ENQUÊTE – Depuis l'annonce du reconfinement et la fermeture des librairies, contraintes au système click and collecte (étrangement francisé en “clique et collecte”), les injonctions au gouvernement pour l'ouverture au public de ces points de vente se multiplient. Pourtant, des libraires se disent inquiets d'une telle réouverture. Ils déplorent même une campagne qui vient brouiller les messages quant au livre, au virus et même au maintien de l'activité des librairies. Et, derrière les discours, la lutte des classes et les inégalités face au coronavirus se révèlent à nouveau...
Avant même l'annonce du deuxième confinement, le 28 octobre dernier, trois organisations du livre s'unissaient. Le Syndicat national de l'édition, le Syndicat de la librairie française et le Conseil permanent des écrivains interpellaient le gouvernement d'une seule voix : « [L]aissez nos librairies ouvertes pour que le confinement social ne soit pas aussi un isolement culturel. »
L'appel n'aura pas été entendu : les librairies, considérées comme des commerces non essentiels, doivent fermer leurs portes au public pour se contenter du “clique et collecte”, qui permet aux lecteurs de commander des ouvrages à retirer sur place.
Depuis ces annonces — outre la concurrence déloyale de Fnac et de grandes surfaces alimentaires, vivement dénoncée —, les prises de position et autres tribunes fusent, pour que le gouvernement revienne sur sa décision et ouvre finalement les librairies au public. Des écrivains, des politiques, des organisations professionnelles signent des textes prônant la raison dans une période troublée.
Le Syndicat de la librairie française souligne que les librairies peuvent rester ouvertes au public pour ce deuxième confinement, contrairement au premier. Ce dernier estime que les mesures sanitaires sont désormais connues des libraires, du port du masque au lavage des mains, en passant par la distanciation. C'est oublier que ces mesures, connues – par une part que l'on peut estimer importante de la population –, n'ont pas empêché une nouvelle flambée de l'épidémie.
À ce titre, des libraires, interrogés par nos soins, nous avouent craindre pour leur santé et celles de leurs proches, dans le cas d'une réouverture au public, autant qu'ils redoutent le régime “clique et collecte”. « Oui, je crains de croiser les collègues dans un moment où on devrait voir le moins de monde possible et je crains de faire la distribution lors du click and collect », nous explique une libraire qui souhaite rester anonyme, de peur « de perdre [s]on travail ».
« Honnêtement je ne comprends pas cette mobilisation, les commerces essentiels sont les commerces de bouche, pas les librairies. Il faut respecter le confinement pour ne pas participer à la propagation du virus. Cela ne met pas seulement en danger les libraires, les clients aussi », poursuit-elle.
1. Merci d'arrêter d'appeler à rouvrir les librairies.
— La libraire fâchée (@FacheeLa) October 31, 2020
Les https://t.co/xmqI3dxfml des librairies sont fatiguées par un travail physique épuisant et ne veulent pas être exposées inutilement au virus. Les appels d'animateur.trices radios, bédéistes, https://t.co/HXrGL7zeLu etc
Plusieurs confrères, s'exprimant en faveur de la réouverture au public de leurs commerces, soulignaient que les mesures sanitaires étaient sans doute mieux respectées dans un petit local, que l'on peut facilement surveiller et aérer, qu'au sein d'un supermarché.
Mais d'autres mettent un bémol à cette vision des choses : « [N]ous avons fait des efforts en mettant en place les mesures sanitaires demandées, mais ce que je peux constater en voyant chaque jour les clients entrer dans la librairie, c'est qu'elles sont insuffisantes : par manque de bon sens, parce que ces gestes et ces précautions ne nous sont pas naturels, etc. Notre capacité à demander au client d'adopter tel ou tel comportement frise l'ingérence dans leur liberté de se mouvoir, et même avec le sourire, insister au-delà d'une simple demande devient vite très compliqué », témoigne une libraire de salariée en Nouvelle-Aquitaine, qui souhaite aussi rester anonyme.
« Il faut ici rappeler que le livre en librairie est un objet très manipulé par plusieurs personnes au cours d'une même journée et que nous ne pouvons ni le nettoyer facilement, ni le placer en isolement (comme des bibliothèques ont pu le faire) », ajoute-t-elle par email.
Les activités autour du livre, menées par des libraires ou des bibliothécaires, semblent même contraires aux mesures sanitaires, pour des professionnels. « Au risque de faire sursauter certains de mes collègues, je ne souhaite absolument pas accueillir du public dans les établissements actuellement », indique ainsi un bibliothécaire. « Notre métier peut se définir de différentes façons, mais on peut s'accorder sur le fait qu'il s'agit essentiellement d'œuvrer à faire du lien social et culturel d'une part, et organiser le transit de documents d'un foyer à un autre d'autre part. On y ajoute bien entendu le fait d'être un lieu d'accueil et de partage pour le public. Résumons : lien social, partage, échanges. Exactement tout ce qu'il faut éviter afin de limiter la propagation du virus. »
Les professionnels interrogés le rappellent tous, presque comme si on l'avait oublié en quelques mois : le confinement a vocation à soulager les services d'urgence, en se contraignant collectivement, et non à favoriser des occasions de contamination...
« Essentiel », « véritable refuge culturel », « Comme si on n'éclairait plus la ville »... Les formules et termes très relevés sur l'ouverture des librairies se sont multipliés ces derniers jours, appelant collectivement à un accueil du public dans les commerces vendant du livre.
Pour des professionnels, cependant, le message n'est pas si compréhensible. « Le livre n'est pas interdit, comme on peut le lire parfois, le livre n'a pas disparu (ni de nos rayons, ni de vos étagères), et nous non plus. De nombreuses activités continuent à fonctionner pour fournir un accès à la culture — qui, non, n'est pas morte avec notre fermeture au public... — par ce médium particulier. Les librairies comme les bibliothèques s'organisent, et pendant les deux à quatre semaines à venir, les livres ne vont pas se volatiliser et... nous non plus » remarque cette libraire de Nouvelle-Aquitaine.
Un constat partagé par d'autres professionnels du livre, comme ce bibliothécaire, directeur d'un réseau de médiathèques composé de 11 établissements. « Défendre l'accès au livre physique en cette période me semble être bien souvent une posture, plus que l'analyse d'une nécessité. [...] L'idée du pauvre lecteur n'arrivant pas à mettre la main sur un livre est une idée triste, qui nous déplaît à tous, mais fausse. Qui connait une seule personne qui soit restée sans rien à lire durant le premier confinement ? Les lecteurs ont bien souvent des livres d'avance, et il est possible de passer des commandes sans passer par Amazon. C'est aussi peut-être aussi l'occasion de passer au numérique », indique-t-il.
Une question ne tarde pas à se poser : « Et que veut-on dire, exactement ? Que le livre est essentiel, ou qu'acheter des livres est essentiel ? » À ce titre, difficile de ne pas relever certains profils parmi les partisans des réouvertures de librairies : des patrons de grosses maisons d'édition, des gérants de chaînes de librairies, des organisations professionnelles — des auteurs aussi, cependant, maillon très fragile de la chaîne du livre... Et même un fameux animateur d'émission littéraire sur France 5, qui plaide pour les libraires, oubliant au passage bibliothèques et médiathèques.
Notons aussi que les personnes qui ont accepté de témoigner pour cet article l'ont toutes faite de manière anonyme, craignant des conséquences professionnelles néfastes. Liberté d'expression, donc, à condition de moutonner façon Panurge ?
Or, il semble évident que le facteur économique entre en compte pour motiver cette demande de réouverture : très peu de textes appelant à l'ouverture des librairies demandent le même traitement pour les bibliothèques, qui versent pourtant des droits d'auteur aux artistes [via le droit de prêt, constitué par une contribution de l’État sur la base des usagers inscrits en bibliothèques et une contribution des fournisseurs de livres sur la base de leurs ventes aux bibliothèques, NdR] et achètent des livres en passant par les libraires.
Le syndicat du livre SGLCE-CGT s'étonne d'ailleurs de ce basculement : à l'occasion de ce second confinement, les enjeux économiques passeraient au premier plan, au détriment de la santé des libraires, en particulier des salariés.
#Librairies Communiqué du collectif CGT des salariés des librairies à propos de la situation actuelle. pic.twitter.com/zA76M4Cb4x
— Syndicat général Livre et Communication écrite CGT (@SGLCE_CGT) November 2, 2020
Dans une économie capitaliste, la lutte des classes n'est évidemment jamais terminée : « Ce ne sont pas les principaux intéressés qui parlent [d'ouvrir les librairies au public, NdR]. Ce n'est pas eux qui sont mis en danger dans le contact avec le public. Je comprends par contre que cela part d'un bon sentiment, mais sans souci de la réalité du terrain », relève une libraire « polyvalente » qui fait « un peu de tout » dans la librairie. « Oui, le travail prime sur la santé. C'est une idéologie dominante », déplore-t-elle en écho au discours de Macron sur le nouveau confinement, qui mettait pratiquement à égalité la santé des citoyens et celle de l'économie.
Si ces derniers jours ont pu fruster et agacer des libraires au sein d'une profession loin d'être unanime sur le sujet, on reconnaît toutefois une mobilisation et un soutien salutaires, qui prouvent l'attachement des clients et la possibilité de mobiliser la population pour les librairies. « Jamais on n'aura autant entendu parler de la librairie qu'au cours de ces derniers jours », insiste un commerçant parisien.
Pour poursuivre sur cette lancée, une consoeur suggère que l'« on mène ensemble une grande campagne de mobilisation de nos lecteurs sur le clic et collecte, et plus généralement tout autre moyen qui, sans en être strictement, permet de garder le contact avec vos librairies habituelles, par mail, par téléphone, par les réseaux sociaux, etc. pour les soutenir financièrement et continuer à fonctionner ».
Par ailleurs, de nombreux interlocuteurs comptent sur la fidélité des lecteurs pour que ces derniers réalisent des achats massifs dès la réouverture des commerces, pour garantir une bouffée d'air semblable à celle de la sortie du premier confinement.
« Ce deuxième confinement arrive par ailleurs à un moment critique de l'année, où nous réalisons une partie très importante du chiffre d'affaires, ce qui explique la position des grands syndicats : beaucoup des maillons de notre chaine, fragilisés, dépendent de cette période », nous rappelle-t-on. Près de 25 % des ventes de livres se concentrent en effet sur novembre et décembre.
Le click and collect, par ailleurs, n'assurera pas des rentrées financières suffisantes pour certaines librairies, notamment celles possédant des frais fixes importants, comme les salaires ou d'importants loyers. Certains libraires ne possèdent pas de catalogues en ligne, mais « bricolent » parfois des solutions alternatives, comme l'envoi de listes d'ouvrages ou la communication du stock aux clients.
La solidarité sanitaire, qui pousse certains libraires à plaider pour une fermeture au public, devra en tout cas être suivie d'une solidarité sociale avec les librairies. C'est le moment de compter sur « le soutien précieux de nos clients, qui se montrent de plus en plus soucieux des modèles économiques », résume une professionnelle.
Cet article a été mis à jour pour intégrer d'autres témoignages de professionnels.
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
23 Commentaires
Clarisse
14/11/2020 à 10:16
Bien le bonjour,
Cet article laisse pantois !
Des libraires "inquiets" d'une réouverture de leurs commerces. "Inquiets" d'une reprise de leur activité en somme.
A l'heure où bon nombre de commerçants et d'indépendants (taxés de "non essentiels") ignorent si et comment ils survivront à la catastrophe actuelle, cela laisse songeur ..
Lors du premier confinement des libraires s'étaient sentis attaqués (à juste titre) par un article de Claude Poissenot intitulé Le livre : bien indispensable ? paru dans Livres hebdo et nous avions été nombreux à y réagir.
Cette position, qui défendait et saluait la difficile décision de fermer boutique pour participer à l'effort sanitaire collectif, est aujourd'hui difficilement pertinente.
Les mois ont passés, les trésoreries se sont écroulées, les gestes barrières ont été pour la plupart assimilés.
Si cela est déjà flippant de lire noir sur blanc la crainte de "croiser les collègues", il est difficilement compréhensible de craindre de faire du click and collect : le livre étant en effet un objet qui peut être contaminant comme il est rappelé plus bas, cette solution reste la moins à risque actuellement. Avec une bonne application des gestes barrières, un masque, du gel, on limite tout de même les risques et je me demande si cette crainte est tout aussi forte quand il s'agit d'aller faire ses courses.
Je me demande d'ailleurs bien comment la caissère ou le caissier qui vous sert alors réagirait à la lecture de cet article et de cette crainte "d'être exposé inutilement au virus".
Soyons clairs, je sais qu'il s'agit de multiplier les interactions et donc les risques mais soyons également sérieux : entre les deux confinements, vous n'aviez pas peur d'aller au travail ?
Je conçois en revanche tout-à-fait la difficulté et la lassitude à rappeler les gestes nécessaires à ses clients quand ils ne sont pas respectés.
Il est risible de lire que l'on distingue "certains profils parmi les partisans des réouvertures de librairies : des patrons de grosses maisons d'édition, des gérants de chaînes de librairies, des organisations professionnelles" : bah oui, eux et tous leurs salariés (ça fait déjà un sacré paquet de personnes) mais je pense que vous en oubliez d'autres également (imprimeurs pour ne citer qu'eux ...)
Risible si ce n'était pas néfaste car quelle utilité a ce paragraphe à part grossir le trait en disant que grosso modo : les partisans de la réouverture sont des gros aux intérêts bien évidents, a contrario des quelques libraires interrogés ici (les "gentils petits") qui, eux, ont peur (pour changer du registre actuel) qu'on les force à privilégier la logique économique à la logique sanitaire.
Enfin, les auteurs ont été mentionnés, c'est déjà ça, cela pondère un peu la caricature du propos.
Il me paraissait effectivement évident que toutes les structures de la chaîne du Livre (petites, moyennes, grandes) avaient en effet intérêt à ce que cette fois-ci la machine continue de tourner (sans que cela empêche par ailleurs de réfléchir et innover sur le fonctionnement intrinsèque de ladite machine, bien au contraire). Un premier arrêt avait été imposé, il fallait éviter le second (surtout en fin d'année).
Mais à lire cet article, je commence à douter, enfin je me console en me disant que ce doit être une minorité de libraires, en tout cas je n'en connais aucun qui partage cette crainte.
Oui, ne vous en déplaise, la plupart des acteurs de la chaîne espère pouvoir conserver leur travail, leur logement etc
D'autres craintes sont en jeu, mais nous avons le temps avant de constater l'ampleur des dégâts.
Heureusement l'article finit sur une note plus douce et porteuse d'espoir :
cette période est en effet propice à une réelle prise de conscience des modèles économiques, souhaitables ou à délaisser. Des clients et professionnels s'engagent. La Machine provoque bien des questionnements et des débats.
Il serait dommage que l'attitude qui consiste à se tirer une balle dans le pied quand on en a déjà un de perdu vienne freiner ces efforts.
Si mon libraire avait ce type de propos, cela m'interrogerait je vous l'assure ...
Bon courage à tous,
bonnes lectures (non essentielles ?)
Clarisse