À la fin de la première partie de notre histoire succinte des héros français, contée par Xavier Fournier à l'occasion de la sortie de Super-héros : Une histoire française (Huginn & Muninn), les super-héros vont de pair avec la culture populaire. Les deux conflits européens majeurs du XXe siècle vont changer la donne, et considérablement éloigner le genre de l'Hexagone...
C'est au cours de la Première Guerre mondiale qu'apparaît le terme de « super-héros », dans un cadre journalistique : il est utilisé pour désigner des soldats particulièrement héroïques, et la presse américaine reprendra ce terme à la même époque. Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale pour le voir associé aux surhommes, dans l'acception qu'on lui connaît actuellement.
L'idée que cette culture du super-héros appartient à l'étranger se fait toutefois sentir dès la Première Guerre mondiale : la censure avait ainsi attaqué les éditeurs des Pieds Nickelés, les frères Offenstadt, des juifs d'origine allemande — évidemment nés en France. « Au même moment, des membres de leur famille combattaient les Allemands, pendant la Première Guerre mondiale », rappelle Xavier Fournier.
Pendant un siècle environ, le surhomme — ou super-héros, désormais — a eu tous les moyens nécessaires pour étendre ses pouvoirs : la Seconde Guerre mondiale va provoquer une sorte d'inversion. « Avant la guerre, le super-héros français était produit d'une certaine manière, qui faisait avec la censure. Après le conflit se créé un problème avec l'image du vainqueur, qui n'est finalement pas nous », explique Xavier Fournier.
Dès 1939, et plus encore, évidemment, sous l'Occupation, le super-héros étranger n'est clairement pas bien accueilli en France. Superman apparaît pour la première fois en 1939 dans Spirou, sous le titre Marc Costa, l'Hercule moderne. Quelques semaines plus tard, il est rebaptisé « Yordi », et le « S » sur sa poitrine est changé en « Y », ce qui permet également de poursuivre ses aventures sans l'accord éventuel de l'éditeur d'origine. « De toute façon, le lecteur lambda ne faisait pas vraiment la différence entre Rouletabille et Flash Gordon », rappelle Xavier Fournier.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la censure morale se durcit un peu plus : les valeurs catholiques ou communistes sont les seules à obtenir un véritable droit de cité dans la culture française. Malgré tout, la politique éditoriale laisse encore une chance aux super-héros, et d'anciens Résistants, comme J.K. Melwyn-Nash (aka Marcel Navarro) et Pierre Mouchot (aka Chott), donnent vie à des personnages originaux.
Cette créativité sera malheureusement vite étouffée : la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse introduit des règles de censure draconiennes, qui font tomber Fantax et d'autres héros. Même Tarzan est visé : « Pour donner une idée de la psychose, un journal titre à l'époque "Superman et Tarzan, ennemis des gosses", et ne consacre qu'une colonne à la création de l'État d'Israël. » L'homme de la Jungle est considéré comme un sauvage par la droite catholique, comme un colonialiste par la gauche communiste. Les auteurs de Fantax, eux, sont poursuivis pour des créations de nature « à traumatiser la jeunesse ».
Les surhommes se cachent, les surhommes ont peur. Les éditeurs, bien entendu, trouvent quelques combines pour poursuivre leurs aventures, en accord avec la censure : « Superboy, un héros français, volait avec une ceinture à fusées, ce qui était considéré par la commission de censure comme un récit d'anticipation, de science-fiction. Ce qui avait un rapport avec la science était considéré comme éducatif, ce qui était généralement d'une bêtise absolue », explique Xavier Fournier.
Le contrôle est tout de même strict, et les éditeurs « planquent » les super-pouvoirs en fin de journaux, ou dans des titres qui n'ont a priori rien à voir. Cette dissémination ne facilite pas, aujourd'hui, une étude ou un recensement : « La loi invitait à varier les contenus dans une seule publication, et les bandes dessinées faisaient un peu office de remplissage : on retrouve une planche complète une semaine, puis un seul strip la suivante... » Pour répondre à l'impératif de diversité, France Dimanche publie des super-héroïnes, et l'on peut retrouver les aventures de Fulguros dans un magazine pour les petites filles...
Jusqu'aux années 1980, considérées comme un nouvel Âge d'Or du super-héros français, les personnages ne profitent que modestement de l'engouement autour de leurs homologues américains. « Des super-héros français passent dans l'anonymat le plus total, parce qu'ils ne sont pas publiés dans la bonne revue, ou parce que le rendez-vous avec le lecteur ne fonctionne pas. » Même Lug, l'éditeur de Strange, peine à imposer d'autres visages que ceux, connus, de Marvel et DC.
Wampus, ectoplasme maléfique créé par Marcel Navarro, se fait aspirer par la censure, l'Indien Rakar passe plusieurs dizaines d'épisodes en solitaire, et l'Homme d'Airain reste sous les radars. Finalement, les seuls super-héros à obtenir un peu d'audience sont les bouffons, ceux qui survolent les parodies du genre, du Supermatou à Superdupont... Avec une incompréhension fondamentale : « Superdupont passe pour la parodie des États-Unis, mais elle est avant tout celle de la France de l'époque. Mister Freedom, de William Klein, en 1969, fait de même, avec Yves Montand en Capitaine Formidable et Serge Gainsbourg en Mr Drugstore. Le héros cherchant bien sûr à débarrasser la France des communistes. »
Si les connaisseurs suivront les aventures de Mikros et Photonik, les années 1990 éloigneront définitivement le genre de la France, avec la disparition des éditeurs historiques, et la réduction des effectifs de Lug, seule maison capable de produire des super-héros. Les maisons franco-belges resteront frileuses pendant longtemps au genre, estimant qu'il est l'apanage des États-Unis.
Cela dit, Super-héros : Une histoire française tombe particulièrement bien, tandis que nombre d'auteurs — et de lecteurs — découvrent et mettent en avant des pans de cet héritage. La Brigade chimérique, de Serge Lehman et Fabrice Colin, avec Gess et Céline Bessonneau, avait d'ailleurs utilisé la disparition des super-héros après la Seconde Guerre mondiale comme centre de l'intrigue de la série.
La réapparition dans l'édition d'une génération d'auteurs nourris aux comics, principalement américains, mais aussi français, favorise le retour du genre : Jean-Marc Lofficier, désormais aux États-Unis, a déterré le Nyctalope, Thierry Mornet, aujourd'hui éditeur chez Delcourt, avait relancé Fantask... La diffusion numérique a également aidé à la production, moins coûteuse, quand de nouveaux auteurs, comme Laurent Lefeuvre avec Fox-Boy, ont réinjecté toute leur passion pour le genre dans de nouveaux personnages...
Si les créations originales sont là, difficile de garantir le même succès des super-héros français face aux mastodontes américains. La série Hero Corp fait toujours figure d'exception dans une culture française un peu fâchée avec ses super-héros. « Aujourd'hui, le monde de l'édition fonctionne beaucoup par licences, et les héros français n'en ont jamais vraiment profité. Le milieu du cinéma bloque aussi, car les commissions pour les attributions de bourses d'aide sont très méfiantes dès qu'il s'agit de super-pouvoirs », diagnostique Xavier Fournier. « À mon avis, c'est peut-être ce côté multimédia qui manque un peu. »
La possibilité d'une adaptation des Sentinelles par Julien Mokrani relance toutefois les espoirs d'une industrie française du super-héros, avec un public plus vaste.
Jusqu'au 23 novembre, il est possible de découvrir certains documents réunis par Xavier Fournier à la galerie Galerie Carole Kvasnevski, à Paris.
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