Le jeudi 31 octobre dernier avait lieu à l'Assemblée nationale une journée d'étude sur le domaine public, suite à l'impulsion de la députée Europe Écologie Les Verts Isabelle Attard et SavoirsCom1. L'occasion d'échanger points de vue et pratiques autour du domaine public, pour la mise en avant du patrimoine, mais également d'oeuvres signées d'auteurs encore bien vivants.
Le 06/11/2013 à 15:06 par Antoine Oury
Publié le :
06/11/2013 à 15:06
Anne-Laure Stérin (juriste), André Gunthert (maître de conférence, au micro), Pierre-Carl Langlais (modérateur), Julien Dorra (OrsayCommons, Museomix)
Un domaine public à faire exister... sans l'enfermer
Depuis plusieurs mois, le collectif SavoirsCom1 met en avant la création d'une loi faisant passer le domaine public dans le droit positif français. En effet, la situation actuelle est bâtarde : certes, les droits de propriété intellectuelle ont une durée limitée à 70 ans après la mort de l'auteur, mais rien n'empêche un éditeur ou ayant droit de prolonger cette durée avec des manoeuvres légales.
Ainsi, Lionel Maurel, cofondateur de SavoirsCom1, mettait en avant la stratégie de l'ayant droit des éditions Moulinsart, qui prévoit une nouvelle aventure de Tintin... en 2052, simplement pour replacer l'ensemble de l'oeuvre sous le contrôle de la maison avant son passage dans le domaine public. Sony en a récemment fait de même avec un réservoir de chansons de Bob Dylan.
C'est en 2008 que la Commission européenne, dans le cadre d'Europeana, réalise toute l'importance d'une définition précise du domaine public : « Avec "Europeana Next Step", la Commission ne se heurte pas seulement à des problèmes techniques, mais également à des soucis pour déterminer ce qui est numérisable ou non », explique Lionel Maurel.
Par ailleurs, les pouvoirs publics, mais surtout les citoyens, se sont rapidement retrouvés face à une question : le changement de support, par exemple dans le cas d'une numérisation, activait-il de nouveaux droits sur les images produites ? La réponse ne se trouve pas dans les textes de loi, et la pratique aboutit bien souvent à l'ajout sur des documents du domaine public de droits dérivés. Ainsi, des documents libérés de tout droit d'auteur, enfermés dans des placards à archives, ne sont pas plus utilisables par les citoyens, avec le numérique.
En 2010, un manifeste pour le domaine public est ainsi signé par le réseau Communia (rassemblant diverses organisations comme Creative Commons, Open Knowledge Foundation ou Knowledgeland), qui choisit comme première mesure la suivante, très significative : « Le domaine public est la règle, la protection par le droit d'auteur l'exception. » Commentant le manifeste, Lionel Maurel ajoute que, dans une perspective conforme à la politique culturelle en vigueur, une atteinte au domaine public devrait être sanctionnée, et bien plus lourdement qu'une infraction au droit d'auteur (préjudice contre une personne vs. préjudice contre l'ensemble des citoyens)...
Jacques Fansten (Président de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) reconnaît la nécessité d'une circulation des oeuvres, « l'élément le plus important pour un auteur », mais propose que l'utilisation du domaine public soit soumise au paiement d'un forfait peu élevé, mais qui constituerait les fonds nécessaires à la numérisation et à la valorisation des images créées, justement...
Des institutions publiques en flagrant délit de CopyFraud
Dans le cas d'un musée privé, aucun doute : les collections sont couvertes par le droit de la propriété, et l'heureux possesseur est en droit de décider seul des usages autorisés entre ses murs, y compris photographiques. À l'inverse, si le musée est public, « les règles qui s'appliquent sont celles propres à la domanialité publique », explique Anne-Laure Stérin, juriste. « Ce sont par exemple celles relatives à la sécurité des personnes et des biens : le flash pourra ainsi être interdit devant certaines oeuvres », particulièrement fragiles.
(Cory Doctorow, CC BY-SA 2.0)
L'encadrement des pratiques photographiques pourra ainsi être du ressort d'un établissement public, mais ce dernier ne peut pas interdire totalement la prise de vue. Toutefois, il est en son pouvoir (relatif) de restreindre l'utilisation des clichés à un usage strictement privé. Dans ce cas, un simple post sur Facebook ou Instagram... serait interdit. Cherchez l'erreur...
André Gunthert, maître de conférence à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, et Julien Dorra (OrsayCommons, Museomix) s'annoncent tous deux comme pirates : le premier dans le cadre de son métier, et notamment de l'histoire iconographique, le second pour libérer les oeuvres dont les images sont retenues dans les musées. « Pour mon activité, le piratage est une réponse pratique à une analyse pragmatique » explique Gunthert, pour qui il est impossible de rechercher les ayants droit de chaque image qu'il étudie ou utilise.
Comme il l'explique encore, les critères actuellement appliqués pour le droit de citation sont inadaptés aux réalités de la recherche, voire même de toute création intellectuelle : identification de la source et mobilisation des contenus sont bien entendu applicables dans le cadre d'une étude sérieuse, mais le critère de brièveté, lui, apparaît comme une limitation définitive. « Il est interdit de citer intégralement une oeuvre brève sous droits, ce qui empêche tout examen de poèmes. Quant aux images, c'est l'intégralité de ces dernières qui doit être utilisée, pour le bien de l'étude », souligne-t-il.
« Le domaine public est pour tous, donc il n'est pas pour vous »
La mise à disposition rapide via Internet a tendance à le faire oublier, mais Wikipédia, sans le domaine public, ne serait plus grand-chose : « Le domaine public n'est pas au coeur de Wikipédia, mais il y participe grandement, surtout pour les illustrations », souligne Adrienne Alix, directrice des programmes de Wikimédia France. Sur les 19 millions de fichiers stockés par Wikimédia, plusieurs millions sont dans le domaine public.
Toute la galaxie de sites autour de l'encyclopédie doit faire un grand travail auprès des institutions culturelles, qui craignent beaucoup les réutilisations des oeuvres, et particulièrement le non-respect de l'intégrité de celle-ci. « Depuis 2010, seul l'usage commercial des oeuvres du domaine public est soumis à une redevance », explique Arnaud Beaufort, Directeur des Services et Réseaux de la BnF, avant d'ajouter que la moitié des métadonnées générées par la bibliothèque sont sous un régime CC0, équivalent au domaine public. « Bientôt, c'est la totalité des métadonnées qui sera libérée », promet-il.
Arnaud Beaufort (BnF), Silvère Mercier (modérateur)
Toutefois, l'impossibilité d'un usage commercial dérange : combien d'éditeurs éditent des textes du domaine public, aux formats imprimé comme numérique ? Et de quel droit un établissement peut-il verrouiller les usages, la BnF par exemple avec les accords ProQuest, par crainte d'une « dénaturation » de l'oeuvre ? L'intervention de Pouhiou, auteur adepte du domaine public volontaire, mais également celle de Julien Dorra, dessinent deux conceptions du devenir de l'oeuvre, une fois celle-ci hors des mains de l'artiste.
Une de conservateur, du côté de la BnF par exemple, qui protège et préserve l'oeuvre des effets du temps, certes, mais également des réappropriations possibles. De l'autre, des spectateurs, bien souvent créateurs eux-mêmes, qui souhaitent mettre en avant cette oeuvre, par la valorisation et le partage comme par la modification. Ce qui se joue aussi, c'est la valeur cultuelle de l'oeuvre, la dose de respect qu'on peut lui porter. Et rien ne dit que celui qui détourne une oeuvre (Dorra cite LHOOQ de Duchamp) soit celui qui la respecte moins : « L'avantage du domaine public, c'est qu'on peut se laisser surprendre », souligne Dorra en réponse à Arnaud Beaufort.
Jean-Claude Bologne, Président de la Société des Gens De Lettres, s'inquiète, lui, des pressions qui pourraient être exercées sur un auteur par un éditeur ou un distributeur : le droit moral, inaliénable dans le CPI et garantie du respect de l'oeuvre, pourrait alors disparaître et laisser un auteur juridiquement sans armes.
Une crainte que Pouhiou ne partage pas : avec Internet, l'auteur n'est plus seulement un nom sur la couverture, mais également un site Internet, des profils Facebook ou Twitter qui pourront lui permettre de riposter et de défendre sa création. Par ailleurs, la combinaison des licences libres avec une part du métier traditionnel de l'éditeur n'est pas incompatible, en témoigne le travail de Pouhiou avec son éditeur Framabook.
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