C'est une histoire qui commence à IIIe siècle avant la naissance du Christ, et plus précisément avec Eratosthène, l'homme qui fit le premier tour du monde, en mesurant la circonférence de la Terre. Géographe, poète, mathématicien, philosophe concerné par la notion de liberté, il fut également directeur de la bibliothèque d'Alexandrie. Un personnage historique, dont Thierry Crouzet s'est emparé pour un roman non moins historique.
Le 14/08/2014 à 12:38 par Nicolas Gary
Publié le :
14/08/2014 à 12:38
Lenny Flank, CC BY NC SA 2.0
Il ne tombait pas dans l'abîme depuis quatre mille ans : le Grec était simplement tombé dans l'oubli, depuis deux mille ans. « Ératosthène a cherché le bonheur dans un temps de grands bouleversements, siège d'inventions révolutionnaires et d'une barbarie sans nom. Toute ressemblance avec notre époque n'est pas involontaire. Cet homme de l'Antiquité nous initie à notre modernité », explique l'éditeur.
Mais pour Crouzet, le livre devient motif à une réflexion spécifique, autour de la notion d'auteur et des droits — il semblerait même que l'on parle de devoirs. Il l'explique sur son blog.
J'ai plusieurs fois proposé à Fayard de mettre à jour la version ebook de J'ai débranché, ajouter des textes publiés sur le blog, aussi faire le point au fil des mois et des années.
Réponse. « Ça ne se fait pas » ou « Si on le fait pour toi, il faudra le faire pour tous les auteurs. — Mais ils vous le demandent les autres auteurs ? » Mes questions finissent par devenir embarrassantes. Pour les éditeurs, les ebooks ont le même statut que les livres papier, on n'y touche plus après publication.
J'ai du mal à comprendre. Une révision impliquerait un nouvel ISBN, un nouveau référencement… Tout ça, c'est du blabla pour moi. Alors quand j'ai signé avec L'âge d'homme pour Ératosthène, j'ai gardé mes droits numériques. Et ce n'est pas sans conséquence.
Mes premiers lecteurs avant sortie ont trouvé une dizaine de fautes dans la version papier. Rien de dramatique dans un livre de 460 pages. Toutefois, comme je maîtrise la publication et les mises à jour du texte ebook, j'en profite pour le corriger et même pour le prolonger.
Car mes lecteurs sont curieux, ils en veulent davantage, sur l'histoire du livre, sur la vie avérée d'Ératosthène, mes sources, alors pourquoi pas leur donner ce que j'ai dans mes archives. Ce n'est que du travail d'auteur, de réécriture, de mise en forme. Je m'y colle et j'ajoute pas moins de 15 % de texte au livre publié en papier.
Je reste l'auteur d'Ératosthène, capable de le continuer, de le corriger, de l'illustrer… À partir du 28 août, vous pourrez acheter en librairie la version papier 1.0 et en librairie électronique la version 1.1 corrigée et augmentée. La liberté dans les droits ne prend ainsi tout son sens qu'avec le numérique.
Qu'en est-il alors de cette notion ? « Avec Eratosthène, c'est un double mouvement que l'on constate au sein de la bibliothèque d'Alexandrie. Il en fut le troisième responsable, sur ordre de Ptolémée III, pharaon d'Égypte, et c'est avec lui qu'est introduite la notion de texte. » Des centaines de milliers de rouleaux sont présents dans la bibliothèque, mais les chargés de la copie n'avaient pas encore appris à unifier l'oeuvre à son support.
« Eratostène décide de mettre en place un modèle de copie, où l'on retrouve sur un rouleau une seule oeuvre. Auparavant, les rouleaux avaient quelque chose de bordélique : sur le même document, on pouvait avoir tout Platon, ou des livres d'Aristote suivis d'autres textes de philosophes. En faisant le ménage, on arrive alors à fusionner le support à l'oeuvre et lui donner une identité propre », explique Thierry Crouzet.
Dès lors, le concept même de livre peut naître et se développer, une vague qui prendra de l'ampleur avec le temps — et qui aujourd'hui est absolument indissociable : texte et support sont un et uniques, même si reproductibles. Le second mouvement, est celui de la création des bibliothèques-filles, réunissant des collections de rouleaux-texte, pour permettre au peuple, et dans le reste de l'Égypte, d'accéder aux idées.
« C'est une forme d'Open Access qui se met à l'oeuvre à cette époque : un libre accès aux ouvrages, alors que dans le même temps, il existe une véritable reconnaissance de l'auteur. Dans le livre, je fais état de deux cas de plagiat, mais de nombreuses histoires de copies — illégales ? — sont évoquées. On penserait presque à la constitution d'un droit moral, avant l'heure. »
En instaurant cette idée de texte objet, on déborde assez facilement vers cette notion d'auteur, et le devoir exprimé de pouvoir reprendre l'oeuvre, la modifier, l'améliorer et l'enrichir, au besoin. Impossible de savoir si Eratostène aurait apprécié que les créateurs originaux puissent modifier leurs propres écrits, pour apporter des corrections, mais si le numérique est aujourd'hui dans le paysage, offrant cette possibilité, pourquoi s'en priver ? Et si l'éditeur rechigne, pourquoi accorder ses droits numériques sur des textes qui ne profiteraient alors jamais de perfectionnements ?
" Puisque l'on ne peut pas parvenir à une définition stricte, la liste permet d'établir un ensemble de termes pour tenter de délimiter le périmètre d'un sujet. [...] un inventaire du monde, dont le champ est extensible à l'infini — bien loin d'un Monde des Idées où une seule définition archétypale ferait loi"
Le lecteur, Eratosthène l'avait certainement pris en considération, et plus qu'on ne l'imagine. Sans surinterpréter ses actions, il faudrait se pencher sur la rédaction de multiples listes qu'il avait réalisées. Thierry Crouzet a son idée : « On retrouve cette recherche d'inventaire dans Bouvard et Pécuchet, évidemment, et plus près de nous, chez Pérec, mais à l'époque d'Eratosthène, il faut se souvenir que la doctrine platonicienne est forte. »
Rob and Stephanie Levy, CC BY 2.0
« Le monde des Idées, qui contient l'essence de toutes les choses, est un espace supérieur, où seule la pensée peut accéder. » Toute la théorie platonicienne est développée dans le livre VII de la République, avec la célèbre allégorie de la Caverne. « Eratostène s'est lancé dans la constitution de listes, référençant tous les mots utilisés dans le domaine de la cuisine, de la guerre, les vainqueurs des Jeux olympiques, ou les pharaons. C'est une manière simple de contredire Platon, par une approche très matérialiste. Puisque l'on ne peut pas parvenir à une définition stricte, la liste permet d'établir un ensemble de termes pour tenter de délimiter le périmètre d'un sujet. C'est un inventaire du monde, dont le champ est extensible à l'infini - bien loin d'un Monde des Idées où une seule définition archétypale ferait loi. »
Comment distinguer une pareille approche, inventoriant avec minutie le plus grand nombre de termes possibles — avec l'impossible accomplissement que cela implique — d'une volonté de travailler pour le lecteur ? Nous ne nous trouvons pas là dans une perspective de bonus accordés, par la version numérique d'un livre, aux lecteurs, mais dans une tentative pour explorer les notions. La recherche encyclopédique, qui répond d'ailleurs à une autre tendance contemporaine. Thierry Crouzet le note tout particulièrement :
« À la fin de sa vie, Ératosthène liste tout et rien, les étoiles comme les mots rares, les ustensiles de cuisine comme les pharaons. Pour cette raison, contrairement à certains hellénistes, je suppose qu'il n'a pu être platonicien. Quand on s'amuse à lister les choses et tente de les classer, on découvre la vanité de toute catégorisation. Cette évidence m'est apparue lorsque j'ai voulu créé un Gault et Millau du Web. »
« J'ai voulu m'amuser, en considérant le succès de BuzzFeed, à établir une liste des raisons pour lesquelles on devient écrivain. Sur internet, les solutions de référencement que le site a mis en place sont astucieuses, et pour être découvert, c'est un outil efficace. » BuzzFeed fonctionne en effet sur une agrégation de listes — tiens donc — contenant des images, des liens, ou des contenus souvent légers et peu fouillés. 20 raisons d'être auteur, relève alors de l'exercice de style, mais qui déborderait facilement... sur le monde littéraire ?
À prendre en compte le succès du livre de Grégoire Delacourt, La liste de mes envies et ses centaines de milliers d'exemplaires vendus, on en vient à se demander si « une littérature de listes », ne deviendrait pas une norme prochaine. Voire une écriture par métadonnées, pour assurer un meilleur référencement web ? Le succès des listes d'Eratostène serait une autre fulgurance — ou un plagiat par anticipation,que Pierre Bayard définirait certainement bien mieux que nous... Eratostène, publié chez l'Âge d'homme, sera disponible le 28 août, pour 18 €.
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