Madeleine Hanna, brunette de vingt-deux ans, suit des études de littérature à l'Université de Brown, à Providence, au début des années 1980. Sur le campus, elle fait la rencontre de deux jeunes hommes : Mitchell Grammaticus et Leonard Bankhead.
Le 29/03/2013 à 14:08 par Orianne Papin
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29/03/2013 à 14:08
Mitchell, étudiant en théologie, appartiendrait à la catégorie du gendre parfait. Deux flammes l'animent, une quête active de spiritualité ainsi que la conviction secrète que Madeleine doit devenir son épouse : « il allumait des cierges en faisant toujours le même vœu déplacé : qu'un jour, d'une manière ou d'une autre, Madeleine soit sienne » (p. 282).
Leonard, doctorant en biologie, semble pour sa part incarner le séducteur vénéneux : brillant, imprévisible, torturé par des problématiques existentielles tant troublantes qu'attirantes. Sa photo dans l'annuaire de la promotion fait rêver toutes les étudiantes, et il le leur rend bien en satisfaisant sexuellement bon nombre d'entre elles : « Une image représentative de la première année de fac de Leonard serait celle d'un garçon levant la tête d'entre les jambes d'une fille le temps de tirer sur un bong et de donner une bonne réponse en cours » (p. 339).
Naturellement, c'est sur cette deuxième option que craque irrépressiblement la jeune fille de bonne famille qui change ses draps tous les mercredis et dont la tête est pleine de critères physiques et moraux prédéfinis quant au choix du petit ami adéquat. Malheureusement, Leonard est loin d'être en bons termes avec ses géniteurs et, qui plus est, suit une psychothérapie…
Dans une première strate reposant sur la mise en abyme, ce roman se lit comme l'exploitation empirique de la problématique qui sous-tend les recherches universitaires de l'héroïne : les schémas amoureux à l'œuvre dans le roman matrimonial anglais du XIXe siècle, sous la plume de Jane Austen, Henry James ou encore George Eliot, sont-ils toujours viables dans le contexte contemporain ?
Si, de l'avis de son professeur, le droit au divorce a tué le genre romanesque, Madeleine sait bien se recréer en interne des carcans similaires à celui que représentait l'union arrangée : « En repensant à leur relation, Madeleine se disait qu'elle n'avait pas eu le choix. Dabney et elle avaient été désignés l'un pour l'autre comme pour un mariage royal » (p. 57). Dès lors que sa vie sera emplie de frasques sentimentales, Madeleine mettra significativement entre parenthèses sa carrière littéraire, pour n'y revenir que lorsque les hommes seront temporairement sortis de son chemin.
Du texte au tissu cognitif, la limite est ici particulièrement poreuse : celle que l'incipit nous présentait d'abord par le contenu de sa bibliothèque vivra ainsi sa passion naissante pour Leonard au rythme de son exploration des Fragments d'un discours amoureux. Vécu effectif ou sublimé, notre héroïne a décidément besoin de fiction sentimentale pour alimenter son quotidien.
Pourtant, le traditionnel combat entre Raison et Sentiments est ici dépassé d'emblée pour laisser place à une tout autre allégorie : celle de la Maladie. La narration à la troisième personne, habilement ponctuée de discours rapportés, parfois proches du flux de conscience – sur les pas de Joyce que suivra d'ailleurs Mitchell lors d'une brève excursion à Dublin – montre alors avec force son aptitude à glisser le lecteur dans la peau de chacun des protagonistes.
La troisième partie de l'œuvre se fait ainsi essentiellement chroniques du maniaco-dépressif que s'avère être Leonard. Le romancier, dont le travail a été étayé par les apports d'un spécialiste en psychiatrie, prouve dans le portrait de la pathologie son talent à sonder les replis de la conscience humaine dans ses aspects les plus inavouables.
« Surhomme » en phase maniaque, « loque » dans la dépression, le lecteur suit – vit – le parcours de ce personnage attachant, dans le sang duquel circule à la fois le poison et son antidote : « C'était comme avoir une fête endiablée dans la tête, une fête dont on était l'hôte ivre qui refusait de laisser les gens partir […], prêt à n'importe quoi avec n'importe qui pour que la fête continue » (p. 339-340). Se modelant aux fluctuations psychologiques et physiologiques du personnage, la narration se fait tantôt psychédélique, tantôt marécageuse, laissant au lecteur comme un goût métallique dans la bouche.
C'est ainsi que, bien au-delà du fil rouge annoncé par le titre de l'œuvre, la narration nous offre ici la preuve manifeste que le roman existe encore. Le récit coule avec un apparent naturel, tout en opérant de subtils va-et-vient dans l'espace-temps, variant la focalisation, nous laissant découvrir, au moment voulu, le vécu émotionnel d'un des trois protagonistes sur un épisode donné, dans un effet de retardement parfaitement maîtrisé. Par touches successives, ce sont des destinées individuelles qui se dessinent, avec une authentique vraisemblance, sur fond de contextes socioculturels bien posés.
Grâce au maniement subtil de la description et à un style caractérisé par l'abondance de comparaisons éloquentes – atteignant souvent l'hypotypose – le lecteur plonge dans l'Amérique reaganienne, dégustant des bagels dans les diners sur des airs de Talking Heads. Il accompagne aussi Mitchell dans son pèlerinage en Inde, en passant par l'Europe, respirant chaque odeur, s'imprégnant de chaque image avec délectation : « La fenêtre donnait sur un ensemble de toits et de balcons gris perle, avec, sur chaque balcon, le même pot de fleurs craquelé et le même félin endormi. C'est comme si tout Paris s'était mis d'accord pour adopter une simplicité esthétique uniforme et élégante. […] Il fallait du courage pour tout laisser tomber en ruine si joliment. » (p. 193-4).
Il serait vain de tenter de circonscrire le champ thématique couvert par ce roman : du voyage initiatique à la complexité de la relation de couple, en passant par le féminisme, le structuralisme ou encore la génétique des levures, c'est bien tout le vivant qui se déploie au fil des pages. Au bout de ce kaléidoscope grisant se perçoit cependant une lumière fédératrice, celle de la quête existentielle, plus particulièrement manifeste au moment délicat du passage à l'âge adulte.
Les personnages cherchent une réponse à « l'énigme de l'existence » (p. 140), expérimentent différentes voies, aspirant à trouver celle qui fera de chacun d'eux un être exceptionnel. Alors on clame avoir trouvé un « dieu absolu » en Derrida ou en Artaud, on s'étiquette pompeusement de « victorianiste », on rêve que son nom de famille se popularise jusqu'à en devenir un adjectif, on écrit sur son mur l'injonction « Tuer le père », on sort un feutre noir en cours de sémiologie pour écrire sur l'épaule nue de sa voisine « Pas de la vraie peau ». Les postures sont traquées avec tendresse et humour, les pensées condamnables ou paradoxales sont dites avec simplicité.
Comment trouver sa place dans un monde déjà bien en marche, avec la donne héréditaire et éducationnelle qui est la nôtre ? Comment vivre l'amour humain, l'amour divin, après avoir lu La Rochefoucauld et Schopenhauer ? Même le suicide n'impressionne plus personne : Werther est déjà passé par là… Alors Madeleine délaisse tout pour vibrer avec l'autre en « un déballage de tripes permanent » (p. 92), pendant que Leonard est obnubilé par l'impératif de faire une découverte scientifique décisive avant ses vingt-cinq ans. Mitchell, quant à lui, espère trouver son identité par un retour aux sources grecques mais, son séjour à Calamata lui donnant l'impression de n'être que « la pâle copie d'un original reproduit d'innombrables fois » (p. 415), il finira par se consacrer aux mourants de Calcutta au côté de Mère Teresa.
Dans cette quête effrénée de soi-même, chacun prend des décisions, non encore irréversibles, mais les corps accusent déjà sensiblement le coup et les limites s'effacent entre la pathologie et la norme, pour ne dire qu'une seule et même condition humaine. A l'aube de l'âge adulte, tous les possibles sont là, mais la vie défile, balisée par des choix plus ou moins réfléchis, parsemée de cris de lucidité semblables à l'épigraphe extrait de « Once In a Lifetime ». C'est alors que le retour au roman victorien est finalement salvateur, pour entendre George Eliot nous rappeler au creux de l'oreille qu' « Il n'est jamais trop tard pour devenir ce qu'on aurait pu être ».
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