Interpeller un député européen, c'est courir le risque qu'il réponde. Pire : c'est courir le risque qu'il réponde, à côté de votre demande. L'écrivain Neil Jomunsi, que ActuaLitté avait accueilli à bras ouverts pour son Projet Bradbury, a donc sollicité l'attention de Jean-Marie Cavada, également président du Mouvement européen et de Nous Citoyens, autour du droit d'auteur. Et plus particulièrement du rapport Reda.
Le 12/02/2015 à 14:27 par Nicolas Gary
Publié le :
12/02/2015 à 14:27
opensource.com, CC BY SA 2.0
C'est que JMC intervient sur ce point, en qualité de « rapporteur fictif », chargé d'évaluer la pertinence non seulement d'une réforme du droit d'auteur, mais également, les propositions de Julia Reda, l'eurodéputée du Parti pirate. Neil met d'ailleurs les pieds dans le plat : « Vous ne vous en cachez pas : vous êtes farouchement opposé à ses conclusions et entendez bien vous battre pour qu'elles n'aillent pas plus loin. »
Qu'un auteur prenne donc à parti un eurodéputé français, sur la question du droit d'auteur, et voici que la discussion s'engage. Neil explique ainsi :
Selon moi, Amazon n'a fait que profiter de failles préexistantes, à l'instar de nombreuses autres entreprises tout aussi connues, quelquefois européennes, et même françaises, qui opèrent de la même manière. Je ne pense pas qu'Amazon soit cet ennemi diabolique que certains voudraient greffer à nos colères et nos craintes : c'est simplement un prédateur particulièrement bien adapté à son environnement.
ou encore, un peu plus loin :
Je ne crois pas donc pas beaucoup aux grandes régulations visant à forcer Amazon, Google, Apple et les autres à payer leurs taxes en France. Je l'espère bien sûr, mais je n'y crois pas beaucoup. Quelques syndicats d'auteurs et les représentants des industries culturelles pensent pourtant qu'il s'agit là d'une priorité. Pourquoi pas ? Mais j'ai peur qu'à tenter d'attraper le vent avec un filet à papillons, nous nous essoufflions.
En qualité d'auteur qui a dix ans de métier derrière lui, et des expériences tant de libraire que d'éditeur numérique, Neil n'est pas le premier venu. Son analyse rejoint d'ailleurs celle d'autres pour qui le milieu de l'édition est à l'acmé de la surproduction, entré dans une logique productiviste dramatique – relire à ce titre les propos de Jean-Louis Gauthey, président du Syndicat des Éditeurs Alternatifs.
Ne parlons pas du livre : les libraires croulent littéralement sous les titres abscons et vides de sens, qui occupent l'espace jusqu'à la saturer. Réponse des éditeurs : « sans ces best-sellers, nous ne pourrions pas éditer des livres plus intéressants, moins grand public ». Le problème étant qu'avec ces best-sellers, on ne peut pas non plus vendre ces ouvrages présentés comme plus littéraires : ils n'ont ni le temps de s'imposer, ni la place d'être présentés. Ces industries subsistent le plus souvent grâce à des subventions, des manipulations fiscales ou des placements de produits, mais aussi grâce au système de copyright tel qu'il existe aujourd'hui.
Et fort de multiples constats opérés, l'auteur pose son propre sujet : « Mais ce n'est pas parce qu'une loi est une loi qu'elle n'est pas inadaptée au contexte. Les règles qui régissent le droit d'auteur aujourd'hui ont été rédigées dans les années 50, soit avant l'irruption d'internet, dans un monde où il était difficile de fabriquer des copies, de partager une œuvre ou de la modifier. »
ActuaLitté publiera ultérieurement l'intégralité de cette lettre ouverte, mais en attendant, il est tout à fait possible de la consulter dans son intégralité, à cette adresse. En prenant un peu sur sa pause déjeuner : Neil est un intarissable bavard.
Le monde digital, une véritable empreinte
L'eurodéputé Jean-Marie Cavada a choisi de répondre, considérant que ses « motivations sont claires : c'est l'avenir de nos entreprises européennes, la pérennisation de nos savoir-faire et celle de nos emplois que je défends ici ».
Reprenant les poncifs traditionnels de ceux qui veulent que tout change pour que rien ne change, l'eurodéputé rappelle que les industries culturelles pèsent pour 536 milliards € en Europe, qu'elles génèrent 7 millions d'emplois, et que « l'arrivée du digital est une révolution formidable pour la diffusion de la culture entre les générations et au travers des continents, dont le territoire européen ».
Mais le problème se pose vite : à une question posée par un auteur, soucieux de voir la législation évoluer au profit d'une réelle adéquation avec les usages contemporains, Jean-Marie Cavada met le turbo... contre les GAFA, et leurs exercices désormais bien connus d'optimisations fiscales à hue et à dia.
Au prétexte que les GAFA détiennent un monopole, il faudrait renoncer à leur demander de payer des taxes là même où ils réalisent leurs profits ? Sous prétexte qu'ils le font en méprisant encore la chaîne de valeur et la rémunération légitime des créateurs, il faudrait abandonner tout bonnement le droit d'auteur ? Quel modèle de société, quelle économie de la culture cela propose-t-il ? L'accès pérenne aux cultures d'Europe, ou au bavardage universel ?
ActuaLitté l'a souligné à plusieurs reprises, et l'occasion est donc donnée d'y revenir : les organisations syndicales d'auteurs, d'éditeurs, les pouvoirs publics, et d'autres avec eux, ont décidé de contrer la politique européenne sur le droit d'auteur, en contre-attaquant sur l'optimisation fiscale. À raison ! Une fois encore, on considère qu'entre 2000 et 4000 milliards € se baladent annuellement, du fait des exercices d'optimisations mis en place par les sociétés américaines implantées en Europe.
Gerard Romans Camps, CC BY 2.0
Récemment encore, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, évoquait l'instauration d'une taxe sur la bande passante, pour les services de vidéos en ligne, qui permettrait de compenser ces pertes fiscales. Mais pas simplement en France : si le modèle venait à se montrer opérationnel, il serait proposé aux autres États européens. Et pour les opérateurs français, la taxation serait alors déductible de l'impôt sur les sociétés, afin d'assurer à internet de rester relativement neutre dans notre Hexagone de fromages.
La riposte de JMC devient alors plus facile à décortiquer, quand il explique :
Non le droit d'auteur ne bride pas la création. Il la soutient, l'alimente, et la protège. Dans ce débat, il ne s'agit pas seulement de protéger les œuvres de l'esprit et la culture : il s'agit de faire vivre ceux qui par leur travail les enfantent. Il n'y a pas lieu de mettre en contradiction le droit des auteurs à être rémunérés pour leurs créations et le droit des consommateurs à bénéficier d'un accès le plus large possible à l'ensemble d'un catalogue du net.
Et au détour d'une ruelle, l'optimisation fiscale
Bien entendu, il n'est pas question de nier l'importance du droit d'auteur, et moins encore son utilité. Et l'idée de prendre l'actuel président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker à la gorge avec les questions de fiscalité a même quelque chose de plaisant. Il fut Premier ministre du Luxembourg, l'un des royaumes rêvés des arrangements fiscaux, comme tendent à le démontrer plusieurs rapports européens, justement. Et à force de réponses arguant que l'optimisation fiscale est un problème plus urgent, on en vient à oublier que modifier le droit d'auteur tel qu'il existe aujourd'hui – autrement dit, avec quelques approches datées – ne manque pas non plus d'intérêt.
D'autant plus que ces sujets, qui concernent les auteurs au quotidien, sont désormais sur la table. La durée de protection des droits d'une œuvre, de 70 ans après la mort d'un auteur à ce jour, ne satisfait plus tout le monde. Récemment encore, on nous pointait toute l'absurdité qu'il y avait à faire vivre les petits-enfants de tel ou tel, avec les droits de l'œuvre du grand-père. Et ce sujet est parfois évoqué dans des endroits où on l'attendrait peu.
De même, plusieurs députés interpellent le ministère de la Culture sur la question des auteurs indépendants, et leur droit à vendre leurs œuvres à des bibliothèques – chose impossible pour l'heure. Une pareille révolution impliquerait une nouvelle modification du Code de la propriété intellectuelle, et de la loi du 18 juin 2003, relative à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque. La Sofia, organisme chargé de ces reversements, nous indiquait à Angoulême que le sujet n'était pas du tout écarté. La Société des Gens de Lettres ne cache pas non plus qu'elle réfléchit à ouvrir ses adhésions à des auteurs autopubliés.
Bien évidemment, ces points touchent au droit français, strictement – encore que la durée du droit d'auteur fasse partie des propositions, timides de Julia Reda. Et imaginer que l'Europe puisse encore une fois mettre son nez inquisiteur, en vue d'une harmonisation globale, ne peut qu'être préoccupant. Sauf que...
Jean-Marie Cavada conclut alors : « La culture ne vit pas de bons sentiments et, de même que l'on paye son orange chez le primeur ou son ordinateur au magasin, on ne fera pas vivre les œuvres de l'esprit en Europe et l'on ne protégera pas la diversité culturelle sans économie de la culture. »
Mais bien malin qui pourrait dire si cette phrase, sortie de son contexte, est tenue par un défenseur du droit d'auteur ou un partisan de sa modernisation...
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