S'il est un spécimen, parmi nos Books Emissaires, qui ne se laisse pas approcher sans laisser quelques cicatrices, il s'agit sûrement de l'objet du second opus de ces chroniques de la censure. Une bête littéraire jugée indomptable, un incontinent de la plume insatiable et féroce, dont le pedigree semble davantage tenir du lion solitaire que du cornu de troupeau.
Le 08/05/2013 à 08:56 par Julien Helmlinger
Publié le :
08/05/2013 à 08:56
Le Marquis François-Donatien de Sade, et ses plus de 120 nuances de tortures, ont de quoi faire passer les Fifty Shades pour du petit lait dans le registre mordillant de la pornographie sado-masochiste. Et en cette veille de l'Ascension, pourquoi ne pas s'intéresser de plus près à une figure que certains critiques considèrent aujourd'hui encore comme une incarnation de l'Antéchrist ?
Rousseau se fit promeneur à l'air libre du Siècle des Lumières, quand l'autre solitaire contemporain de la Révolution française, Sade, passa partie de son temps à l'Ombre, à tourner en rond comme un fauve derrière des barreaux de cages. Emprisonné tour à tour dans les geôles et asiles, sous les régimes de la monarchie, de la république, du consulat et de l'empire, totalisant 27 années de détention sur les 74 au cours desquelles s'étale son existence.
Autant d'épisodes frustrants que le passionné de théâtre qualifiait lui-même d'entractes parsemant sa vie. Bien malgré que la plupart de ses œuvres durent longtemps être publiées dans la clandestinité, comme la première dont il se rendit coupable, Justine ou les infortunes de la vertu, celles-ci allaient créer le mythe, léguant pour héritage posthume le néologisme de sadisme aux dictionnaires de nombreuses langues vivantes de notre temps.
Perdu quelque part entre grandeur et décadence, le Divin Marquis semble avoir été à l'image de la noblesse d'ancien régime sous l'ère des grincements de guillotine. Héritier d'une ancienne lignée de Provence, né à Paris le 2 juin 1740, Sade reçut une éducation des plus aristocratiques au sein de l'hôtel de Condé, puis chez un de ses oncles, un abbé en amitié avec le couple que formaient alors Voltaire et Émilie du Châtelet. S'ensuivirent des études ainsi qu'une carrière militaire, avec des états de service attestant d'aptitudes au courage autant qu'une forte inclinaison à la débauche. Si bien que sa famille tenta vite de le caser par le biais d'épousailles arrangées.
Au bout de quatre mois, à peine, l'incorrigible vert galant fut enfermé une première fois au donjon de Vincennes. L'ordre émanait de la justice du roi, des suites de la plainte d'une damoiselle qui l'accusait de vilains traitements, sur fond d'assouvissement de pulsions sexuelles violentes. Il fut libéré et assigné à résidence, placé sous surveillance, rejugé pour d'autres faits similaires, protégé, un temps, par le seul poids que pesait sa famille noble sur l'échiquier politique.
Libertin dépensier autant que déviant sexuel, il replongea notamment en détention pour ses dettes, retrouvant l'air libre avant que n'éclate un nouveau scandale. Voulant se servir de pastilles assaisonnées à l'indigeste cantharide, en guise d'aphrodisiaque, Sade aurait rendu malades quatre jeunes filles, et fut condamné à mort au motif d'empoisonnement et sodomie. Après une cavale, sa famille réussit à sauver sa tête, mais il allait bientôt retrouver le donjon de Vincennes, passant en outre par la tour Liberté de la Bastille et encore l'hospice de malades mentaux de Charenton.
C'est au cours de ces années d'emprisonnement que l'écrivain allait se révéler le plus productif, et commencer à plancher sur les aventures de la candide Justine, dont il retravaillerait les moutures sa vie durant. L'histoire d'une orpheline qui subit tous les tracas d'une existence passée à se battre pour une vertu chimérique, serrant pieusement les dents en attendant un éventuel salut post-mortem.
Un récit qu'il allait opposer plus tard aux péripéties de la sœur de l'héroïne, Juliette, la mauvaise libertine qui jouit de l'existence en se prêtant plus volontiers au vice. On serait assez facilement tenté de voir en ce diptyque un univers irréligieux à souhait, à contre-pied des morales admises au cours du siècle, et ce, qu'il s'agisse de celle de l'Église comme de celle des Lumières.
Sade, le penseur, semble avoir manifesté bien souvent une attitude aristocratique et révolutionnaire à la fois. Cassant les codes avec violence, l'écrivain ne cessa de revendiquer la singularité de sa conduite ainsi que son refus d'abandonner sa manière de vivre au profit de la morale d'autrui. Et d'une certaine manière, son écrit ressemble à un foutoir qui lui aurait permis de se décharger de toutes ses frustrations d'homme incompris ainsi que de libertin entravé par les barreaux.
Le premier manuscrit évoquant le récit de Justine, sous le titre Les infortunes de la vertu, ressemble à un conte. Rédigée au sein de la Bastille en 1787, en l'espace de quelques jours à peine, cet embryon ne fut néanmoins jamais publié du vivant de son auteur. Lui-même le reniera comme il en fait part à son avocat, lui écrivant alors : « On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux, aussi décent que vous. J'avais besoin d'argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, et je lui ai fait capable d'empester le diable. Brûlez-le et ne le lisez point s'il tombe entre vos mains : je le renie. »
Il le transforma ensuite en roman, intitulé Justine ou les malheurs de la vertu, publié au cours de l'année 1791, avant d'en publier une ultime version, La nouvelle Justine suivie de l'histoire de Juliette, parue à renfort d'une centaine de gravures pornographiques courant 1799 bien qu'antidatée de 1797. Au fil des enrichissements, la forme narrative évolue en termes de points de vue, et les dissertations philosophiques comme le caractère obscène du récit s'en trouvent renforcés. Produit par l'éditeur Girouard, basé à Paris, le livre ne porte pourtant ni mention de son nom ni de celui de l'auteur. Simplement celle indiquant : « Hollande, chez les Libraires associés ».
Certaines des premières critiques auraient été plutôt indulgentes avec cette œuvre tout en s'inquiétant des effets que pourraient causer une mauvaise lecture, accordant crédit à la dédicace recopiée ci-dessous. D'autres en revanche, dénonçaient de l'indécence, de la monstruosité, évoquaient un sentiment de dégoût et d'indignation, pour un ouvrage parfois considéré comme un véritable « poison ».
Dédicace anonyme de Sade sur l'édition de 1791
Le dessein de ce roman est nouveau sans doute ; l'ascendant de la Vertu sur le Vice, la récompense du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce ; ne devrait-on pas en être rebattu !
Mais offrir partout le Vice triomphant et la Vertu victime de ses sacrifices, montrer une infortunée errante de malheurs en malheurs, jouet de la scélératesse ; plastron de toutes les débauches ; en butte aux goûts les plus barbares et les plus monstrueux ; (…) n'ayant pour opposer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corruption, qu'une âme sensible, un esprit naturel et beaucoup de courage ; hasarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceau les plus énergiques, dans la seule vue d'obtenir de tout cela l'une des plus sublimes leçons de morale que l'homme ait encore reçue ; c'était, on en conviendra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu'à présent.
Sous le règne de Napoléon, en 1810, alors interné parmi les fous au sein de l'asile de Charenton, le Marquis et ses idées restaient craints du pouvoir, si bien qu'on finit par le confiner à l'isolement, lui interdisant tout usage de matériau d'écriture. Il décéda finalement en 1814, et son livre suscitant la polémique allait circuler clandestinement et voir ses rééditions se multiplier à partir du Second Empire. Si bien que l'ouvrage, même échangé sous le manteau, allait influencer des grands noms de la littérature comme Théophile Gautier, Baudelaire, Flaubert et Apollinaire, ou encore le critique Charles-Augustin Sainte-Beuve…
Si certaines œuvres officielles du Marquis de Sade ont été publiées au grand jour et parfois sans heurt, les plus sulfureuses durent attendre jusqu'à la fin des années 1950 pour être officiellement réhabilitées. En 1957 encore, l'éditeur Jean-Jacques Pauvert, qui avait entrepris d'éditer Les malheurs de Justine, au sein de l'audacieuse première version des Œuvres intégrales de Sade, fut condamné par la chambre correctionnelle de Paris. Celle-ci ordonnait la saisie et la destruction des exemplaires imprimés, tandis que l'éditeur risquait en outre une peine de prison.
Aujourd'hui, ces œuvres de l'ombre ont trouvé digne place à la lumière, parmi des titres phares de la littérature, au sein des éditions de la Pléiade.
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