A l'occasion du Forum de Chaillot, et pour clôre la journée européenne consacrée au livre, qu'organisait le Centre national du livre, la ministre de la Culture a prononcé un discours qui aurait pu passer relativement inaperçu. « Je ne crois pas qu'il faille moderniser le droit d'auteur », déclarait Aurélie Filippetti. Une affirmation, en apparence anodine, mais qui avait déjà provoqué quelques réactions. Et voilà que la petite phrase choc a certainement entraîné l'effondrement de tout un pan de la rue de Valois. Exercice de réminiscence...
Le 10/04/2014 à 19:49 par Nicolas Gary
Publié le :
10/04/2014 à 19:49
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Coup sur coup, durant cette semaine, deux exemples criants démontraient au contraire toute la nécessité de réformer, moderniser et adapter le droit d'auteur à l'ère numérique. C'était tout d'abord la censure d'un Tumblr, qui, pour tout crime, utilisait des cases tirées des albums de Tintin, pour illustrer des faits d'actualité. Humour et décalage étaient au rendez-vous. Pas de chance : les avocats des éditions Moulinsart également, pour assurer la censure.
Ou le respect des droits... c'est selon.
L'autre, ce fut l'intervention de Olivier d'Agay, directeur de la succession pour Le Petit Prince. Cas d'école : non seulement en France et aux États-Unis, l'oeuvre n'entrera dans le domaine public qu'en 2035 et 2038, respectivement - alors que ce sera 2015 pour le reste du monde. Mais surtout, les personnages allaient désormais subir une forme de brevet, empêchant leur utilisation, sans avoir versé son écot à qui de droit.
Exception culturelle, Acte 2 : L'excursion
Ne pas moderniser le droit d'auteur, considère, convaincue, la ministre de la Culture... Mais les équipes du Ministère de la Culture ont-elles pris le temps d'alerter la ministre sur la politique qu'elle mène, depuis sa prise de fonction ? En août 2012, l'une des premières décisions de la ministre, fut de confier à Pierre Lescure l'établissement d'un rapport. Celui-ci avait pour vocation d'examiner l'état des industries culturelles, et de « produire des conclusions sur les termes d'une lutte efficace contre les pratiques illégales».
Qui plus est, certaines des propositions concernaient directement le droit d'auteur : elles n'ont pas été retenues, mais combien, sur l'ensemble de la liste de la Mission Lescure, l'ont finalement été ?
1.Conduire des négociations avec les organisations représentatives, afin d'établir des codes des usages, destinés à être étendus par arrêté, en vue de consacrer le numérique comme un mode principal d'exploitation des œuvres, définir les conditions d'une obligation d'exploitation numérique permanente et suivie, et articuler les obligations d'exploitation physique et numérique.
2.Conditionner la délivrance des aides publiques à la création ou à la numérisation (CNC, CNL, crédit d'impôt des producteurs phonographiques…) à la garantie de la disponibilité de l'œuvre sur un service culturel numérique conventionné.
3.Conduire des négociations avec les organisations représentatives, sous l'égide du ministère de la culture et de la communication et du CSPLA, afin de mettre en œuvre une gestion collective obligatoire pour les œuvres indisponibles dans tous les secteurs culturels.
Faudrait-il revenir sur l'élaboration de la loi Prix unique du livre numérique, et ses dispositions portant sur la juste rémunération des auteurs, pour comprendre que la modernisation du droit d'auteur est bien à l'oeuvre ?
S'il faut parler d'autres faits d'armes, ne peut-on pas évoquer le projet ReLIRE, visant la numérisation des oeuvres indisponibles ? Introduire un système de gestion collective permet de contourner la nécessité d'obtenir l'accord de l'auteur, pour l'exploitation des oeuvres - un système qui va selon certains contre la logique traditionnelle du monopole d'exploitation. En effet, l'article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que « l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ».
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En l'état, le projet ReLIRE, dont la constitutionnalité n'est plus contestable, représente pour le moins une modernisation évidente du droit d'auteur. Constatant le défaut d'exploitation, et la présence et l'indisponibilité des oeuvres, il prévoit leur numérisation, dans une logique d'opt-out. De fait, l'auteur doit manifester son opposition pour sortir du dispositif. Une approche éminemment contemporaine : c'est à Google Books qu'on la doit. Sauf que Google Books, c'est le méchant...
On a beau jeu de critiquer les intentions présumées de la Commission européenne. Si cette dernière consulte sur une possible évolution du cadre législatif européen, au moins n'est-elle toujours pas parvenue à inventer ReLIRE !
Auteurs-Editeurs : le contrat à l'ère numérique
Faut-il évoquer également l'accord sur le contrat d'édition à l'heure du numérique, qui s'inscrira, un jour peut-être, dans l'adaptation nécessaire des règles de contractualisation entre auteurs et éditeurs, justement pour tenir compte des évolutions contemporaines ? Il ne faut pas moderniser le droit d'auteur ? Le Syndicat national de l'édition et le Conseil Permanent des écrivains seront ravis de l'entendre. Ils attendent en effet que le cavalier législatif, inséré dans la loi Amazon sur les frais de port, puisse enfin se changer en ordonnance. Afin de donner force de loi à un accord dont la signature remonte déjà à plus d'un an.
Dans son communiqué, le SNE même avait évoqué cette modernisation :
Les bases de cet accord reposent sur certaines modifications du CPI et la création sous l'égide du ministère de la Culture d'un Code des usages numériques. Elles constituent une avancée significative et représentent l'aboutissement de précédentes discussions qui avaient échoué jusqu'alors.
Dont acte ?
Et la loi Création ? Hmm..?
Enfin, si elle aussi tarde à faire son apparition, la loi Création envisage bien de prendre en compte les nouveaux usages du numérique et projette, « outre la réforme du mécanisme de réponse graduée, des avancées importantes en ce qui concerne la rémunération des artistes interprètes de la musique, l'amélioration de l'exception bénéficiant aux personnes handicapées, ou encore des précisions sur le thème du domaine public ».
Et faut-il rappeler que l'ensemble de ces éléments se retrouve dans la réponse apportée par la France à la consultation initiée par la Commission européenne ?
Pour prendre l'exemple de la France, les toutes dernières années ont vu la mise en place d'un dispositif dit de réponse graduée par l'envoi massif de messages d'avertissement pour sensibiliser les internautes qui téléchargent illégalement, l'adoption d'une législation pour permettre l'exploitation à terme de 500.000 livres indisponibles du XXème siècle, ou encore l'adoption d'un accord pour moderniser les règles du contrat d'édition de livres à l'ère numérique. Le rapport remis par M. Pierre Lescure au Président de la République et à la ministre de la Culture le 13 mai 2013 a présenté de nombreuses propositions pour mieux protéger et adapter le droit d'auteur dans la perspective d'un Acte II de l'exception culturelle. Un projet de loi sur la création artistique en cours de rédaction prévoit notamment, outre la réforme du mécanisme de réponse graduée, des avancées importantes en ce qui concerne la rémunération des artistes interprètes de la musique, l'amélioration de l'exception bénéficiant aux personnes handicapées, ou encore des précisions sur le thème du domaine public. Des réflexions importantes sont également lancées sur la lutte contre les sites illicites de lecture en continu (streaming) et de téléchargement illégal ou les processus de création transformative.
…/…
Dans la réalité il apparaît donc que la modernisation du droit d'auteur en Europe est déjà bien engagée, au plan de l'Union grâce à l'approche précise et maîtrisée suivie jusqu'ici, et dans les États membres, grâce aux souplesses qu'offre le cadre juridique actuel. La problématique de la modernisation du droit d'auteur en Europe ne saurait donc se limiter à celle du cadre législatif européen ni a fortiori aux questions posées par le questionnaire de la Commission européenne, qui trop souvent se borne à un recensement des difficultés que poserait le droit d'auteur aux utilisateurs.
En l'état, la consultation européenne s'interroge donc sur les réformes à engager en matière de droit d'auteur : que l'on trouve la consultation mal ficelée, cela a été dit et répété. La France souhaite poser le débat « de manière à la fois plus équilibrée et plus ambitieuse », mais vous l'avez souligné vous-même, Madame la ministre : la modernisation est en cours, elle a même déjà eu lieu. Dans votre propre politique.
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L'Union européenne a agi en deux temps, en présentant tout d'abord Licences for Europe, une approche qui favorisait le volet contractuel, pour ne justement pas toucher à la loi et passer par une approche de contractualisation. Puis, dans une seconde partie, a lancé sa consultation pour demander à tout un chacun d'apporter son jugement. On peut déplorer les modalités de la consultation, en regretter le fond ou s'en émouvoir, mais dans les faits, la France a bien plus modernisé le droit d'auteur, dans le domaine du livre, que la CE ne propose de le faire.
Il est étonnant de clamer que l'on ne croie pas qu'il faille moderniser le droit d'auteur, quand c'est justement la politique qui est menée, et assumée, lorsqu'il s'agit de répondre à ladite Commission. Mais peut-être que, devant un parterre de professionnels de l'édition, il est certains mots, dont on ne parle « pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu ». Merci, Monsieur Rostand.
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