L'annonce par l'éditeur Delcourt de l'ouverture d'une école de bande dessinée parisienne, qui soulignait au passage le manque de structures françaises, a provoqué quelques crises d'urticaire. Le communiqué de la maison ignorait consciencieusement les confrères, pourtant bien présents. L'école Jean Trubert et le CESAN proposent en effet depuis plusieurs années des formations sur deux ou trois ans, pour former - mais aussi déformer - les acteurs de la bande dessinée de demain.
Petit point linguistique, avant tout : ne plus simplement parler de « bande dessinée », mais d'arts séquentiels. En effet, depuis les premières illustrations ou strips, ce que l'on a appelé un temps la bande dessinée a considérablement évolué pour rejoindre des domaines divers comme l'animation, la communication, le jeu, tout court ou vidéo, et bien d'autres secteurs.
La création de l'école BD de Delcourt était accompagnée de quelques remarques sur l'absence de pistes de formation, en France. Effectivement, les écoles ne sont pas légions, et se comptent sur les doigts de la main : 2 (Jean Trubert et le CESAN, bientôt 3, donc) à Paris, une à Lyon, Strasbourg, une autre à Angoulême, 2 écoles suisses, 2 belges, et... C'est à peu près tout, à proximité. Les formations en la matière sont bien plus nombreuses aux États-Unis, en Corée ou au Japon.
La polyvalence à la sortie de l'école est particulièrement mise en avant par les établissements spécialisés : comme les autres, les écoles BD se doivent de proposer des formations en phase avec le marché du travail actuel. « Évidemment, il y a des difficultés à se faire une place parmi les auteurs, et les deux années qui suivent le diplôme ne sont pas évidentes », reconnaissent Christelle Guillemain et Estelle Baïra, les deux directrices de l'école Jean Trubert, fondée en 1986 par la fille du dessinateur, Chantal Trubert.
Pour pallier ces difficultés de début de carrière dans l'édition, les écoles BD se font fortes de proposer des cursus pluridisciplinaires, où l'on apprend à mener un projet éditorial, mais pas seulement. Au sein du CESAN, l'accent est particulièrement mis sur cette polyvalence, dès le nom de l'école : « Centre d'enseignement spécialisé en arts narratifs ». Les élèves y apprennent le dessin, évidemment, avec tous les croquis qui vont avec, mais également la mise en page, la couleur, les règles juridiques et économiques de l'édition...
Au Cesan, Centre d'enseignement spécialisé des arts narratifs (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Si le programme est complet, les écoles BD se sont longtemps heurtées à des résistances : ouverte en 1986, l'école Jean Trubert (Arc en Ciel) a patienté jusqu'en 2008 pour voir sa formation reconnue et sanctionnée par un diplôme de niveau III, la Certification de Dessinateur de Bande Dessinée et d'Illustration.
L'auteur et son apprenti - futur créateur
Pour mettre sur pied leur formation, les écoles BD se heurtent à des difficultés communes aux écoles d'art : « Nous essayons d'enlever le mot style, pour lui préférer l'expression "système graphique" : nous sommes à la recherche d'une intention, où l'on va utiliser un certain nombre de codes graphiques », explique Mikhael Allouche, responsable pédagogique du CESAN. « Au départ, l'élève se base sur un mix d'influences, puis, à force de produire, de faire du croquis, aboutit à un dessin qui finit par lui ressembler. »
L'école de bande dessinée Jean Trubert (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Du côté de l'école Jean Trubert, la volonté de faire éclore le talent des élèves est aussi manifeste : « À l'école, l'élève pourra trouver son propre style, mais aussi apprendre à travailler plus vite. Il est possible de se former en autodidacte, mais on va gagner du temps en travaillant avec des professionnels, qui sauront aussi conserver le trait personnel de l'étudiant », explique Christelle Guillemain.
Pour préparer les étudiants aux difficiles réalités de l'édition, rien de mieux que... des auteurs, dessinateurs et illustrateurs. Les deux écoles ont choisi ce mode opératoire, avec différents intervenants. « L'équipe enseignante est en place depuis 10 ans, et des intervenants sont régulièrement sollicités pour apporter autre chose, une autre vision de la BD : une illustratrice pourra ainsi venir faire un cours spécial sur l'aquarelle », explique Christelle Guillemain.
Au CESAN, créé en 2009, l'équipe fondatrice rassemble justement des auteurs, dessinateurs, illustrateurs, anciens camarades de classe. « Beaucoup d'entre nous ont travaillé avec Joseph Béhé, professeur des Arts Décos de Strasbourg : il y a des points communs dans la pédagogie, car nous faisons un gros travail sur la narration, pour la bande dessinée, mais aussi pour le rapport textes-images dans l'édition », souligne Mikhael Allouche.
École de bande dessinée Jean Trubert, cours de (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Ce matin, Sébastien Jazzi, professeur de dessin et d'illustration, mène un cours avec des deuxième années : « C'est le moment où les élèves commencent à bien maîtriser les bases du dessin, les personnages, les différentes techniques... Et nous passons donc à la mise en scène, à la composition des images. » Le dessinateur ou illustrateur doit en effet prendre en compte son lecteur, et rendre l'image « lisible ».
Illustrateur pour la presse et l'édition jeunesse, Sébastien Jazzi fait partie de l'équipe fondatrice du CESAN : « J'ai fait de l'enseignement dès les Arts Déco, notamment avec des cours du soir, parce que la pédagogie m'intéresse. Et puis, je trouve l'exercice aussi enrichissant pour l'élève que pour le professeur, je suis peut-être plus exigeant avec moi-même. Cela me permet aussi de rester en contact avec la création plus moderne », explique-t-il.
L'opportunité d'enseigner en école BD, pour la plupart des enseignants, est perçue comme un moyen « de transmettre une passion, mais aussi de changer de l'ambiance très solitaire du dessinateur qui ne travaille pas en atelier », explique Lucile Limont, qui enseigne l'illustration à l'école Jean Trubert.
Des cours en petit comité, motivé
Dans les classes des 2 écoles, l'ambiance est détendue : les élèves peuvent échanger, discuter entre eux, autour de tables de 4 ou 5 postes. « Le métier d'enseignant en école BD passe vraiment par la correction individuelle, la transmission de certains gestes. Si nous voulons un bon enseignement, il n'est pas possible d'être à 30. Il faut vraiment prendre le temps avec chaque élève, aux univers complètement différents », explique Christelle Guillemain.
Certains viennent ainsi de formations assez proches, comme l'art plastique à l'université, la communication visuelle par un BTS, du graphisme dans une autre école... D'autres se sont orientés vers la bande dessinée dès la sortie du lycée. Dans tous les cas, la professionnalisation et la mise en avant du trait personnel les ont décidés : pour la plupart, ils dessinent depuis longtemps, mais n'ont jamais vraiment mené jusqu'à sa conclusion un projet éditorial complet.
Si les cours de croquis répugnent tous les étudiants et font parfois office de punitions ponctuelles, les enseignements sont variés : perspectives, couleurs, personnages, mais aussi scénario, édition, histoire de l'art... Avec Sébastien Jazzi, professeur au CESAN, les élèves se voient confier la tâche de concevoir un décor basé sur un écrivain : Ian Fleming, Colette, Jules Verne ou un poète malgache, Humbert Evel. Aux étudiants de faire des recherches, et de proposer un lieu de travail qui restitue l'atmosphère des oeuvres de l'artiste.
Cesan, Centre d'enseignement spécialisé des arts narratifs (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
« Il y a un peu de théorie, beaucoup de pratique, et surtout, un temps d'affichage où, ensemble, nous revenons sur les différentes créations », note Cédric, professeur de mise en scène BD auprès des premières années, au CESAN, lui-même auteur depuis une dizaine d'années et passé par une école en Belgique. Il est par ailleurs responsable de la classe, et reviendra avec eux sur les dernières évaluations, qui visent surtout à amener les étudiants à se concentrer sur leurs faiblesses.
Les étudiants disposent tous de leur matériel, puisqu'ils pratiquent de leur côté, chez eux, dans le métro ou ailleurs, et pratiquent différentes techniques selon les cours. Les profils des étudiants sont variés, et les équipes pédagogiques soulignent d'ailleurs que toutes les candidatures sont examinées : un prétendant au trait hésitant, mais au caractère résolu pourra ainsi avoir sa chance. La détermination sera le meilleur atout, pour mener à bien un projet éditorial : « La technique s'apprend, l'intention, moins », résume Mikhael Allouche.
À ces cours en petit comité, suivis dans des locaux qui favorisent les rapports humains, s'ajoutent des sorties hors de l'école : Angoulême, évidemment, reste un passage obligé, mais également d'autres expositions. Avec deux festivals autour des arts narratifs par jour, en France, il y a de quoi faire... « L'enjeu de ces expositions, c'est aussi de se mesurer au public, de constater si son image est lisible ou non », souligne Michael Allouche.
Les examens des deux établissements associent le regard des professeurs qui ont suivi les élèves à celui d'éditeurs professionnels, de chez Delcourt, Hatier, Bayard, Bamboo ou La Boîte à Bulles. L'épreuve, si elle reste délicate pour certains, permet en tout cas d'expérimenter la présentation de son travail à un individu qui y est totalement étranger.
Entre les différentes années, parce qu'ils ne se sentent pas à leur place, ou n'ont pas réussi à fournir un travail conséquent, certains élèves quittent la formation. Et, mine de rien, les deux écoles ont adopté des cursus en trois temps, afin d'assurer un apprentissage à la hauteur, mais aussi un début d'insertion professionnelle : « La troisième année, c'est un peu le jackpot, avec la présentation aux pros, les premiers contacts... », explique un élève.
Il reste encore du chemin à accomplir, toutefois, pour assurer l'accès de tous à ce type de formation, généralement privée : les dossiers pour la mise en place d'une bourse sont en cours dans les deux établissements, et les frais d'inscription se chiffrent entre 4500 € (+ 150 € de frais de dossier, pour le CESAN) et 5200 € (+ 300 € de frais de dossier, pour l'école Jean Trubert). Des aides à la région, la formation des auteurs ou la formation continue professionnelle permettront également, dans certains cas, de réduire ces frais d'inscription.
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Le site de l'École Jean Trubert
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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