialité n'était pas une entrave, pas plus que le droit d'auteur ne freinait le commerce. Dans ce contexte Licences for Europe doit présenter « l'opportunité unique pour l'ensemble des acteurs du marché de se réunir, d'identifier ensemble les problèmes et de trouver les solutions concrètes de court terme ».
Douce France, cher pays du droit d'auteur...
Dans le même ordre d'idées, Frédéric Lefèbvre avait interrogé le ministère de la Culture sur l'impossibilité d'acheter depuis l'étranger. Le député notait que « les principaux distributeurs semblant refuser les transactions lorsque l'adresse IP de l'acheteur indique une connexion depuis l'étranger ou lorsque celui-ci tente de régler sa commande avec une carte bancaire non française ». Un problème lié à la contractualisation, et... le respect du droit d'auteur, appuyait le SNE, reconnaissant que la question de la territorialité était importante pour la Commission européenne.
Et pour cause : c'est au coeur du concept de marché unique et de l'accessibilité pour les consommateurs européens à l'ensemble des offres proposées dans les autres pays. On murmure même que cette question de droit d'auteur est perçue, à la CE, comme un frein aux pratiques commerciales. Or, pour s'en défendre, les éditeurs expliquent que cette territorialité répond aux exigences du droit d'auteur - garanti par les contrats signés avec les auteurs.
Dans les données dont ActuaLitté a pu prendre connaissance, on découvre ainsi que l'offre de livres numériques français est très inégalement disponible sur les territoires européens. Un état des lieux de l'offre proposée par un distributeur français d'ebooks aux détaillants brosse un tableau peu glorieux.
Sur près de 100.000 titres passés en revue, 36,78 %, soit 36.182 sont disponibles dans 27 pays, 23.548, 23,94 % sont présents dans 26 pays et 35.772, 36,36 %, dans 12 pays. Pour exemple, le Portugal ne dispose que de 63 % de l'offre française, tout comme les Pays-Bas ou encore la Slovénie et la Slovaquie.
Or, le Royaume-Uni n'est pas vraiment mieux loti, puisqu'il ne compte que 73 % de l'offre commerciale en langue française, lorsque l'Espagne dispose de 99,57 %. Saint Pierre et Miquelon, Wallis et Futuna ou la Polynésie française ne comptent que 35 % de l'offre. Le Canada dispose de 39 % de l'offre, Monaco 60 % et la Suisse 73 %. Quant à la Croatie, elle n'a tout simplement rien. Rien du tout.
« Nous n'avons des contrats que partiels, avec une commercialisation limitée au territoire français », nous explique un vendeur en ligne. « Notre contrat principal peut cependant s'accompagner d'avenants, comme pour la Suisse ou la Belgique, mais ce sont des négociations pesantes.La question devient compliquée quand on prend le cas d'école du client disposant d'une carte bleue française, mais qui habite à Singapour. »
Après la concurrence déloyale, la ruine ?
eschipul, CC BY SA 2.0
Si j'aurais su, j'aurais pas vendu
Autant d'incohérences marchandes qui ne s'expliquent que difficilement pourrait-on considérer. La Fédération des éditeurs européens reconnait d'ailleurs le problème : aucun libraire n'est en mesure de proposer une offre complète de livres numériques par delà les frontières de son pays, du fait de ces restrictions territoriales. Or, si les libraires ne peuvent qu'être désireux de disposer d'une offre complète, ils souhaitent surtout que l'on ne les accuse pas de manquer de titres dans leurs catalogues.
Selon nos informations, un groupe de travail pourrait être mis en place au niveau des organisations professionnelles européennes, incluant donc les fédérations des éditeurs et des libraires, auxquelles seraient associés un libraire et un éditeur, pour être en contact avec la réalité du terrain.
En France, Benoît Hamon, intervenant sur la question, assurait que le gouvernement partageait ces réflexions, portant sur une dimension certes culturelle, mais également « économique, incontestable ». Si les distributeurs doivent respecter le droit d'auteur et la réglementation idoine, en regard des règles de territorialités, la diffusion des livres français à l'étranger ne doit pas être entravée par des restrictions « qui seraient injustifiées ».
C'est la raison pour laquelle, au-delà de la première expertise qui a été réalisée par les services de l'État sur les modalités de cette diffusion, des travaux d'investigation complémentaires plus approfondis sont envisagés de façon à permettre le développement de ces ventes de livres numériques au-delà des frontières du pays sans qu'il y ait d'obstacles ou de discriminations à l'achat de ces livres numériques. C'est là en tout cas l'engagement du gouvernement.
Et la sénatrice UMP Joëlle Garriaud-Maylam de conclure, au cours de cette même intervention : « Nous ne pouvons plus nous laisser dominer par ces obstacles, peut-être posés par certaines maisons d'édition. Ces obstacles, nous les connaissons, mais nous avons aussi la capacité d'aller de l'avant. »
On pourra également se référer au document présenté par Editis, le 1er mars dernier, devant la Commission européenne. Il expose tout à la fois le mode de commercialisation des fichiers numériques, et les contraintes qui s'exercent pour l'éditeur. Ce dernier achète les droits pour un livre, dans une langue pour des territoires, et contractualise donc avec les revendeurs pour la vente. Le document passe en revue les quatre grands détaillants, Apple, Amazon, Kobo et Google, et leurs différents ebookstores, à travers le monde.
Editis commercialisation du livre numérique Apple, Amazon, Kobo et Google.pdf by ActuaLitté
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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