Depuis ce matin, le Conseil constitutionnel a reçu la Question Prioritaire de Constitutionnalité déposée au sujet de la loi du 1er mars 2012, sur la numérisation des oeuvres indisponibles du XXe siècle. Après que le Conseil d'État a considéré que le sujet posait un problème de constitutionnalité suffisamment sérieux pour être examiné, il reviendra au Conseil des Sages de se prononcer sur la question. Cependant, l'impartialité des juges est clairement remise en cause : le Conseil constitutionnel n'est absolument pas impartial pour cette QPC.
Le 14/01/2014 à 13:57 par Nicolas Gary
Publié le :
14/01/2014 à 13:57
ActuaLitté l'avait relevé : à ce jour, le registre ReLIRE, chargé de recenser les oeuvres indisponibles qui seront par la suite placées dans le giron de la Sofia, au titre de gestion collective, compte une trentaine de livres écrits par des membres du Conseil Constitutionnel, ou simplement préfacés. Jean-Louis Debré, Jacques Chirac, Valery Giscard d'Estaing, pour ne citer qu'eux, se retrouvent donc dans la situation de juger de la constitutionnalité de la loi du 1er mars, alors même que leurs oeuvres sont confiées à la Sofia. Et qu'ils entretiennent donc un lien patrimonial avec l'une des parties engagées dans la procédure.
La Sofia gère «les droits numériques des livres indisponibles du XXe siècle », après avoir obtenu l'agrément, le 21 mars 2013, du ministère de la Culture. (source)
Elle est chargée de garantir à l'auteur et à l'éditeur du livre une rémunération équitable en contrepartie de cette nouvelle exploitation.
Ce droit de reproduction et de représentation numériques s'exerce sous réserve que l'auteur ou l'éditeur ne se soient retirés du dispositif, dans les conditions prévues par la loi.
Ainsi, les membres du Conseil, dont les oeuvres se retrouvent dans le registre, sont eux aussi ‘confiés' à la Sofia. Et ce, d'autant plus que les Sages n'ont pas réclamé le retrait de leurs oeuvres, et ont donc donné leur consentement tacite à leur exploitation numérique future. De fait, tout porte à croire que, comme pour l'immense majorité des auteurs dont les livres sont présents dans le registre, les Sages ignorent tout de l'existence même de ce registre, de la loi et de ce qu'il adviendra de leurs livres.
Pour mémoire, voici les trois attributions de la Sofia dans le processus :
- La gestion des oppositions et des retraits, depuis le 21 mars 2013
- L'attribution des licences d'exploitation, à partir du 21 septembre 2013
- La perception et la répartition des sommes. (source)
Et pour qui aurait raté le coche, l'attribution de licence est définie ainsi :
Les livres n'ayant fait l'objet d'aucune demande d'opposition entreront en gestion collective. La Sofia proposera à l'éditeur titulaire des droits de publication sous forme imprimée une licence exclusive de dix ans pour l'exploitation numérique. S'il refuse, tout éditeur qui en fera la demande pourra se voir accorder une licence de cinq ans non exclusive.
Christian Roblin, le directeur de l'établissement, avait refusé de commenter la partialité des Sages dans l'affaire qui sera jugée, et dont les commentaires doivent être rendus avant le Salon du livre.
"La simple présence des oeuvres des membres du Conseil constitutionnel dans les listes, à mon avis est un argument suffisant"
« La simple présence des oeuvres des membres du Conseil constitutionnel dans les listes, à mon avis est un argument suffisant [NdR : mettant en cause l'impartialité des juges], mais je suis à peu près convaincu que le secrétaire général trouvera une parade, qui risque d'être uniquement péremptoire », nous explique cependant un juriste parisien.
Et comme certains de ses confrères que nous avons pu solliciter, on estime que le retrait de la Sofia de la procédure pourrait permettre de lever tout doute sur l'impartialité des Sages. En clair, la simple présence de la Sofia dans la procédure fausse d'ores et déjà le jugement que les Sages pourraient rendre, quelle que soit leur décision.
Denis Mollat, président du Cercle de la Librairie, responsable de la société de projet, n'en disait pas plus à l'occasion des voeux du SNE : « Sans ignorer les incertitudes juridiques qui résultent du concours contentieux en cours d'examen, nous poursuivons dans les toutes prochaines semaines notre part de travaux préparatoires, qui ne peuvent être différés pour respecter le calendrier réglementaire et les objectifs opérationnels et commerciaux fixés par le plan de financement. » C'est que la question du financement est, à elle seule, une vaste et opaque mascarade, qui ferait volontiers rire... si la chose n'était pas si triste.
Oeuvres du XXe siècle, uniquement ?
« À ce stade, soit les membres du Conseil constitutionnel sont au courant et s'ils ne se sont pas opposés c'est qu'ils trouvent ça très bien ; soit ils n'étaient pas au courant, et on voit bien qu'un postulat fondamental de ReLIRE n'est pas effectif », nous précise-t-on. Ce postulat, c'est la publicité faite autour du registre et de la loi, dont les quelques bannières publicitaires qui ont traîné sur internet ne sauraient convaincre qui que ce soit.
Or, si l'exigence commune d'impartialité n'est pas respectée, et que, de toute évidence, les Sages se retrouvent, vraisemblablement malgré eux, pris dans un conflit d'intérêts, comment la constitutionnalité de l'article 1er de la loi du 1er mars pourra-t-elle être correctement évaluée ?
Soupçon avéré de partialité contre exigence d'impartialité
«Les éléments permettant de suspecter la partialité du juge peuvent avoir une origine subjective, tenant à ses relations personnelles avec l'une des parties, ou encore une origine objective», explique Natalie Fricero, professeure à l'université de Nice Sophia Antipolis, directrice de l'Institut d'Études judiciaires.
dans un arrêt Micallef contre Malte du 15 janvier 2008, la Cour européenne des droits de l'homme a décidé que la frontière entre l'impartialité subjective et l'impartialité objective n'est « pas hermétique, car non seulement la conduite même d'un juge peut, du point de vue d'un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) » (voir sur CAIRN)
C'est donc là tout l'enjeu : si les juges ont pleinement accepté que leurs livres restent dans le registre ReLIRE, ils tombent sous le coup de cette conviction personnelle. Qui découle peut-être des droits reconnus aux auteurs par le Code de la propriété intellectuelle, mais qui nuisent de fait à l'exigence d'impartialité. Et Natalie Fricero de préciser :
la Cour européenne des droits de l'homme soumet aux exigences du procès équitable tous les organes qui disent le droit de manière déterminante pour une contestation portant sur un droit ou une obligation civile ou sur le bien-fondé d'une accusation pénale, quelle qu'en soit la dénomination nationale, ce qui englobe sans contestation le contentieux constitutionnel
Il ne resterait alors, aux membres du Conseil, dont les oeuvres se retrouvent dans le registre ReLIRE, d'une part pour lever tout soupçon de conflit d'intérêts, d'autre part, pour défendre le Conseil contre le soupçon avéré de partialité, d'opter pour la récusation, conformément à l'article 4 du règlement intérieur. La récusation reste d'ailleurs la seule défense des Sages pour ce dernier point.
Montebourg et "les budgets des conseils généraux"
Parmi les précédents, où la récusation des juges a été réclamée, on pourrait citer, en mai 2011, la demande formulée par l'avocat d'Arnaud Montebourg, Me Jean-François Boutet, avocat au Conseil d'Etat, pour l'examen de différentes QPC.
« Ce dossier est un enjeu financier si considérable qu'il est impensable que ce ne soit pas une juridiction impartiale et indépendante qui le tranche, il faut éviter que les intérêts partisans et politiques l'emportent sur l'application du droit », assurait à l'époque Arnaud Montebourg. (voir Le Monde) On ne saurait mieux dire concernant ReLIRE, qui implique tant une somme d'investissements non négligeables qu'un projet patrimonial brinquebalant. On parle en effet de 30 millions € qui serviront à la numérisation de 230.000 livres.
Pour le cas de ReLIRE, on ajoutera volontiers que les intérêts économiques sont directs, puisqu'à titre d'auteurs, les juges sont susceptibles de percevoir de nouveaux droits d'auteur...
Pour l'affaire Montebourg, plusieurs des membres du Conseil avaient eu à se prononcer sur des textes mis en cause par les QPC, il était impératif qu'ils ne prennent pas part à leur examen. « Le Conseil constitutionnel ne peut pas revendiquer le rôle de gardien de la démocratie et ne pas être irréprochable », estimait pour sa part le juriste Thomas Clay, doyen de la faculté de Versailles.
Finalement, trois des six Sages se retireront : « Désormais, j'attends du Conseil qu'il me donne raison sur le fond. Sans quoi je l'attaquerai devant le Cour européenne des droits de l'Homme et je gagnerai », assurait alors Arnaud Montebourg. Nul doute que les circonstances ne sont en rien différentes.
Le "droit à un tribunal impartial", accesoire ?
Le problème vient surtout de ce que la récusation intervient sur la décision du juge mis en cause, et que la partie récusante doit fournir des éléments suffisamment probants pour légitimer ce soupçon. La CEDH expliquait d'ailleurs, en octobre 1982 que « doit se récuser out juge dont on peut légitimement craindre un manque d'impartialité ».
Ainsi, plutôt que la récusation, il faudrait que les juges, conscients de ce que leur avis pourrait entraîner, recourent plutôt à l'abstention, garantie déontologique tout aussi probante.
Ainsi, s'agissant des juridictions de l'ordre judiciaire, le recueil des obligations déontologiques des magistrats insiste sur le fait que le magistrat doit se déporter si ses engagements associatifs privés interfèrent avec son domaine de compétence au sein de la juridiction, ou encore si l'affaire implique l'un de ses proches, directement ou indirectement, ou concerne une partie avec laquelle il entretient des liens d'amitié, de proximité ou d'inimitié, sans attendre une éventuelle récusation.
Il suffirait d'évoquer les liens d'amitié entre Jacques Chirac et Jean-Louis Debré, pour confirmer qu'au moins deux des juges sont ouvertement mis en cause.
Parce que les auteurs qui ignorent l'existence du registre ReLIRE, la loi du 1er mars visant à la numérisation de leurs oeuvres, mais également les ayants droit et les éditeurs ont « droit à un tribunal impartial » et qu'en l'état, le Conseil constitutionnel n'en présente pas même les apparences, toutes ces problématiques écrasent d'une chape de plomb l'avenir des oeuvres et du patrimoine littéraire français.
Le drame reste que les juges du CC vont probablement découvrir l'existence même de ReLIRE avec la QPC...
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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