ROMAN FRANCOPHONE – Présent dans plusieurs sélections de prix (Médicis, Renaudot, Goncourt), L’anomalie de Hervé Le Tellier, oulipien émérite, imposait sans doute que je m’y penchasse et probablement que vous le lussiez aussi.
Le 30/11/2020 à 08:24 par Maxime DesGranges
5 Réactions | 4 Partages
Publié le :
30/11/2020 à 08:24
5
Commentaires
4
Partages
Le Prix Médicis ayant déjà été décerné à un piètre article de magazine dit féminin tapé à l’index par une buveuse de Frappuccino, reste à Le Tellier la possibilité de remporter une autre palme qui, je le crois, satisfera les lecteurs autant que la vénérable institution Gallimard, dont l’auguste patron s’est rangé avec tambours et trompettes, confinement aidant, du côté des petits libraires z’indépendants qui ont un besoin urgent d’écouler pour la Noël des palettes de best-sellers.
L’anomalie satisfait assurément certains critères. Le premier chapitre se déroule dans une ambiance de polar, où l’on suit le parcours d’un tueur à gages discret et talentueux, « axe principal » du roman selon l’auteur, sans qu’on ne comprenne très bien pourquoi d’ailleurs puisque son tueur disparaît assez vite des radars et la résolution de son arc narratif n’est pas non plus décisif. Bref, les ficelles et les gimmicks du genre sont présents, non par facilité mais par jeu, Le Tellier ayant tenu à mélanger les genres (polar, SF, roman psychologique…) et multiplier les personnages (peut-être trop).
Tueur, donc, mais aussi écrivain français dépressif (un pléonasme), chanteur nigérian (superflu), avocate afro-américaine (c’est la mode), architecte vieillissant (le plus intéressant à mon sens) … Douze personnages divers et variés qui, comme 200 et quelques autres voyageurs, se retrouvent un jour dans le même vol Paris-New-York, vol dont le Boeing se retrouve pris dans une tempête apocalyptique au-dessus de l’océan. Problème : le même vol exactement, avec les mêmes passagers, le même personnel de bord et dans le même avion, a déjà eu lieu trois mois plus tôt, et chaque passager de ce vol étrange se trouve dédoublé.
Force est de constater que la réalité a subi une « anomalie », terme repris par l’écrivain français (le personnage) pour le titre de son livre testament. Scientifiques du monde entier, militaires hauts gradés, présidents des plus grandes nations, philosophes médiatiques, religieux de tous bords, tous s’interrogent sur la nature de l’événement et sur l’origine de la « divergence », et les 243 « doubles », plus encombrants qu’autre chose, devront se faire une place dans un monde qui ne les attendait pas.
Le roman se divise en trois parties, dont la première est quasi exclusivement réservée aux portraits des douze personnages. Franchement, c’est trop. Non pas que les portraits soient mal exécutés, au contraire, mais après cent pages, on a envie d’en venir au fait : ce qui se passe lors du Paris-New-York, et ses conséquences. Le Tellier justifie son choix de la façon suivante : sa volonté ayant été de faire un roman sur « la confrontation à soi », il a jugé nécessaire de présenter une multitude de situations différentes pour en explorer toutes les possibilités. Tenez bon !
D’ailleurs, il s’amuse lui-même, dans son propre texte et par la voix de son écrivain, de son choix de mettre en scène « beaucoup trop » de personnages, comme le lui reproche son éditrice. Joueur, Le Tellier l’est à plusieurs titres, puisque les lecteurs attentifs retrouvent ici et là quelques références, parfois directes, d’autres fois discrètes, à l’Oulipo. « Si par une nuit d’hiver deux cent quarante-trois voyageurs » est par exemple un clin d’oeil à Italo Calvino, membre de l’Oulipo. Certains titres de chapitres (« Aussi noir que le ciel », « La chanson du néant ») sont tirés d’un poème de Raymond Queneau, « Je crains pas ça tellment ». Ailleurs se glisse subtilement Pérec, encore ailleurs apparaît un pastiche du célèbre début d’Anna Karenine : « Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon. » Et j’imagine encore de nombreuses références qui échappent à ma modeste culture littéraire.
Tout ça est bien amusant, certes, mais il s’agit de ne pas trop en faire non plus. Le sujet en tant que tel, passionnant et plus profond qu’il n’y parait, se pose de cette façon : vivons-nous tous dans une simulation informatique élaborée par une intelligence supérieure ayant accès à une technologie beaucoup plus avancée que la nôtre ? C’est l’hypothèse que retiennent les scientifiques du roman, et ici Le Tellier s’appuie explicitement sur le raisonnement qu’un philosophe suédois bien réel, Nick Bostrom, spécialisé dans les questions de transhumanisme et d’intelligence artificielle, a construit dans un article en 2003.
Toute la question est donc de savoir ce que nous ferions, tous, vous et moi, demain, si nous apprenions que nous vivions en fait dans une simulation informatique, que « notre existence ne soit qu’un programme sur un disque dur », et que nous étions victimes de dysfonctionnements provoqués volontairement par une « civilisation hypertechnique » pour nous soumettre à des sortes de tests. Question vertigineuse digne de la plus haute Science-Fiction, qui n’est pas tellement l’angle principal que choisit d’adopter Le Tellier. J’ai envie de dire : malheureusement.
Car dans la dernière partie, entre deux facéties largement dispensables (le passage sur le Late Show américain, suivi de l’apparition des fanatiques religieux, évidemment chrétiens) Le Tellier développe plutôt le thème de la confrontation à soi. On ne peut pas trop en dire sans déflorer l’intrigue mais, en résumé : Le Tellier aurait pu prendre le chemin de « Interstellar », il lui a préféré celui de « Retour vers le futur ». C’est une question de choix et, bien sûr, de goût qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, on peut aimer les deux (comme moi) et mélanger les deux genres pour créer quelque chose de nouveau. Mais la référence au cinéma n’est pas accessoire puisque tout, dans ce roman qu’on dira moderne, est scénarisable.
Reconnaissons tout de même au roman les nombreuses qualités qui lui reviennent : une vraie documentation, riche et précise, qui accentue l’effet de réalisme et donne aux personnages de la crédibilité (si votre rêve de gosse est de devenir tueur à gages, c’est un manuel de formation) ; un sens de la narration incontestable qui donne au lecteur l’envie de tourner les pages (y compris dans la première partie : soit on accélère, soit on abandonne) ; et enfin, un sujet qui donne envie de réfléchir.
Tout ce qu’il faut pour faire un livre à succès. Bientôt sur vos écrans.
[NdlR : Quelques heures après la publication de cette chronique, L'anomalie a reçu le Prix Goncourt 2020.]
Hervé Le Tellier – L’anomalie - Gallimard - 9782072895098 – 20 €
Dossier : Les romans de la rentrée littéraire : 2020, l'année inédite
Par Maxime DesGranges
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 20/08/2020
332 pages
Editions Gallimard
20,00 €
5 Commentaires
Chambaron
03/12/2020 à 10:29
Analyse intéressante !
Il est dommage que votre chapô présente Hervé Le Tellier comme « oulipien émérite » puisqu'il est tout simplement le président en titre de l'Oulipo. Je n'ose imaginer le pire, un dérapage sémantique de votre part sur le sens du mot "émérite"...
Maxime
21/12/2020 à 19:42
Bonsoir Chambaron et merci beaucoup pour votre retour.
Au sujet de "émérite", je m'en remets à la définition du CNRTL : "Qui a une longue pratique de quelque chose, due à son âge, et y excelle; p. ext., qui a une compétence et une habileté de haut niveau. Cavalier, collectionneur, employé, joueur, mathématicien émérite. Quand le mot « retraité » eut remplacé le mot « émérite », celui-ci prit la signification de « habile, expert », et Balzac la vulgarisa."
Il m'a semblé approprié dans ce contexte, en tout cas j'espère avoir répondu à votre inquiétude !
Chambaron
22/12/2020 à 10:45
Merci d'avoir pris le temps de me répondre de manière circonstanciée.
Effectivement, M. de Gourmont a validé cette dérive de Balzac mais c'est un glissement de sens qui est devenu fâcheux au XXIe siècle. Avec l'augmentation de la durée de vie, de nombreux professeurs continuent de s'exprimer pendant un long temps après leur mise en retraite. Il ne bénéficient plus du titre strict de professeur et celui de retraité n'est pas vraiment gratifiant. D'où l'intérêt de cette mention spécifique. Les synonymes sont suffisamment nombreux pour éviter de propager une confusion. Comme relecteur, c'est en tout cas la règle que j'applique.
Maxime
01/01/2021 à 11:07
Bonjour Chambaron,
Merci pour ces précisions sémantiques. Si tous les commentaires pouvaient être aussi instructifs, les réseaux sociaux ne s'en porteraient que mieux :)
Je vous souhaite une bonne année !
Chambaron
01/01/2021 à 11:37
Merci et bonne année à vous aussi. Continuez de nous régaler de vos analyses pertinentes !
(N.B. Vous pouvez suivre mes tweets orientés langue et linguistique sur @Chambaron13)