Cet article est de Vincenzo Latronico, paru en février 2012 dans Il Corriere della Sera sous le titre : Il dilemma morale dell'ebook pirata (traduit de l'italien par Marie Causse, traductrice et auteure. Voir son site, L'odeur de la ville mouillée)
Le 05/12/2012 à 09:27 par Clément Solym
Publié le :
05/12/2012 à 09:27
Dans une première partie, publiée hier sur ActuaLitté, Vincenzeo Latronico évoque un cas de conscience récent ; auteur, dont les revenus n'ont pas été importants l'année passé, il explique :
Mais cela non plus n'aurait pas grand intérêt si je n'avais téléchargé gratuitement ces deux textes depuis une archive dite « pirate ». C'est une chose que je fais de plus en plus souvent depuis que j'ai un iPad – et encore plus depuis que j'ai découvert un site qui archive à peu près tout ce qui sort ou vient de sortir en langue anglaise. C'est de cela que je voudrais parler.
Voilà la suite de son texte :
Quelques raisons pour lesquelles je télécharge des livres
Quelques raisons pour lesquelles je ne téléchargerais pas les livres, ou bien je les achèterais après avoir vérifié qu'ils m'intéressent grâce à l'ebook téléchargé, alibi irréaliste de celui qui veut se faire passer pour « le visage humain » de la piraterie :
Quelques raisons pour lesquelles je téléchargerais des livres, oui, mais en payant :
Angry Asian Librarian, (CC BY-NC-SA 2.0)
Donc
Nous avons déjà parlé de l'odeur du papier : je crois que son charme passera, si ce n'est pour tout le monde, au moins pour beaucoup, tôt ou tard. Le dilemme moral est une question plus délicate. Moi-même, si je devais me choisir comme sujet d'étude pour ce problème, je ne donnerais pas de très bons résultats. Bien qu'ayant un intérêt « égoïste », en tant qu'écrivain, à ce que les droits d'auteurs soient respectés, je ne les respecte pas.
De façon générale, je crois qu'on ne peut pas attendre grand-chose de l'argument moral : il suffit d'imaginer une société dans laquelle, par exemple, le paiement des taxes ne soit pas automatisé par un système de prélèvement à la base, et où l'évasion fiscale ne soit pas punie, mais où le fait de payer ses impôts soit une simple obligation laissée à la bonne foi du contribuable, un peu comme il est obligatoire d'acheter et non de télécharger gratuitement les ebooks. Combien paieraient leurs impôts dans une société comme celle-là ? Voilà la force du dilemme moral.
Que reste-t-il ?
Au cinéma, il reste les entrées en salle. On me dira qu'elles ne représentent qu'une partie des recettes. C'est vrai : et les prévisions de recettes seront revues en conséquence, au fur et à mesure que les films seront plus facilement trouvables en lignes et que l'habitude de télécharger augmentera. Et quand les prévisions seront revues à la baisse, les budgets baisseront en conséquence. Mais le cinéma survivra.
C'est un peu la même chose pour la musique. Même en imaginant que le téléchargement finisse par couvrir une grande partie des ventes actuelles, qui ne sont déjà plus aujourd'hui qu'une part négligeable de ce qu'elles étaient il y a dix ans, les musiciens auront toujours les concerts – qui, au fond, leur ont suffi pendant des milliers d'années. C'est un modèle économique différent de celui que nous connaissons en ce moment, mais cela reste un modèle économique, vers lequel, de toute façon, nous tendons de plus en plus.
Que restera-t-il à la littérature ? Je suis sérieux : que restera-t-il ? Je ne crois pas que le téléchargement illégal arrivera un jour à annuler les ventes, mais je crois qu'il pourra – comme dans le cadre de la musique et du cinéma – représenter une part suffisante du secteur pour que sa rentabilité ne puisse plus se baser uniquement sur ce canal de diffusion. Le cinéma et la musique en ont d'autres, les entrées et les concerts, qui offrent au public quelque chose qu'un téléchargement ne pourra jamais remplacer. Et la littérature ?
Quelques réponses à écarter
« Nous refusons de payer votre crise » leur avons-nous dit. Ils nous l'ont offerte.
Je ne crois pas que le piratage pourra un jour couvrir la totalité des ventes de livres, mais il finira peut-être par en représenter une part substantielle. On peut imaginer une situation dans laquelle un pourcentage (bas) des ventes actuelles d'un livre continuera à être vendu en papier. Un pourcentage (tout aussi bas) sera vendu en ebook. Et le reste sera téléchargé.
C'est ce qui est arrivé à la musique et au cinéma. Plus les ventes augmenteront, plus la courbe tendra vers le piratage. C'est-à-dire qu'un livre vendu à un million d'exemplaire, sera proportionnellement plus piraté qu'un livre vendu à mille exemplaires, car les scrupules, les questions d'éthique et la bibliophilie ont probablement plus d'incidence sur les grands lecteurs que sur les autres.
Mais bien entendu, cela privera les maisons d'édition de leur plus grande source de bénéfice : les best-sellers. Peu importe, pourrait-on dire, si le roman qui se vendait à 2000 exemplaire ne se vend plus qu'à 600, l'important c'est que celui qui se vendait à 200 000 exemplaire continue comme ça. Mais il est raisonnable de croire que c'est justement celui-là qui ressentira l'impact du piratage.
Et, paradoxalement, ce n'est pas l'auteur de bestseller qui en souffrira, puisque son livre restera rentable bien que dans une moindre mesure. Ceux qui en souffriront, ce seront les petits, ceux dont on ne sait pas s'ils vont marcher, ceux qui vont peut-être marcher mais on n'en sait rien, ceux qui ne se vendent pas mais que l'on finance grâce aux bestsellers. Pour eux, je crains que les choses ne deviennent de plus en plus difficiles.
Et alors, qu'est-ce qu'on fait, hein ?
J'en sais rien. Malgré tout, je continuerai à écrire des romans, et je continuerai à en télécharger : ceux qui ne sont pas traduits, ceux dont j'ai immédiatement besoin, ceux qui ne sont plus en vente. Je continuerai donc à beaucoup télécharger. Mais en tant que grand lecteur, je sais que je reste tout de même parmi les plus acheteurs de livre forcenés. Mais je sais que la chose diminuera avec le temps. Et en tant qu'auteur ?
Peut-être, mais je n'y crois pas trop, que mes prochains livres sortiront assez vite pour gagner la course contre le piratage ; peut-être, ce qui serait encore plus improbable, entreront-il dans la catégorie de ceux qui finalement s'en sortent bien. Plus probablement, comme ce fut le cas pour Quevedo et Dante, l'écriture deviendra-t-elle pour moi une activité non rétribuée, ou si peu, financée par un patrimoine personnel (que je n'ai pas) ou par d'autres sources de revenu. Cette activité sera peut-être plus aléatoire, probablement plus diffuse, et certainement plus libre.
Si ça a marché pour Boccace et Cervantes, nous devrions trouver un moyen de nous en accommoder nous aussi.
(Et merci encore à Marie Causse)
Commenter cet article