Comme chaque semaine, le Juke-Books part d'un livre pour finir sur la musique : mais, une fois n'est pas coutume, il s'agit cette fois d'un livre de sociologie, Une histoire du rap en France, signé Karim Hammou et publié par La Découverte, qui rapporte les premières lignes du rap marseillais, début décennie 90, au sein du Centre international de poésie de Marseille (cipM). Retour sur l'époque avec Jean-Pierre Depétris, impliqué dans ces rencontres et ateliers...
Le 08/02/2013 à 20:49 par Antoine Oury
Publié le :
08/02/2013 à 20:49
Situé dans le quartier du Panier, le centre international de poésie de Marseille participe à l'été 1991 au programme « Saison en banlieue », mis en place par le ministère de la Culture pour lutter contre la délinquance lors des « étés chauds », et ce dès les années 1980. À l'époque, Jean-Pierre Dépetris cherchait des ateliers d'écriture, sans vraiment savoir vers qui se tourner ou comment financer ces projets.
À l'origine des projets culturels en région à l'époque comme aujourd'hui, la DRAC informe le centre international de poésie de la bonne volonté de Dépetris, qui se retrouve avec un projet sur les bras et des jeunes issus de familles défavorisées et généralement immigrées à gérer. « Nous nous sommes tournés vers la bibliothèque du quartier, qui était alors juste en face du CIPM. Elle m'a d'abord mis en contact avec des jeunes, mais vraiment trop jeunes, et le projet commençait à prendre des airs de garderie », se souvient l'écrivain et poète, surréaliste activiste.
Simon Blackley, CC BY-ND 2.0
Un peu refroidi par les premières séances, Depétris fait connaissance, grâce aux petits frères et soeurs ainsi qu'aux parents, avec les jeunes plus âgés, souvent déjà engagés dans l'écriture et la composition rap : « J'ai été très impressionné par les deux pivots qu'étaient Menzo et Carmona. Le premier était d'une sagesse peu commune pour quelqu'un de son âge, et le second était inspiré. Ils étaient alors tous très jeunes, quinze ou seize ans au plus. Ils fonctionnaient très bien ensemble, le premier aidant le second à canaliser son énergie, et le second stimulant le premier. »
À l'époque, le rap est encore et toujours mal vu par les autorités et les personnalités politiques : quand il n'est pas présenté comme un stimulant à la violence, il est détourné par les pouvoirs publics comme une activité de MJC, par exemple via le Fonds d'action et d'initiative rock (FAIR), comme le rappelle sans ironie l'ouvrage d'Hammou. Menzo et Carmona font circuler des cahiers d'écolier, noircis par des textes qui n'ont rien en commun avec des dissertations. « Ils étaient très méfiants et avaient très peur d'être manipulés. Dans le fond, moi aussi. Ça nous a aussi rapprochés », explique Jean-Pierre Depétris.
Cependant, le poète ne dissimule pas l'écart entre les deux milieux : « En ce temps là, c'est tout juste si j'avais entendu parler du rap », admet-il, ce qui le sauve des préjugés en vogue, qui font le grand écart entre le rap à la cool de Benny B, conspué par ses pairs, celui de MC Solaar, peace et l'autre, que l'on maintient à l'écart, de NTM ou ministère AMER. « Ça veut dire quoi funky ? » « Ça veut dire quoi performatif ? », les questions fusent, des deux côtés.
Ce que l'on s'apporte
A priori, Depétris et le monde du rap n'ont rien à voir : lui cite le Manifeste du surréalisme et Wittgenstein quand eux regardent du côté de NTM ou IAM. Cependant, le poète se trahit lorsqu'il écrit (ses réponses ont été recueillies par mail) : « Ce n'est pas non plus l'aspect philosophique universitaire qui m'intéresse, mais l'aspect pratique ». Transformation du quotidien, question de survie, écrire pour manger, l'écrivain et les gamins déshérités se retrouvent finalement.
Si les participants aux ateliers ne forment pas encore la matrice de la Fonky Family, BWZ, certains... traits de caractère se font déjà sentir : « Ils étaient révoltés, et j'avais déjà largement l'âge de leurs parents. C'était une vraie responsabilité : je ne voulais ni endormir cette révolte, ni les pousser à je ne sais quoi à mon insu. Le mieux, comme la suite l'a prouvé, était de leur donner des aliments qui les consolident, et de se concentrer sur notre objet : l'écriture. »
Les politiques culturelles et sociales ne comptent finalement que pour les subventions qu'elles versent, les ateliers commencent à trouver leur rythme de croisière : « Nous avions quelque chose à y mettre dedans qui n'avait pas besoin d'être justifié par le cadre de la Saison en banlieue. » La politique ministérielle (Jack Lang style) n'y est finalement pas pour beaucoup, et l'initiative doit à Emmanuel Ponsart, directeur du centre d'une « patience quasi paternelle », sa réussite.
Un groupe adolescent, qu'il soit de rock ou de rap, reste un groupe d'adolescents : « Ils perdaient un temps fou pour la moindre répétition, et ça décourageait Carmona » Le poète, lui, reste en résidence et profite des après-midi sur la Canebière pour faire la connaissance des jeunes rappeurs. « Ils passaient quand ça leur prenait, ou bien je les rencontrais dans la rue, ou j'allais à leur recherche, ou nous allions ensemble chercher les manquants. »
Et, soudain, Jean-Pierre Depétris évoque en un paragraphe ce que la fréquentation de ces jeunes nourris aux samples de funk et de soul lui apporte :
J'ai évoqué mon orientation surréaliste. Or, le surréalisme en particulier et la poésie contemporaine de langue française en général, ont largement ignoré la musique. La poésie du vingtième siècle a été d'abord compagne de l'image, et elle s'est complue sur la surface des pages. Même la « poésie sonore » est, justement, « sonore », et pas « musicale ». La poésie ne s'est « compromise » avec la musique que dans le genre « vulgaire » de la chanson. Même alors, des chanteurs adaptaient les œuvres de « grands » auteurs qui n'avaient pas eu besoin de musique pour les écrire.
Pourtant, un poème d'Aragon a une vraie musique, même sans Ferré ni Ferrat. Il a même une sacrée musique, c'est ce que les BWZ m'ont fait voir… ou entendre :-)
En retour, le poète suit les textes qu'écrit Carmona, n'hésite pas à critiquer, à dire quand « ça craint » : « L'important, [...] c'était de faire surgir des façons de voir et de penser qui ne seraient pas venues à l'esprit à froid. » Côté devoir à la maison, car Depétris en donne (!), le poète remarque que les écrits de Paul Valéry (Variétés, Tel Quel…) font mouche, et il partage bien évidemment ses propres écrits, normal. À l'époque, il travaille sur Aurore, et note les différences entre son écriture et celle des rappeurs, bien qu'elles s'influencent.
Les limites du travail en commun
Après les mois de travail en commun, et quelques années passées, Carmona, Menzo et d'autres forment la Fonky Family : « Leur succès, ils le doivent avant tout à eux-mêmes » annonce d'emblée Depétris. « Nous étions bien conscients, les jeunes et moi, que nous finissions par nuire réciproquement à nos images respectives : on ne leur reconnaissait d'intérêt que dans la mesure où ils étaient les cobayes d'une animation culturelle en banlieue, et moi-même, je n'en avais que pour en être l'animateur. À terme, nous n'avions rien à y gagner, ni personne, sauf si nous envisagions de nous « professionnaliser » comme animateur ou éducateurs. »
Lié, et peut-être même dépendant du travail au sein d'un cadre politique et social bien défini, le travail des apprentis rappeurs se détache du cipM, peut-être pour son bien. « Je soutiens sans réserve le CIPM face aux coupures de subventions qui le menacent en ce moment. Il m'est arrivé aussi que parfois un jeune homme dans un bar me serre cordialement la main avant que je ne reconnaisse un gamin du Panier. » souligne Jean-Pierre Depétris.
Jean-Pierre Depétris propose désormais ses textes en open source, et fait partie du « gang » La Belle Inutile.
Le programme « Saison en banlieue » se tiendra finalement sur 2 années (90-91), avec la publication d'un fascicule regroupant les travaux de chaque saison, intitulé Une saison au Panier et Une saison au Panier II. Spécial Rap.
Menzo et Carmona, mieux connu par la suite sous le nom Le Rat Luciano, formeront dès 1994 La Fonky Family, groupe actif jusqu'à la fin des années 2000.
Après la lecture de l'article, Jean-Pierre Depétris a tenu à préciser par mail les informations qu'il rapportait :
« Il est en effet plus qu'anecdotique de se référer à mon orientation surréaliste (ou wittgensteinienne), si ce n'est pas pour évoquer la prédominance donnée au fonctionnement de la pensée sur le « beau », ou même sur un « contenu ». Et c'était évidemment le seul terrain sur lequel les jeunes et moi, nous pouvions nous comprendre. De même, quand je dis que l'aspect universitaire ne m'intéresse pas, mais celui de la pratique, je parle de pratiques créatrices évidemment, inventives (pas nécessairement artistiques par ailleurs). C'est ce qui faisait que nous pouvions nous comprendre plume ou micro en main, alors que nous ne nous serions jamais compris dans le sens où nous aurions été capables de nous répéter. »
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