En croisant les informations obtenues depuis plusieurs études, KiteReaders propose une intéressante infographie portant sur le marché du livre numérique, dans la littérature jeunesse. C'est qu'en tant qu'éditeur, le choix de la numérisation pour un portage applicatif ou en format ebook n'est pas qu'une simple question d'argent.
Le 01/09/2013 à 09:50 par Nicolas Gary
Publié le :
01/09/2013 à 09:50
La France est toujours bien éloignée des volumes de vente réalisés sur le territoire américain, certes, mais pour autant le développement de la littérature jeunesse, par le prisme du livre numérique ne manque pas d'attraits. Si l'on ne parle encore que des prémisses d'un marché « où l'objectif est de parvenir à vendre plus d'une trentaine de livres numériques », nous explique un éditeur. Les perspectives sont nombreuses, notamment avec la forte production de tablette Android à bas coût.
C'est que tout le monde commence à miser sur le secteur jeunesse. Début mars, Sony avait décidé de mettre en place dans son ebookstore un espace dédié, le Kids Corner, permettant de promouvoir tout particulièrement les oeuvres jeunesse. De même, quand Steve Jobs effectua la première présentation de l'iPad, c'est avec une version de Winnie l'ourson qu'il souhaitait démontrer les capacités de son appareil. Le livre numérique, en couleur, et interactif, allait être proposé directement dans l'application pour les clients.
Ce n'est pas simplement parce que Jobs avait une affection particulière pour ce livre, et le monde de Winnie l'ourson, qu'il souhaitait proposer cette offre. Pour dévoiler les capacités de l'application de lecture iBooks, Winnie devenait le porte-parole parfait. « Il y a une couleur magnifique pour les dessins, que l'on n'avait jamais vue dans un livre numérique », rappelait Eddy Cue, vice-président senior logiciel d'Apple.
Le choix des armes
Une récente infographie réalisée par KiteReaders démontre que le marché américain a pris ses marques : entre applications et eBooks, le coeur ne balance plus vraiment, sinon en fonction des politiques et des stratégies que les maisons déploient. D'un côté, comme de l'autre, le format applicatif et la version numérique, (enrichie ou non) ont leurs atours, et il revient à l'éditeur de définir ses choix - en fonction de nécessités éditoriales, autant que de contraintes financières.
Choix éditoriaux et financiers : appli ou ebook ?
Julien Gracia, responsable numérique aux éditions Fleurus rappelle que cet aspect financier est prépondérant : « Une application va coûter 2000 €, et peut monter sans peine jusqu'à 10.000 €. Un EPUB, lui, coûtera une centaine d'euros, et si l'on passe sur un modèle fix-layout, on peut compter 10 ou 20 €. » Quant au différentiel entre le prix de l'ebook et celui de l'application, il est à peu près le même que celui constaté outre-Atlantique chez Fleurus.
Mais pour toutes les maisons, la question reste la même : les applications se vendent mieux, parce qu'elles sont proposées à des tarifs plus bas - entre 1,99 € et 3,99 € - mais sont particulièrement complexes à rentabiliser. « Il faut vendre les applications moins chères, parce que les utilisateurs n'ont pas l'habitude de mettre beaucoup d'argent, mais cela demande des ventes bien plus importantes pour rembourser le coût du projet », poursuit Julien Gracia.
Chez Casterman jeunesse, le constat est le même : l'application est reine, mais comme toutes les reines, elle est coûteuse. Dans le domaine, les choix éditoriaux de la maison s'opèrent d'ailleurs en fonction des possibilités. « L'application Martine, que nous avons lancée voilà deux ans a connu plus de 200.000 téléchargements, avec des versions en français, anglais et néerlandais. Par la suite, l'utilisateur achète les albums dans l'application directement, et les résultats sont vraiment satisfaisants. Tout dépend de l'univers, quand il faut choisir l'applicatif ou le livre numérique. »
"Il faut vendre les applications moins chères, parce que les utilisateurs n'ont pas l'habitude de mettre beaucoup d'argent, mais cela demande des ventes bien plus importantes pour rembourser le coût du projet"
L'univers, mais également les contraintes économiques. Pour exemple, le livre Les Pensées de Manon D. par Sophie Dieuaide, a été apporté par l'auteur, pour sa version numérique. « Nous voulions le suivre, mais il n'était pas nécessaire de passer par de l'applicatif. Avec un peu d'animation, et d'interactivité, le format EPUB3 remplissait les conditions nécessaires sans peine. » Et puis, l'époque de Martine était aussi celle où le format EPUB n'offrait pas encore autant de solutions qu'aujourd'hui. Aujourd'hui, des versions EPUB des albums existent également, « pour occuper le plus possible les espaces d'Apple ».
Contenus, appareils, équipements : le serpent et sa queue
C'est que, livre homothétique, enrichi ou fix-layout, face aux applications, le problème reste qu'Apple occupe une très grande place - et vend toujours plus que les systèmes Android. « L'iPad dispose de parts de marché écrasantes, et pour l'heure, c'est aussi le seul appareil en mesure de lire du format EPUB 3 », observe Julien Gracia. Toutefois, l'essor des tablettes low-cost avec un système Android pourrait marquer un nouvel essor dans la commercialisation des applications idoines. « Évidemment, il se pose un autre problème : on achète une tablette low-cost, parce que l'on n'a pas les moyens d'acheter un iPad. Et à ce titre, les utilisateurs seront-ils à même d'investir dans des applications payantes ? »
Les dernières données américaines semblent indiquer que, grâce au Kindle Fire, les ventes progressent dans le domaine applicatif. La tablette d'Amazon, tournant sous Android, ferait frémir les résultats financiers des développeurs d'applications, sans pour autant parvenir à inquiéter Apple.
Il faut également que les catalogues se développent, pour que le serpent arrête de se mordre la queue. « Notre catalogue homothétique progresse, mais nous manquons de droits pour ce faire. D'un autre côté, nous voyons bien que des séries comme Cherub, où une très forte communauté soutient l'auteur, a connu un départ très important, dès que nous avons commercialisé le format numérique », note Casterman.
Chez Fleurus, on travaille bien entendu au développement du nombre de titres. « Nous ajoutons 500 titres numériques par an à notre catalogue, qui compte 600 titres jeunesse et 1200 ouvrages au global. C'est aussi par ce biais que nous assistons à une forte progression des ventes : le nombre de titres croît d'une année sur l'autre, et se répercute sur la croissance des ventes. » Pour autant, on est encore loin de l'Eldorado espéré.
L'applicatif, une équation économique complexe
« L'album numérique, comme son pendant de papier, de tissu ou de carton d'ailleurs, n'est pas un mais multiple. » voir l'article de Nathalie Colombier Album jeunesse et numérique |
« Le secteur n'a pourtant pas à rougir », considère Nathalie Colombier, qui anime le site DeclicKids, qui souligne la difficulté du secteur à trouver un véritable retour sur investissement. « L'équation est complexe : il faut cumuler la qualité de la réalisation, répondre aux attentes des parents et installer un modèle économique stable. Aujourd'hui, tous ces points sont loin d'être acquis.» Et c'est probablement ce qui freine maintenant le développement du système applicatif. Elle constate cependant que depuis un an, le rythme de sortie a diminué. « Certaines collections entamées ont considérablement ralenti leur production, et ce peut être expliqué en partie par la déception des résultats de ventes. »
Pour se faire une idée du marché de l'application jeunesse, Nathalie Colombier se réfère aux chiffres de ventes des éditions multilingues. « Pour 10 applications vendues en anglais, il s'en vend une en français, ou dans d'autres langues européennes. Et les difficultés à monétiser les applications sont simples à comprendre : on investit 20 à 25.000 € pour la création d'une appli, qu'il faut investir dans le marketing pour sa promotion, et qu'Apple prend de surcroît 30 % de commission. N'importe qui se montrerait frileux face à de pareilles données. »
L'application Martine, en version anglaise
Terence Mosca, fondateur de TM Consulting, qui travaille tout particulièrement avec les éditions Gallimard, insiste sur ce point : « Les taux de transformation ne sont pas sensationnels, d'abord parce que l'on manque d'exposition, et que l'achat dépend de l'immédiateté. » Une page à ouvrir, un lien mal placé, et c'est une vente perdue pour l'application. De l'autre côté, le modèle applicatif n'est pas simple à valoriser. Selon lui, le modèle économique de l'achat In-App n'est pas viable dans l'édition jeunesse. « Des parents qui seraient obligés de donner leur code App Store à leur enfant régulièrement, c'est impensable. Pourtant, le modèle freemium, proposant la découverte d'un peu de contenu, puis de réaliser des achats dans l'application, fonctionne bien, tout particulièrement dans le monde du jeu vidéo », précise cet ancien de Ubisoft.
Apple : embarrassant canal de vente unique - ou presque
Pourtant, le domaine jeunesse est un champ d'expérimentation, « et pas un laboratoire dans lequel on pourrait faire tout et n'importe quoi », insiste Jean-Philippe Thivet, directeur marketing Flammarion. « Nous expérimentons, cherchons, et apprenons, tant sur le modèle économique que sur le plan éditorial. L'important reste de tirer les leçons des projets que nous avons réalisés. Le problème de la rentabilité est permanent, mais nous participons aussi à la réalisation d'un patrimoine numérique. » Ains, après avoir réalisé l'application Emilie, la technologie a été reproduite, pour vérifier si elle était déclinable.
Or, trouver le bon format, application ou livre numérique, implique surtout d'avoir le bon canal de vente. Et sur ce point, Apple règne en maître sur les ventes. D'abord parce qu'Amazon ne semble pas faciliter la vie des éditeurs avec son format enrichi KF8, pour les livres numériques. Ensuite, parce que le taux d'équipement dans l'édition en iPhone ou iPad est particulièrement important. « Nous avons tous subi l'invasion de l'iPhone », plaisante Jean-Philippe Thivet, « et avec l'iPad, ce sont des appareils que nous utilisons au quotidien, simplement parce qu'ils ont été les précurseurs ».
"Nous expérimentons, cherchons, et apprenons, tant sur le modèle économique que sur le plan éditorial. L'important reste de tirer les leçons des projets que nous avons réalisés."
Travailler avec Apple demande de la patience. Une grande dose de patience, bien que la société américaine se montre relativement compréhensive. « Pour l'EPUB 3, il n'existe qu'Apple. Pour les applications, il n'existe que iOS : l'équation est simple, et le canal de vente est obligatoire. » Avec des contraintes qu'il faut contourner, précise Terence Mosca : « Apple réclame des projets ambitieux, et attend de plus en plus que l'on propose des applications multilingues. Pour Gallimard, cela passe par des coéditions avec des éditeurs étrangers, pour s'assurer un relais marketing et communication dans les différents pays. Mais Apple n'apprécie pas beaucoup, puisque cela double les applications dans l'App Store. Pour l'instant, ils le comprennent et le tolèrent. »
Mais cette largesse de l'Américain ne durera certainement pas. On s'attend évidemment à ce qu'un grand ménage intervienne, et que les applications acceptées respectent l'esprit qu'Apple veut instaurer dans sa boutique : que les livres soient vendus sur l'iBookstore et les applications dans l'App Store. En clair : que les vaches soient bien gardées.
En attendant que les usages se démocratisent, force est de constater que « la révolution des smartphones n'a pas encore entraîné la révolution des contenus numériques jeunesse », observe Terence Mosca. Et si l'application, avec ses coûts, continue de mener la danse, on aimerait bien développer le format EPUB 3. « Les spécifications sont connues, mais il n'existe toujours pas de fichiers EPUB 3 réellement. Et les canaux de ventes sont restreints... à Apple. L'offre KF8 est compliquée à mettre en place pour la jeunesse, et de ce côté, on constate un certain attentisme chez Amazon. »
Bayard : convaincre pour conquérir la confiance des utilisateurs
Chez Bayard, l'offre numérique a été déclinée assez rapidement vers le Web, notamment avec le site Bayam : un accès gratuit pour les abonnés dans les premiers temps, cette formule devait participer à la découverte du numérique, après l'époque du CD-Rom. Par la suite, Bayam, dans sa formule aujourd'hui connue s'est tourné vers les offres payantes, avec un tarif préférentiel pour les abonnés. Cet univers internet s'articule autour d'activités ludoéducatives, toujours en s'appuyant sur les mondes de Bayard. « Le web reste l'objet le plus démocratique », explique Stéphanie Simonin en charge du marketing J'aime lire Store et Bayard presse.
'epub 2 reflow qui pose des difficultés pour les plus petits dans le rapport texte/image : de ce fait, si une offre de livres numériques existe bien, elle concerne surtout le roman jeunesse. Du côté applicatif, c'est l'environnement Apple qui a été privilégié, mais quelques tests ont lieu pour Android. Deux grandes tendances se dégagent : l'approche interactive, avec l'Imagier Petit ours brun, et ses 250 mots à découvrir en version bilingue. « C'est un prolongement sur l'applicatif de l'environnement web, dans une approche très ludique. L'autre point, c'est le Jaime Lire Store : avec cette application-librairie, nous sommes résolument tournés vers la lecture, en fonction de différentes catégories d'âge. »
L'outil de lecture a été réalisé avec Aquafadas, et propose l'achat de titres BD ou fiction, avec un espace bibliothèque. On peut alors s'y procurer des titres du catalogue, dont certains profitent d'enrichissements, principalement sur l'audio. « Notre projet est avant tout de comprendre les usages, et de même que l'on cherche un bon livre, proposer aux lecteurs de bonnes applications. La confiance qui nous est accordée dans le papier n'est pas systématique dans l'univers numérique. En s'appuyant sur les retours d'utilisateurs, nous pouvons prendre des orientations, mais avec Apple, nous manquons de connaissance de nos clients, ce qui complique les choses. Parfois, la modification d'une application se joue à très peu de choses, et mieux connaître les habitudes et les usages nous permet de perfectionner nos projets. »
L'essor du secteur, on le constate, mais avant d'observer une forte croissance, il faudra résoudre plusieurs questions, comme celle du prix de vente. Le différentiel tarifaire entre l'application coûteuse à réaliser et le livre numérique qui peine à se vendre est un enjeu important. « Nous assistons à une sorte de distorsion aujourd'hui, et nous espérons - on peut l'imaginer en tout cas - assister à un rééquilibrage. Les éditeurs cherchent à défendre leur position et la valeur des oeuvres dans le numérique. » Ce qui passerait peut-être par des ebooks moins onéreux, et des applications au tarif réévalué : il faudra trouver les bons ajustements.
Commenter cet article