Jérusalem, c'est la ville aux murailles et aux bâtiments de pierre blanche, c'est la ville des sept collines et de trois grandes religions, la ville cosmopolite où se juxtaposent coutumes et traditions. C'est aussi la Vieille Ville aux quatre quartiers musulman, juif, chrétien et arménien. C'est Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est. C'est la ville des conflits, la ville éternelle. Et c'est aussi la ville des livres, non seulement à lire, mais aussi à classer. Les livres numériques n'avaient pas encore envahi le monde, rendant les choses plus faciles.
Le 10/02/2015 à 09:33 par Marie Lebert
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10/02/2015 à 09:33
Marie-Joseph Pierre CC BY-SA 4.0
Il est cinq heures de l'après-midi et, sortant de l'avion, je débarque à l'Alliance Française de Jérusalem. Plus exactement, sortant de l'avion, je ne vois pas les personnes supposées m'attendre et déjà reparties, l'avion ayant beaucoup de retard, je prends le taxi collectif pendant cinquante kilomètres, et il me dépose dans la ville nouvelle, en haut de la rue Agron et face au supermarché. Je n'ai qu'à traverser la rue pour atteindre enfin l'Alliance, une grande maison basse à un étage. Au rez-de-chaussée, la bibliothèque, la salle polyvalente et le café-restaurant. Au premier étage, cinq salles de classe. Au fond du jardin, une petite maison abritant l'administration.
Des cartons en quantité
L'année précédente, le directeur avait lancé en France l'opération « Dix mille livres pour Jérusalem », et les livres en question – essentiellement des dons – avaient fait le voyage Marseille-Haïfa par voie maritime. On les attendait d'abord à la mi-décembre, mais la date de leur arrivée avait été reportée début janvier. Du coup, après avoir esquissé un faux départ le 14 décembre, je suis partie d'Orly le 5 janvier au matin par un vol charter. Les deux cent quarante cartons de livres sont arrivés en même temps que moi, le 5 janvier après-midi. On aurait voulu le faire exprès, on n'y serait pas arrivé.
À Jérusalem comme ailleurs, les cartons, on ne peut pas y couper. Les deux cent quarante cartons, soit dix mille livres environ, formaient un tas impressionnant au centre de la bibliothèque. Il avait été prévu de remplir tous les rayonnages du rez-de-chaussée et de la mezzanine à l'occasion de l'inauguration, qui avait lieu le lendemain, soit le 6 janvier. Évidemment, voir les livres alignés sur les rayons, même dans le fouillis le plus total, cela avait une autre allure que de contempler une montagne de cartons de toutes dimensions empilés les uns sur les autres. Ceci dit, je ne sais pas si cela avait tant d'importance pour les officiels, qui ont pensé à tort que la bibliothèque pouvait ouvrir dès le lendemain.
Fort heureusement, nous étions toute une équipe, et les gens fatigués étaient relayés par d'autres en pleine forme tout au long de la journée. On a travaillé pendant douze heures d'affilée. On ouvrait les cartons avec un vieux couteau de cuisine qu'on avait déniché dans un coin ou bien un cutter orange qui avait dû servir à découper la moquette pendant les travaux, les autorités compétentes n'ayant pas encore eu le temps de nous acheter des ciseaux.
Vous avez peut-être fait partie des gens qui ont eu la chance de vivre cela en direct sur France Culture. On entendait sur les ondes le crissement du couteau de cuisine sur les cartons, le bruit des livres déballés, et le bruit de fond de la ruche bourdonnante qui rangeait côte à côte Sartre et l'aérobic, Camus et le guide juridique, la Bible et les recettes de cuisine. On aurait préféré que les journalistes nous aident au lieu de nous regarder et de tenter de nous interviewer (pour dire quoi ?), mais on a pressenti que l'idée ne les aurait pas emballés (pas mal comme jeu de mots, mais inopportun ce jour-là).
Quant à la juxtaposition Sartre-aérobic, elle m'a valu le jour de l'inauguration quelques remarques étonnées concernant la classification utilisée dans notre bibliothèque. J'ai rassuré de mon mieux nos lecteurs potentiels et déjà inquiets. En une journée, on n'avait pas encore eu le temps d'utiliser la Dewey, la sacro-sainte classification des bibliothèques publiques à la couverture orange, qui est aussi le livre de chevet de toute la profession, sauf pendant les vacances.
Des livres en accès libre et pratique
La bibliothèque de l'Alliance est bien conçue, avec une salle au rez-de-chaussée et une mezzanine supportée par des colonnettes noires, le tout avec des rayonnages en bois lamifié blanc faits sur place à moindre prix. Quelques tables, quelques chaises.
On n'a pas rempli les rayonnages les plus bas, parce que choisir les livres à plat ventre n'est pas idéal. On n'a pas rempli non plus les rayonnages les plus hauts, parce que tout le monde n'a pas un mètre quatre-vingt. Comme les planches des rayonnages n'étaient pas très épaisses – économie, économie —, on les retournait de temps à autre pour éviter qu'elles ne courbent trop dans le même sens. Quant à changer l'écartement entre les rayons, c'était une opération qui prenait une demi-heure par taquet, tellement ceux-ci étaient bien fichés dans les trous prévus à cet effet. Alors on a abandonné. Vive le mobilier conçu par les professionnels pour les professionnels.
Bien que n'étant pas située sur le territoire français, la bibliothèque était déjà atteinte du virus « encombrement par les vieux livres » qui affecte tant et tant de nos bibliothèques françaises, avec de généreux donateurs n'ayant pas toujours fait la différence entre « donation » et « déchetterie ». J'ai tenté d'expliquer aux autorités compétentes que, dans les vieux livres aussi, il y avait un tri à faire, et qu'un bibliothécaire était aussi fait pour cela. Rien à faire. Pas de pilon. Pas de vente aux bibliothèques d'étude. Pas de vente au prix du papier. Mais je ne les ai pas classés. Malgré un amour immodéré pour les livres de toutes conditions, y compris en mauvais état, je n'avais pas fait quatre mille kilomètres pour classer des livres bons pour la déchetterie.
Nous entamâmes deux mois de travail intensif. Un tas de livres n'est pas une bibliothèque. Même en menant les choses aussi rondement que possible, il faut un minimum de travail, sans parler de manger et de dormir. J'ai baissé la tête sur les livres le 8 janvier et l'ai relevée le jour de l'ouverture le 3 mars, quand tout a été prêt. J'exagère à peine. Après avoir beaucoup insisté pendant trois semaines auprès du directeur, j'ai obtenu l'embauche d'une première étudiante, et, après avoir beaucoup insisté pendant trois autres semaines auprès du même directeur, j'ai obtenu l'embauche d'une seconde étudiante. On a consolidé tous les livres et revues avec du plastique adhésif, et on a fait la liste des livres en un temps record – on se la dictait. On trouvait parfois que l'énoncé à voix haute des titres les uns à la suite des autres constituait un formidable poème. Essayez, vous verrez.
Des livres estampillés, étiquetés et alignés
Une des tâches essentielles du bibliothécaire est l'estampillage, première opération que subit le nouveau livre, auquel on colle un coup de tampon plus ou moins heureux selon le logo choisi pour le tampon (genre poster ou discret) et l'endroit (endroit vierge ou endroit imprimé). Ce n'est pas la peine d'estampiller toutes les pages, à moins d'être un pro du tampon et de devoir écluser le stress de la veille. Trois ou quatre coups de tampon par livre semblent une bonne moyenne. Nous avons estampillé dix mille livres d'un coup, si je puis dire, ce qui a représenté une multiplication de quatre coups de tampon par dix mille ouvrages, soit quarante mille, le tout fait avec un seul tampon encreur (vieux modèle, caoutchouc d'un côté et tampon encreur de l'autre). Comment a-t-on jamais pu me qualifier de « budgétivore » ?
Les livres, on leur demande d'être sagement alignés et rangés sur le rayonnage adéquat. Croyez-moi, la vie d'un livre de bibliothèque n'est pas drôle. Il ne peut en aucun cas se permettre la fantaisie d'un livre de librairie, le pauvre. Il doit se conformer à l'impitoyable classement représenté par l'étiquette collée sur son dos, qui, contrairement au poisson d'avril ne durant qu'un jour, doit durer toute la vie. S'il arrive qu'un livre perde son étiquette, le bibliothécaire se trouve plongé dans la perplexité, ou même dans l'angoisse lorsqu'arrive la fin de la journée et que l'extinction des feux est proche. Où va-t-on bien le mettre, celui-là ?
Les charmes du plastique adhésif
Une autre opération pour laquelle nous avons frôlé l'intoxication, c'est le plastifiage, mot fatidique qui nous faisait voir rouge début mars tellement on en avait assez. Après de multiples expériences normandes plus ou moins concluantes, avec du plastique souple en rouleaux petits, moyens et grands, plastique souple dans lequel se glissait le sable fin de nos plages, je ne jure plus maintenant que par le plastique adhésif.
Marie-Joseph Pierre CC BY-SA 4.0
Nous avons donc commandé un stock de dix rouleaux de 1,40 mètre sur 10 mètres, que nous avons découpés en bandes. La technique pour les bibliothèques sans argent – c'était encore le cas de celle-ci, du moins les premiers temps –, c'est cinq bandes par livre ou revue, à savoir deux bandes sur les charnières intérieures entre la couverture et le corps du livre, deux bandes sur les bords latéraux de la couverture, et une bande plus large sur le dos du livre après avoir collé l'étiquette. Pour les livres reliés, une bande protégeant l'étiquette est suffisante. Le tout est à la fois efficace et économique, l'efficacité et l'économie étant deux qualités essentielles dans la profession.
Un catalogue informatique, avec difficulté
Qui dit bibliothèque dit catalogue. Nous avons saisi le catalogue sur un traitement de texte, nous l'avons imprimé sur une imprimante et nous l'avons fait relier par un relieur de la Vieille Ville. Cela paraît tout simple, mais ce ne le fut pas tant que cela. D'abord le catalogue, tapé, mais non tiré, a été effacé par mégarde par l'informaticien qui venait justement faire une sauvegarde, la chose consistant à l'époque à faire une copie de sécurité sur disquette ou cassette. Dix secondes pour supprimer un mois de travail intensif. J'ai ensuite mieux compris pourquoi certains collègues préfèrent leurs catalogues sur fiches dans des meubles à tiroirs.
Quelques semaines plus tard, après avoir surmonté un découragement bien compréhensible en allant flotter sur la Mer Morte, j'ai tapé à nouveau le catalogue sur un traitement de texte. Cette fois, forte de l'expérience passée, je l'ai imprimée aussitôt. Ce catalogue était bien sûr une étape provisoire, avec une ligne ou deux par livre (auteur, titre, éditeur, collection, année et cote). Une manipulation simple de l'informaticien permettrait ensuite de transférer notre catalogue vers une base de données. C'était sans compter sur la fatalité. Un deuxième écrasement du catalogue nous attendait, dû cette fois à un logiciel Microsoft qui aurait été piraté et se serait rebellé en freezant notre catalogue à l'état zéro, d'après ce que j'ai peut-être mal compris.
Comme Pénélope en d'autres temps, nous sommes donc reparties de zéro pour saisir le catalogue, cette fois directement dans une base de données. Jamais deux sans trois, dit le proverbe. Et cela a marché.
Avec le nouveau directeur, la bibliothèque s'est enrichie d'une vidéothèque, les vieux livres ont disparu des rayons, de nouveaux livres ont été achetés en nombre, le choix de journaux et revues s'est élargi et le catalogue informatique a grandi en taille et en sagesse. L'Alliance a définitivement fermé ces portes quelque temps plus tard, en l'an 2000. Reste à espérer que les livres aient été intégrés dans la bibliothèque de l'Institut français de Jérusalem ou toute autre bibliothèque francophone.
Un travail de volontaire
La bibliothèque de l'Alliance a représenté pour moi trois mois de travail intensif. Ce fut un travail de volontaire, au sens international du terme : logement assuré, argent pour les repas et dépenses indispensables, voyage charter aller-retour. Le tout correspondait à un salaire du pays. Certains m'ont dit qu'ils n'auraient jamais accepté de travailler dans ces conditions, oubliant que chacun peut choisir s'il préfère travailler avec un salaire du pays ou avec un salaire des Français de l'étranger, et s'il préfère vivre avec les habitants du lieu ou fréquenter les milieux consulaires.
Par ailleurs, le volontariat est pour un étranger non juif la seule façon de travailler à Jérusalem lorsqu'on débarque pour un premier contrat (à l'époque où j'y étais). Il est difficile d'obtenir un permis de travail, à deux exceptions près : si vous êtes médecin ou infirmier, ou si votre employeur se bat pendant des semaines pour vous obtenir ce permis. Je ne faisais pas partie de ces deux exceptions.
La saisie informatique à grande échelle
Après le trimestre passé à l'Alliance, j'ai trouvé d'autres contrats, cette fois des contrats de droit local (avec un salaire du pays) dans des bibliothèques et services de documentation ou alors auprès de professionnels du livre (auteurs, éditeurs, enseignants, étudiants, traducteurs, etc.).
Je n'ai jamais autant tapé sur un clavier, et me souviendrai de Jérusalem comme de la ville de la frappe : le catalogue de la bibliothèque de l'Alliance française (dix mille titres) deux fois, le catalogue des ouvrages de fiction de la bibliothèque de l'Institut français de Tel-Aviv (dix mille titres) une fois, une partie du catalogue de la bibliothèque de l'École biblique et archéologique française de Jérusalem (quelques dizaines de milliers de titres, difficile de faire un décompte précis), le thésaurus de cette bibliothèque (soixante mille entrées), deux thèses, un roman, une autobiographie, une traduction, des brochures, des rapports, des projets, des articles, et j'en passe.
J'ai travaillé pour toutes les communautés, chrétienne, juive, musulmane, arménienne, éthiopienne, et autres, avec des publics de tous âges, de toutes confessions et de toutes conditions. Il existe bien d'autres richesses de par le monde que les dollars sur son compte bancaire. À quand le prochain contrat de droit local ?
La suite, brièvement relatée par Jean-Paul
Par Marie Lebert
Contact : marie.lebert@gmail.com
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