A l'occasion du festival Lettres d'Europe et d'ailleurs, la Cité du Livre, installée dans l'ancienne manufacture d'allumettes d'Aix-en-Provence, a accueilli des rencontres avec quinze auteurs, en six langues, autour du thème « Écrire des histoires et raconter l'Histoire ».
Festival Lettres d'Europe et d'ailleurs à la Cité du Livre d'Aix-en-Provence
Le festival Lettres d'Europe et d'ailleurs, débuté vendredi 28 novembre par une rencontre avec l'écrivain russe Mikhaïl Chichkine, a accueilli le lendemain des grands noms de la littérature contemporaine venus des quatre coins d'Europe, notamment Ursula Krechel, Ingo Schulze, Enis Batur ou James Meek, mais aussi de jeunes auteurs, tels que l'Autrichienne Anna Kim, le Suisse allemand Roman Graf et le Turc Hakan Günday.
Selon le principe de ces rencontres internationales organisées depuis quatre ans par l'association Les Amis du Roi des Aulnes avec le soutien de la ville et du Centre franco-allemand de Provence, chaque entretien dure une quarantaine de minutes, et comprend une courte lecture dans la langue d'origine de l'auteur et dans sa traduction en français, suivie d'une séance de dédicaces, quand cela est possible ! Ursula Krechel, victime de son succès, n'a ainsi pas pu signer son livre Terminus Allemagne, sorti en septembre et déjà épuisé (de nouveau disponible le 12 décembre) et l'écrivain Hans-Ulrich Treichel avait dû renoncer à son déplacement dans le sud de la France pour des raisons de santé.
Terminus Allemagne de Ursula Krechel, un succès aussi en France
Terminus Allemagne (Carnet du Nord), qui a reçu le Prix du livre allemand, soit l'équivalent du Goncourt, ne figurait donc pas sur les tables, mais la rencontre avec son auteure a attiré un public nombreux. Ce « roman exigeant », selon Nicole Bary, initiatrice du festival, sur l'échec de la réintégration en Allemagne des 5 % de « personnes déplacées » (contraintes à fuir le IIIème Reich) et dont les destins restent méconnus, a trouvé son public aussi en France. Pierre Deshusses qui menait l'entretien avec l'auteure souligne la qualité de la traduction en français, assurée par Barbara Fontaine. Selon, lui, « une des difficultés était de respecter les nombreux registres de langues de ce roman qui mêle archives, documents juridiques et un style parfois épique qui tend vers le lyrisme ». Ursula Krechel a évoqué durant son intervention la façon dont les différentes générations d'écrivains allemands abordent le sujet de la culpabilité, avant de revenir sur « ces victimes oubliées, car trop gênantes » qu'elle a voulu sortir de l'ombre.
Ce sont d'autres ombres après lesquelles court Ingo Schulze, auteur trop souvent réduit à ses romans sur le « tournant » (die Wende) et la réunification, un terme qu'il récuse. « Il n'y a pas eu de réunification, mais une adhésion de l'Est à l'Ouest », selon l'auteur de 33 moments de bonheur en 2001 et de Adam et Évelyne (Fayard, 2011). Dernier roman traduit en français, le livre raconte les pérégrinations d'un jeune couple est-allemand à l'ouverture des frontières en 1989. « Quand on aime quelqu'un, on sait toujours quoi lui offrir », constate son héros, à court d'idées. À la question de savoir si Elfi, la tortue de Adam et Évelyne, a remplacé le symbole biblique du serpent, Ingo Schulze rappelle que l'animal porte le monde sur son dos et qu'il conviendrait de s'inquiéter de sa santé…
Les ravages des privatisations en Grande-Bretagne
Autre auteur à se pencher sur l'état du monde et les conséquences du capitalisme, James Meek, écrivain et journaliste, est invité par William Irigoyen à parler de son dernier livre, un essai sur les ravages des privatisations en Grande-Bretagne. « Il ne sera sans doute pas traduit en français », prévient l'auteur qui explique y aborder entre autres les activités d'EDF sur le territoire britannique, et plus précisément à la centrale nucléaire de Hickley Point dans le Sumerset.
L'auteur revient ensuite à son œuvre littéraire, notamment au roman qui l'a rendu célèbre Un acte d'amour, (Ed. Métailié 2007) traduit en 27 langues, puis évoque son dernier roman Le cœur par effraction (Ed. Métailié, 2013) où il interroge les valeurs morales de notre époque. James Meek observe, « plus grand est le rejet de la famille, plus sa dimension politique apparaît de façon évidente ». Il note par ailleurs que « le discours sur la méritocratie en Grande-Bretagne s'accompagne de la mise en place par l'élite londonienne d'un système dynastique », amorçant ainsi une discussion que les auditeurs n'auront pas manqué de poursuivre avec l'auteur pendant les dédicaces.
Krisztina Tóth, dans son premier roman Code-barres (Gallimard, 2014) porte de son côté un regard — dénué de nostalgie — sur la société hongroise de sa jeunesse et éclaire d'emblée l'origine du titre. « Quand nous étions enfants, nous collectionnions tous les objets avec des code-barres, car ils venaient de l'Ouest et que cela n'existait pas chez nous. Un jour, un ami m'a dit qu'en les lisant, on savait tout ! » Elle raconte le double langage utilisé pour déjouer les dénonciations, la peur quotidienne qui ne l'a toujours pas complètement abandonnée, car « changer des réflexes très profonds demande du temps ». Elle dit son étonnement, lors d'un colloque à Berlin en 2001, d'avoir encore pu distinguer les gens de l'Est et ceux de l'Ouest et constate que « quelque chose est incrusté dans le corps ».
La poétesse suisse Ilma Rakusa commence elle aussi par évoquer son enfance, passée en partie à Trieste, la ville est alors séparée en deux zones, l'une sous domination américano-anglaise, l'autre yougoslave. Cette frontière qui traversait la ville fut, dit-elle, « un endroit de tension stimulant » qui lui donna très tôt « laconscience de l'altérité et le désir de la transgression ». Elle raconte sa recherche d'identité à travers les différentes langues qui l'ont construite – elle en parle huit —, les nasales françaises qui lui plaisaient tant et la langue qu'elle n'a pas souhaité adopter : l'esperanto que son grand-père slovène avait appris « pour parler avec le monde entier ». Ses souvenirs, rassemblés dans son livre La mer encore (Ed. d'en bas) en 69 récits, alimentent une réflexion plus vaste sur la mémoire, la collection, l'absence ou encore l'adieu.
« L'écriture est soit un métier, soit une forme d'existence »
C'est aussi avec un souvenir de jeunesse que Enis Batur, auteur et écrivain turc francophone, débute l'entretien avec Timur Muhidine, celui de l'arrivée du frère Claude au lycée Saint-Joseph d'Istanbul en 1968, « Une révolution ! » Le jeune prêtre ose lui donner à lire Beckett, Robbe-Grillet, Butor et Saraute. Devenu entre-temps éditeur, poète, traducteur, essayiste, romancier, Enis Batur dit ne jurer encore que par la forme, car, « comme le disait Céline, tous les notaires et les médecins ont un roman dans leur tiroir ». L'écriture est, dit-il, « soit un métier, soit une forme d'existence », ainsi il explique, « ma façon de gagner ma vie, c'est l'édition, ma façon de vivre, c'est l'écriture ».
Encyclopédiste frénétique, sa curiosité ne semble pas connaître de limites et n'exclure aucun sujet. « J'ai écrit un petit livre sur la pomme de terre, puis je me suis occupé du nez », énumère-t-il en riant. Dans son dernier livre Route serpentine (Actes Sud, 2014) qui l'emmène de l'œuvre de Adolf Wölfli à celle du Facteur Cheval, il étudie le rapport entre la créativité et la folie, un intérêt pour l'art brut « très occidental », selon lui.
Ce sont d'autres sujets qu'abordent ses compatriotes, Asli Erdoğan née en 1967, scientifique de formation et Hakan Günday présenté comme un « écrivain de la génération Gezi » (nom du parc, dont le projet de réaménagement déclencha les révoltes contre le gouvernement au printemps 2013.Ndr). La première, dans son dernier roman, s'attaque à un « traumatisme national auquel la littérature turque ne s'est jusqu'à présent pas confrontée », soit « la torture de milliers de personnes après le coup d'État de 1971 ». Qualifié de « diamant noir de la prose turque » par Timour Muhidine, Le bâtiment de pierre est paru en français chez Actes Sud en 2013.
« L'info après laquelle on court et celle qui vient jusqu'à votre pied »
C'est le souffle des révoltes de la place Taskim qui semble encore porter Hakan Günday, né en 1976. Son dernier roman Ziyan paru chez Galaad, retrace le parcours politique de Ziya Hurşit qui fut pendu pour avoir participé à la tentative d'assassinat d'Atatürk. « En turc, Ziya est un prénom, si je dis “ton Ziya”, je rajoute un “n” et cela signifie aussi gâchis», explique-t-il. Son activité d'écrivain, débutée après être resté « cinq ans en seconde année à la fac », il dit la devoir à un livre « tatoué sur son cœurdepuis l'âge de 14 ans », Voyage au bout de la nuit de Céline. L'écriture est, pour lui, « le meilleur moyen de penser », car « quand on écrit une histoire complète, tout est à l'intérieur, la sociologie, la politique, l'Histoire ». À la question de William Irigoyen de savoir si la télé, en Turquie comme ailleurs, serait « constitutive d'un roman national », Hakan Günday pose qu'il convient de discerner deux sortes d'information, « celle après laquelle on court et celle qui vient jusqu'à votre pied. Cette dernière veut forcément vous vendre quelque chose, un canapé ou une idéologie ».
Autre contrée, autre destin et retour à la paisible vie en Suisse du transparent Monsieur Blanc dont Roman Grafconte l'histoire dans le roman éponyme (Ed. Métailié 2013). Son traducteur, Pierre Deshusses, qui anime la rencontre, salue la prouesse de l'auteur « quiréussit àrendre captivante une vie ennuyeuse » et tente de savoir si ce premier roman constitue un règlement de compte avec la Suisse. « Non, non, il n'y a pas de relation avec la réalité immédiate », assure le jeune auteur suisse allemand passé par le célèbre Institut allemand de littérature de Leipzig. Interrogé sur la spécificité de la littérature suisse alémanique, il dit ne pas croire qu'il y ait lieu de la séparer de la littérature allemande, car, selon le romancier, « les frontières sont politiques, les langues passent outre ».
Anna Kim, Linda Lê et Luba Jurgenson, écrivains d'exils
La table ronde du dimanche dans l'Hôtel de Ville n'aura laissé aucun doute sur l'influence cruciale de l'Histoire et de la politique sur les changements de langues, que ce soit dans l'exil ou sous l'effet d'une colonisation. Ainsi, Luba Jurgenson auteure originaire de l'ex URSS a dit « hurler », quand on lui demande si elle a la double nationalité et rappelé comment « l'immigration juive des années 80 quittant le territoire soviétique était automatiquement déchue de sa nationalité ». Son recueil Au lieu du péril (Ed. Verdier 2014) est une observation minutieuse du bilinguisme « à travers le corps » et de « comment vivre entre deux languesmodule votre démarche, votre rythme », un exercice de funambule qui risque la chute, mais aussi l'histoire d'une « transplantation réussie », assure cette « bilingue heureuse », car « au lieu du péril, croît aussi ce qui sauve », selon la citation entière tirée de Friedrich Hölderlin.
Linda Lê a de son côté évoqué rapidement son départ du Vietnam après la chute de Saigon, son arrivée ne France en 1977 et parlé d'une « transplantation douloureuse au départ », devenue une « hybridation ». Poursuivant sa réflexion sur l'exil, elle met en garde, à l'instar d'Edouard Saïd, contre le danger d' entretenir le pathos et la complaisance envers l'exil. Elle préfère rappeler qu'écrire consiste à savoir « se désabriter ». L'écriture serait ainsi un « déracinement permanent » y compris pour « les auteurs qui vivent un exil à l'intérieur de leur pays, séparés de ce qui les entoure, en dissidence envers la vie », des écrivains « hors la loi » auxquels elle rend hommage dans son livre Par ailleurs (exils) paru chez Bourgois.
Enfin, Anna Kim, jeune auteure autrichienne née en Corée du Sud, mais qui a grandi dès l'âge de deux ans en Allemagne puis en Autriche, a choisi de son côté de s'exiler trois mois… au Groenland, afin d'élucider une vague de suicides collectifs. Onze vies disparues en une nuit qu'elle relate heure par heure dans son roman Anatomie d'une nuit (Actes Sud 2014). Son enquête est tout d'abord parue sous la forme d'un essai Invasionen des Privaten (non traduit), où elle s'interroge sur ce peuple inuit « réduit au silence et donc à disparaître ? ».
Par Claire Darfeuille
Contact : darfeuilleclaire@gmail.com
Commenter cet article