On a probablement perdu, en France, la tradition littéraire du discours et de la conversation, qui permettait si bien de faire passer des messages, d'échanger des idées entre deux personnages. Aujourd'hui, les conversations les plus endiablées ont lieu sur les réseaux sociaux, et certaines méritent pourtant d'être archivées. Édouard Brasey est un auteur à qui ActuaLitté a déjà accordé une certaine place, considérant ses efforts d'autopublication comme significatifs, et ses expérimentations comme suffisament intéressantes pour être détaillées. Ce dernier vient de nous faire part d'un discours – presque – imaginaire, avec un Ami Facebook.
Le 25/09/2014 à 16:16 par La rédaction
Publié le :
25/09/2014 à 16:16
BOYCOTTER AMAZON?
ECHANGE MUSCLE AVEC UN "AMI" Facebookien libraire et auteur.
Auteur publié par des éditeurs traditionnels (Calmann-Lévy, Le Pré aux Clercs, Belfond, Télémaque, Albin Michel.), j'ai fait le choix de publier certains de mes livres en format numérique sur les plateformes disponibles, dont Amazon, car c'est la plus puissante et celle qui a innové le plus en matière de publication des indépendants.
Par ailleurs, Amazon est fortement décrié aujourd'hui, à cause de cette puissance, justement, qui pourrait remettre en cause la diffusion du livre telle qu'elle existe encore aujourd'hui en France, et qui n'a jamais évolué depuis des décennies.
Certains de mes amis auteurs ont fait le même choix, et peuvent ainsi republier en numérique des livres épuisés ou des nouveautés que les éditeurs trop frileux répugnent à éditer (au motif que le genre serait peu porteur, comme le fantastique ou la science-fiction par exemple). Je ne les en blâme pas, puisque je fais la même chose.
Qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, Amazon vient bousculer en profondeur le monde de l'édition. Les éditeurs et les libraires en sont très mécontents, cela se comprend. Les auteurs sont partagés. Les Blockbusters présents dans toutes les librairies au moment de leur sortie n'ont pas besoin d'Amazon et peuvent aisément prendre le parti des « petits libraires », car ils sont à l'abri du besoin et toucheront toujours leur public, d'une façon ou d'une autre. Mais les autres, dont je fais partie, ont vu leurs revenus diminuer de moitié ou des deux tiers en quelques années à cause de la « crise du livre », des à-valoirs diminuant comme peau de chagrin, de l'interdiction tacite de publier plus d'une nouveauté par an pour ne pas « se faire de l'auto-concurrence », d'une presse qui ne parle que des auteurs à succès, des salons du livre envahis par les people « vus à la télé », j'en passe et des meilleures…
Alors pourquoi pas Amazon, si c'est pour l'instant le seul moyen de survivre en continuant à faire ce beau métier, et de continuer à toucher un public qui, sinon, ignorerait jusqu'à notre nom ?
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Oui, mais voilà. Certains aiment bien hurler avec les loups et, dès que l'on communique sur l'un de ses livres en incitant les lecteurs à se rendre sur la plateforme Amazon pour voir de quoi il s'agit, télécharger gratuitement un extrait et, si cela lui plaît, acheter le livre pour moins de 3 €, ils s'empressent de spoiler ces annonces par des posts du type « ARRÊTEZ DE SPAMMER » ou « BOYCOTTONS AMAZON ». Ces braves gens, aveuglés par les passions ambiantes, ne se rendent pas compte du mal qu'ils nous font, et de plus ils le font avec bonne conscience exaspérante.
En voilà assez. Je ne pousse pas souvent un coup de gueule, mais là je ne peux plus me retenir, et tant pis si je me fais (un peu plus) d'ennemis.
Ce matin, un auteur-libraire breton de Saint-Malo, spécialisé dans les livres sur la pêche à la Morue, donc sympathique, a priori, est venu commenter un post où je parlais de mon ouvrage Le Dernier pape et la prophétie de Pierre accessible sur Amazon, par ce simple mot d'ordre : « BOYCOTTONS AMAZON ! »
Voilà l'échange qui s'en est ensuivi, avant qu'il ne l'efface et qu'il m'exclue de ses amis. Je laisse à chacun de juger et de se positionner.
Lui : Boycottons AMAZON !
Moi : Facile à dire… Si mon livre en édition papier était encore disponible chez les libraires, qui renvoient les nouveautés au bout de trois mois, je ne serais pas contraint de l'éditer moi-même en numérique. Cela dit, il n'y a pas qu'Amazon, mais Kobo, Apple, Barnes & Nobles et Smashwords, vous avez le choix. Ce n'est pas ma faute si ces plateformes communiquent moins et sont extraordinairement compliquées à l'usage par rapport à Amazon. Il est plus facile de « boycotter » Amazon, comme vous le dites, lorsqu'on ne vit pas de sa plume, à moins de faire partie de la poignée de privilégiés qui peuvent aisément s'en passer. Et puis, ce genre de chasse aux sorcières m'a toujours semblé une façon assez pleutre de se donner bonne conscience sans agir. La faute, c'est toujours l'autre. Si l'édition et les auteurs vont mal, ce n'est certainement pas à cause d'Amazon, mais à cause de politiques éditoriales passéistes, frileuses et étriquées. Et s'il fallait absolument « boycotter » une institution, pour répondre aux sirènes actuelles, alors pourquoi ne pas boycotter les impôts, car trop élevés et injustes, l'assurance maladie, en déficit, Pôle emploi, car il n'a pas réussi à faire baisser le chômage… Quant à moi, je boycotte les librairies de Saint-Germain-des-Prés qui ne vendent que du Gallimard viande à Goncourt et qui ne proposent pas mes livres jugés trop populaires.
(suit une banderole où il dénonce Amazon et enjoint les lecteurs à acheter leurs livres dans les librairies)
Moi : Achetez les livres en librairie ? Ils n'ont que du Musso, du Lévy, des auteurs étrangers ou du Gallimard. Quel % d'auteurs français contemporains sont encore diffusés en librairie trois mois après la publication de leur livre (dans le meilleur des cas, la plupart du temps les livres restent dans les cartons ou sont renvoyés illico, ou bien il y a un seul exemplaire qui se ballade dans les rayons) ? Je vous rappelle aussi que le diffuseur et le libraire se partagent environ 70 à 80 % du prix d'un livre, 8 à 10 % revenant à l'auteur et le reste à l'éditeur. Alors, avant de hurler au sujet d'Amazon, qui ne prend que 30 % de commission au lieu de 80 %, et diffuse TOUS les livres, commencez par défendre les auteurs. TOUS les auteurs, pas les têtes d'affiche. Et on reparlera.
Lui : Permettez-moi, Édouard Brasey, de vous signaler qu'étant à la fois auteur et libraire, je connais un tout petit peu moi aussi le domaine. Il est inacceptable de généraliser comme vous le faites la politique des librairies. Vous avez vu du Lévy, Musso ou Pancol dans ma librairie ? Les libraires sont les premiers défenseurs des auteurs qu'ils aiment, vous semblez l'oublier. Quant à Amazon, il s'agit d'une multinationale qui exploite ses salariés de manière éhontée, qui pratique l'évasion fiscale à grande échelle, qui tue les librairies et à terme les éditeurs et les auteurs. Vous tombez dans un piège dont vous serez vous-même victime, vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis. En ces périodes de difficultés pour l'ensemble de la filière du livre, il faut se serrer les coudes et non pas pratiquer l'égoïsme que vous préconisez....
MoneyBlogNewz, CC BY 2.0
Moi : L'égoïsme ? Vous êtes injuste et j'espère que vous vous en rendez compte, malgré la passion qui vous aveugle. L'utopie rassurante selon laquelle les libraires seraient les défenseurs des auteurs est hélas contredite par les faits, ne serait-ce que par les difficultés de stockage auxquelles vous seriez confronté si vous désiriez présenter un large choix d'auteurs, et par le système des offices par lequel les éditeurs et diffuseurs vous imposent justement les Musso, Pancol et Lévy, sans parler des Fifty Shades of Grey et livres-évènements proclamés comme celui de l'Emma Bovary de la République, à savoir Mme Trierweiler.
À moins que vous soyez une librairie indépendante, mais dans ce cas hélas vous ne représentez qu'un chiffre d'affaires minime dans l'édition. Le libraire de Locronan, indépendant lui aussi, a TOUS mes livres, même ceux qui sont épuisés, et je lui en rends grâce. Mais rares sont ceux qui mènent une telle politique d'auteur. La vérité, c'est que la filière du livre est injuste par nature, que les auteurs sont pressurés par les éditeurs, n'ont pratiquement aucun droit de négociation de leurs contrats, n'ayant point le soutien d'agents littéraires comme aux États-Unis, et que l'émergence d'une publication indépendante en numérique leur apporte enfin une grande bouffée d'air. Que les autres plateformes s'inspirent de ce qu'il y a de bien chez Amazon et rétablissent une saine concurrence, et le monopole d'Amazon disparaîtra. Ce sera plus efficace que de crier haro sur le baudet comme vous et tant d'autres le font.
Lui : Vous développez en effet un discours égoïste et réducteur : les libraires contre les auteurs... Discussion stérile, kenavo !
Moi : Stratégie d'évitement et de fuite typique lorsqu'on est à court d'arguments. Et vous déformez une fois de plus mes propos. Je n'ai jamais dit que les libraires étaient CONTRE les auteurs, simplement qu'ils n'avaient pas les moyens matériels d'être POUR (à part, je vous l'accorde, les blockbusters ou les copains). Mais puisque vous me raccrochez au nez au lieu d'accepter un vrai débat, je vous laisse à vos certitudes.
(…)
Lui : désolé, j'ai argumenté mes positions de défense de la librairie indépendante contre le monstre destructeur qu'est Amazon, et je poursuivrai ce combat (tout comme je lutterai contre le retour de Sarko ou l'ascension du F.N.), ne vous en déplaise.
Voilà, l'échange s'est arrêté là. J'allais lui dire que ce qu'il voulait, en fait, c'était le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière. Et je lui souhaitais la bienvenue dans le monde rassurant… d'il y a cinquante ans...
Par La rédaction
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