Assumant son rôle de think tank du monde de la culture, le Forum d'Avignon a organisé, ce vendredi 10 avril, un débat sur le droit d'auteur. Penser un système de propriété intellectuelle à l'heure de la maturité numérique, une question centrale alors que le Parlement européen a confié à l'eurodéputée Julia Reda le soin de produire un rapport en lien avec la directive européenne de 2001 sur le copyright. Et ses possibles évolutions.
Le 13/04/2015 à 12:34 par Antoine Oury
Publié le :
13/04/2015 à 12:34
De gauche à droite : Bruno Perrin (EY), Fabrice Naftalski (EY), David Lacombled (Orange), Wally Badarou (Sacem), Laure Kaltenbach (Forum d'Avignon), Pierre Sirinelli, Alain Kouck (Editis), Françoise Benhamou (économiste), Hervé Rony (de dos, SCAM)
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
En guise de propos liminaire, difficile de ne pas déplorer, encore une fois, l'absence de représentants « pro-Reda » : le rapport de l'eurodéputée a été très mal reçu par les industries culturelles françaises, notamment dans le livre. Pour autant, des bibliothécaires, des auteurs ou des membres du Parti Pirate auraient été les bienvenus, en tant que contradicteurs, pour un débat en bonne et due forme.
Cela dit, un débat au Salon du Livre de Paris avait été marqué par le même problème. L'organisation d'un débat entre le monde de l'édition et le Parti Pirate est donc vivement attendue, et devrait se concrétiser.
Une nécessité d'adaptation reconnue
Malgré cette absence notable, le débat commence par une déclaration inhabituelle : « Le rapport Reda nous paraît tout à fait pertinent, et pas si apocalyptique qu'on le dit », estime ainsi EY France, cabinet spécialisé en audit, conseil, conseil en transactions, fiscalité et droit, collaborateur régulier du Forum d'Avignon. Pour peser face aux marchés américains et chinois, l'harmonisation européenne semble incontournable.
Si l'esprit du rapport semble légitime pour EY, la mise en œuvre, qui « manque cruellement d'ambition », oppose les consommateurs aux créateurs. La question centrale sera donc d'établir que le droit d'auteur est contraire à l'intérêt général, quand bien même le droit de la concurrence et celui des facilités essentielles (destiné à restreindre les positions monopolistiques) le limitent.
Françoise Benhamou, économiste spécialiste du secteur culturel, reconnaît elle aussi que le droit d'auteur doit être adapté, mais qu'il faut aussi « réfléchir au terrain sur lequel il doit être adapté » : si des pratiques collaboratives comme les wiki ont pu s'affranchir partiellement de certains points du droit d'auteur, internet peut aussi favoriser l'effet de longue traîne, et une œuvre oubliée pendant des années peut soudain profiter à son créateur, qui sera alors heureux de ne pas avoir abandonné ses droits.
Le point crucial du débat concernerait alors la durée de protection des droits, avant l'entrée dans le domaine public. « Si modernisation il y a, elle doit interroger la durée du droit d'auteur : le débat est difficile, et il n'y a pas de nombre d'or », souligne l'économiste. Durée de cession des droits, pratiques commerciales, contractuelles et pratiques effectives seraient des points à observer précisément.
Sur la durée de protection, Wally Badarou, compositeur et membre du Conseil d'administration de la Sacem, viendra modérer les propos : « Nous sommes prêts à laisser tomber les 70 ans, mais pourquoi ne pas réfléchir à un domaine public payant ? Les droits qui seraient collectés pourraient par exemple participer au développement de la diversité culturelle Nord-Sud, et pas forcément aux ayants droit », explique-t-il. L'utilisation gratuite des compositions de Mozart par « un gestionnaire de parking bien connu » lui semble ainsi contestable.
L'idée est dans l'air du temps, et notamment reprise pour assurer le financement de la retraite des auteurs. Marie Sellier, présidente de la SGDL nous en expliquait la démarche : « Il s'agirait alors de taxer la vente d'œuvres entrées dans le domaine public, ce qui n'impacterait l'éditeur que de quelques centimes par ouvrage. Un procédé relativement indolore, qui apporterait un financement à la retraite des auteurs. »
(Horia Varlan, CC BY 2.0)
Sur les exceptions au droit d'auteur, un des points les plus contestés du rapport Reda, Françoise Benhamou recommande la prudence. Par exemple, sur l'open access et son impact sur l'édition académique. « L'open access peut mettre en cause le modèle économique de certaines revues, petites ou moyennes », estime Françoise Benhamou, « quand bien même leur présence et leurs publications sont nécessaires dans le débat public ».
Idem pour le professeur Pierre Sirinelli, membre du Conseil supérieur de la Propriété littéraire et artistique : « Une exception ne peut être créée que si elle repose sur un fondement social fort et partagé, et s'il y a des effets transfrontaliers avérés », précise-t-il.
Néanmoins, sur le plan des exceptions également, il s'agit essentiellement d'harmoniser. La directive de 2001 fait état de 21 exceptions au monopole exclusif de l'auteur, mais seulement une est obligatoire (certains actes de reproduction) quand les autres sont facultatives, rappelle Fabrice Naftalski, avocat EY. Dans ces conditions, il reste délicat de savoir ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, particulièrement dans le cas de relations transfrontalières.
Le monde culturel aurait déjà anticipé les évolutions
Wally Badarou tient à le souligner : « Non seulement le droit d'auteur répond à nos besoins, mais il est fondamental à nos activités. » L'habitude de la gratuité créée par internet aurait la peau dure, et l'auteur est regardé comme « une vieille chose à faire évoluer ».
L'agacement est similaire chez Alain Kouck, PDG du groupe Editis : « Je ne suis pas sûr que, par rapport à tous les problèmes de l'Europe, le droit d'auteur soit le premier », souligne-t-il. Quand la rémunération des auteurs et le maintien de certains modèles économiques deviennent problématiques, réformer le droit d'auteur est particulièrement mal perçu par le monde culturel.
« Il faut éviter la confusion entre le droit d'auteur et le droit du consommateur. Par exemple, l'Europe réglemente la pêche du thon, mais cette fois sans se soucier du droit du consommateur à manger du thon », poursuit Alain Kouck. Autrement dit, pourquoi l'industrie culturelle serait, elle, réglée sur l'avis des consommateurs ?
Selon le PDG d'Editis, la France aurait d'ailleurs anticipé les évolutions du numérique, notamment avec le contrat d'édition à l'ère numérique, le Prêt Numérique en Bibliothèque (dont le fonctionnement est très critiqué, notamment par les auteurs eux-mêmes) ou l'accès aux œuvres indisponibles, avec ReLIRE — ce dernier passera bientôt devant la Cour de justice de l'Union européenne, d'ailleurs, pour une question de constitutionnalité.
En somme, pas besoin de rouvrir la directive. Il vaudrait mieux harmoniser les taux de TVA sur le livre numérique — à la baisse, évidemment, ou lutter contre le piratage : « En Espagne, 80 % des livres sont piratés », signale le PDG d'Editis, propriété du groupe espagnol Planeta. Le risque serait aussi, en multipliant les exceptions, la réduction de la rémunération des créateurs, assure Alain Kouck. C'est un peu biaisé : certaines exceptions, comme le droit de prêt numérique en bibliothèque (à l'inverse de PNB), seraient accompagnées d'une rémunération obligatoire pour les auteurs.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Hervé Rony, directeur général de la Scam, souhaite également défendre le droit d'auteur pour la capacité de négociation qu'il garantit : « Il est inacceptable que l'on soit contraint de négocier au rabais les œuvres, ou de ne pas les négocier du tout avec les exceptions. » Cela dit, les relations entre les auteurs et les éditeurs, malgré cette capacité de négociation, restent assez tumultueuses. Malgré tout, Hervé Rony est favorable à une adaptation du système de la copie privée, versée directement aux auteurs, ou réinvestie dans une filière écologique pour le recyclage des appareils électroniques.
Niveau harmonisation, Hervé Rony souligne que les différents pays de l'UE ont su prendre des initiatives, comme le Traité de Marrakech, pour l'accès aux œuvres des personnes handicapées ou empêchées de lire. Rappelons malgré tout que ce Traité n'est toujours pas entré en vigueur en France, et qu'il ne le sera qu'au moment où... la directive de 2001 sera modifiée. D'après Hervé Rony, il faudrait toutefois peser l'intérêt d'une diffusion plus large de Houellebecq, par exemple : « En Lettonie, ils s'en foutent d'un documentaire de la Scam », assure-t-il, frondeur.
Se concentrer sur la directive commerce électronique
Tous les participants au débat du Forum d'Avignon s'accordent malgré tout sur la nécessité d'une réponse européenne aux gigantesques acteurs américains du Web. « Un projet franco-français ne fonctionnera pas, il faut une vue européenne, qui permettra d'obtenir les moyens nécessaires à une réponse crédible », explique David Lacombled, directeur délégué à la stratégie des contenus d'Orange, promoteur du projet MO3T.
D'après lui, l'innovation serait absolument nécessaire à la vitalité de la culture dans un environnement numérique : « Il n'y a rien de plus antinomique que la diversité et le numérique, et ce dernier évoque plutôt la disruption. Je crains que la longue traîne ne soit qu'une utopie », souligne David Lacombled. Internet faciliterait finalement la diffusion, certes, mais ne soutiendrait pas de fait la diversité culturelle. Président de l'Interactive Advertising Bureau (IAB France), David Lacombled se réjouit toutefois de la signature d'une charte des publicitaires sur internet, pour assécher les revenus des sites pirates.
L'objectif déclaré des ayants droit serait plutôt de modifier la directive sur le commerce électronique, adoptée en 2000. Le rapport du CSPLA, comme le rappellera Pierre Sirinelli, suggérait déjà d'agir dans cette direction, et une nouvelle mission lui a été confiée sur ce sujet par le ministère de la Culture. Sur le rapport Reda, le professeur Pierre Sirinelli déplore une absence « de justifications des réformes proposées ».
Les articles 12 à 15 de la directive sur le commerce électronique, qui marquent l'irresponsabilité des hébergeurs, sont particulièrement visés. « La Commission européenne admet à présent qu'il est possible de faire des ajustements. Les échéances sont fixées pour l'automne, mais nous voulons nourrir la réflexion », explique Pierre Sirinelli.
L'irresponsabilité des hébergeurs serait un moyen biaisé de renforcer les monopoles américains, qui s'enrichissent sur le dos des créateurs : « Les évolutions sont aujourd'hui guidées par des acteurs américains », estime Alain Kouck, et l'Europe aurait manqué des occasions de favoriser l'émergence d'acteurs européens forts dans le secteur.
Selon Wally Badarou, les géants du paiement électronique, comme PayPal, devraient eux aussi se soumettre au système de gestion collective, et devenir plus viables pour les auteurs.
Outre le point de la responsabilité des hébergeurs, la portabilité des contenus fait consensus : « Il est normal qu'un Européen puisse avoir accès dans toute l'Europe à ce à quoi il a accès dans son pays », signale Hervé Rony.
Le professeur Sirinelli aura la charge de clore le débat, assez simplement : la vigilance est nécessaire, car, « si l'on perd la main sur le droit de la propriété intellectuelle, on perd la main sur l'immatériel, et sur une partie importante de l'économie de l'Europe », prévient-il.
Signalons qu'un texte a été publié le jour même du débat dans Les Échos, Faire du droit d'auteur la priorité de l'Europe culturelle, signé par un collectif de personnalités, dont Christine Albanel, Jean-Jacques Annaud, Patricia Barbizet, Christian de Boissieu, Elie Cohen, Renaud Donnedieu de Vabres, Olivier Dulac, Emmanuel Ethis, Laure Kaltenbach, Alain Kouck, Olivier Le Guay, Pierre Lescure, Hervé Rony, Nicolas Seydoux ou encore Jean-Noël Tronc.
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